1. Dernier souffle

N'oubliez pas d'interagir. Ça fait toujours plaisir.

~

- Encore un baiser. Steuplait, pleurnichai-je sur le siège passager de la coccinelle de ma copine.

Oui, on était devant la grille de l'école élémentaire où j'enseignais. Quand je passais la nuit chez elle, Sara m'y conduisait toujours avant d'aller à son boulot d'archiviste au musée. Oui, certains parents risquaient de voir la prof de leurs gamins embrasser une femme. Oui, vu le mépris que je soulevais  déjà en temps normal, je devrais plutôt me tenir à carreaux. Mais agacer le monde était ma passion. Je n'allais quand même pas chômer durant cette belle journée de février !

En réalité c'était l'amour de mes élèves qui me faisait me sentir invincible. Fraîchement diplômée de Wayne State, c'était ma première année en tant que professeure des écoles.  J'aurais pu viser les enfants de la haute société de Detroit. Pourtant, j'étais revenue dans ce quartier pauvre, où les infrastructures n'avaient pas beaucoup évolué depuis mon époque.

Aucun membre de l'ancien staff n'y travaillait encore. Et même si c'était le cas, je doutais qu'ils se souviendraient de moi. J'avais été une gamine silencieuse qui s'effaçait pour qu'on ne remarque pas les haillons et les vêtements trop petits que son père célibataire avait à peine les moyens de garder propres. J'étais revenue ici pour réaliser mon rêve. Celui d'être la miss Matteer de ma génération. Cette petite dame rousse et dodue avait fait de sa classe un refuge pour nous autres qui n'avaient pas pour la plupart un vrai foyer à la maison.

J'avais commencé à m'occuper de moi-même dès mes six ans, parce que mon père devait enchainer ses jobs douteux de nuit pour qu'on ne crève pas de faim la journée. Je ne m'en étais jamais plainte, car même après une nuit blanche à serrer ma peluche à cause des tirs dans le quartier,  j'avais l'espoir de retrouver la lumière de miss Matteer.

Les autres profs nous avaient toujours traités comme s'ils savaient notre avenir de délinquants tout tracé, mais pas elle. Elle nous donnait à tous l'impression de compter. J'avais appris pour son décès en revenant ici. Mais elle resterait à jamais mon héroïne. Alors quand mes petits anges de sept ans à peine s'étaient convenu pour ne pas arracher un mot à ma remplaçante, le jour où j'étais clouée au lit à cause de la fièvre, je me disais qu'il y avait de quoi être fière... et un chouia insolente.

En les instruisant avec amour, je rappelais à ces enfants qu'ils étaient aussi importants que les autres nés avec des privilèges. Il n'y avait pas de meilleur métier au monde que d'inspirer ceux sur qui se reposait l'avenir. Alors qu'est-ce que j'en avais à faire du mépris de certains parents et collègues qui toisaient mon look et ma joie de vivre ?

Ce n'était pas interdit dans le règlement de dansoter dans les couloirs ni de peindre ses ongles en noir. Pourtant, je savais que je me serais fait virer s'ils pouvaient se permettre d'embaucher quelqu'un d'autre avec mes compétences. Les gens qualifiés ne se battaient pas pour les postes dans ces quartiers dangereux. Je connaissais mes droits. Ils n'aimaient pas ça.

Beaucoup avaient réagi comme si je m'étais tatoué le front, lorsque j'avais teint une mèche du côté gauche de mes cheveux frisés en blond. Je portais désormais des tresses, et j'avais ajouté trois branches de blond pour mes mèches. Ce n'était pas approprié pour une prof, avait commenté la principale. Elle avait aussi sorti ça pour mon smokey quotidien. Je ne portais jamais de tenues indécentes, alors quelle importance que mon style fût d'inspiration alternative ?

Sur ce coup-là, je ne faisais pas exprès d'être provocante, ils étaient juste ennuyeux à mourir. Elle avait dû céder, car je ne l'aurais pas fait. Son irritation avait causé ma jubilation. Elle me payait à peine, et les enfants m'adoraient, qu'est-ce qu'elle pouvait faire ? 

Très peu de mes collègues enseignaient par passion comme moi. Certains m'avaient même avoué qu'avec un diplôme de Wayne State et ma jeunesse, jamais ils n'auraient atterri là. Mais moi, je ne voulais être nulle part ailleurs. Même si je touchais une misère et n'aurais pas pu répondre à tous mes besoins sans mon petit business de fleurs sur Instagram.

J'avais aussi été l'une de ces gamines dont le monde n'en avait rien à faire, avant que mon père ne trouve un travail stable et nous emmène loin de cette misère. Je voulais retransmettre l'espoir que miss Matteer m'avait donné. Je voulais que ces enfants sachent que leur avenir n'était pas tout tracé, qu'ils comptaient et avaient le droit de rêver.



Je coinçai le visage caramel de ma copine entre mes paumes et lui affichai mon air de chien battu.

- Allez ! Un dernier.

Elle se libéra d'un faux air sévère et me réprimanda du doigt !

Qu'est-ce qu'elle m'excitait !

- Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit alors que je t'avais prévenu que j'avais une grosse journée aujourd'hui. Je suis toute fatiguée à cause de toi. Pas de baisers d'au revoir aujourd'hui. Ça t'apprendra !

- À quoi  ? souris-je la joue calée contre mon dossier. Te résister ? Arrêter de dormir chez toi ?

Même mon chat, Legion avait emménagé dans son appart, parce que je me sentais coupable de le laisser tout le temps seul à la maison. Sara ne m'avait toujours pas demandé de vivre avec elle et je ne comptais pas l'y pousser. Elle avait un passé traumatisant et était par nature plus prudente que moi. Ça ne m'étonnerait pas qu'elle doutât  encore de mes bonnes intentions après sept mois de relation.

J'acceptais d'habiter avec ses démons, car j'ignorais comment rester loin de cette merveille chocolatée à l'afro courte bouclée et aux yeux tirés vers le haut. Sur le moment même, j'avais envie de lécher son visage et pas que... C'était ma première relation avec une femme et c'était la première fois que j'étais aussi heureuse. Jamais je ne comptais quitter ma petite collectionneuse de broches vintage. Même si c'était une ingrate qui me punissait de l'avoir faite jouir toute la nuit.

Face à son rejet continu, je me résignai avec un soupir théâtral :

- OK ! Je m'en vais. Si je meurs aujourd'hui, ce sera bien fait pour toi de regretter toute ta vie de m'avoir refusé mon baiser de bonne journée.

Elle détestait ce genre de plaisanteries.

- Serena, tu sais que je déteste ce genre de plaisanterie, confirma-t-elle sourcils froncés.

Elle croyait que ça portait malheur de blaguer avec des sujets sérieux. Je le faisais tout le temps pour l'emmerder.

J'attrapai mon sac clouté avec ma boîte à lunch et quittai la voiture.

- Merci d'avance Sara, pour ma journée catastrophique !

Je claquai la portière pour exagérer ma frustration et elle cria avant que je ne m'éloigne :

- Je te déteste !

Je souris sans remords d'avoir alimenté sa paranoïa pour me venger. Toutefois à ma pause, je ne pus résister à lui envoyer la photo de la rose fanée, cadeau de l'un de mes élèves, pour lui prouver que j'étais bien en un seul morceau, que ma journée était géniale et qu'on allait se retrouver le soir même pour remettre ça.

J'attendais sa réponse, le téléphone posé sur le comptoir des toilettes tandis que je me rinçais les mains. Je sautai sur l'appareil lorsqu'il vibra, mais il m'échappa aussitôt, car  je fus sonnée par le  reflet de l'homme en noir qui m'examinait depuis un coin en jouant avec une petite lame. J'ignorais comment j'avais fait pour ne pas le remarquer jusque-là. Je ne le connaissais pas et je n'aimais pas l'énergie qui se dégageait de lui.

La petite voix dans ma tête sentit un danger et me blâma d'avoir été trop naïve et arrogante pour repousser les cours d'auto-défense malgré mon passé. J'espérerais me tromper sur les intentions sombres de l'inconnu. Je me forçai à masquer ma peur et de me retourner pour le confronter.

Et puis, merde ! Je n'allais pas mourir. Je devenais parano comme Sara.

- Qu'est-ce que vous faîtes i...

Je fus interrompue par l'impact de mon dos contre le torse d'une ombre qui avait profité de la direction de mon attention vers l'homme à la lame pour surgir et me presser un torchon sur le nez.

Non ! Ça ne pouvait pas être en train de m'arriver !

Je me débattis de toutes mes forces et hurlai en vain, car seul un son étouffé traversa la barrière de sa main et du torchon nocif sur mon visage. L'odeur du produit était si forte qu'elle m'arracha des larmes. J'essayai, mais ce fut impossible de retenir mon souffle tout en me démenant contre l'étau de mon assaillant.

C'était donc vraiment en train de m'arriver !

La terreur ou le chloroforme. Je ne saurais dire lequel d'entre eux engourdit mes muscles en premier. Tout mon corps se détendit et je n'eus plus aucun contrôle sur mes poumons qui inhalèrent la dernière goulée d'air toxique qui me plongea aussitôt dans le noir.



06/12/21

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