Édouard et Lou, dernière partie


Édouard referma la porte derrière lui. Il était fatigué. Fatigué d'Annabelle, fatigué de Lou, fatigué de toutes ces histoires.

Il poussa un très long soupir et se laissa tomber le dos contre la porte. Pourquoi, même après sa mort, était-il sans arrêt obligé de faire des choix ? Il n'avait jamais demandé à être roi. Il était fatigué de prendre des décisions.

Pourquoi devait-il choisir, une fois de plus, entre Lou et Annabelle ? Il avait l'impression que quoi qu'il fasse, il en perdrait une.

Il ne cherchait pas l'amour. Mais il ne voulait pas perdre Lou.

Il aimait Lou bien plus qu'il s'efforçait de se persuader. Ils étaient d'une complémentarité sans borne.

Elle et son rire chaleureux

Lui et son sourire froid

Elle et son exubérance

Lui et ses distances

Elle et sa peau noir et intense

Lui et sa peau blanche et laiteuse

Elle et sa grande gueule

Lui et son autorité

Elle était parfaite

Ils étaient parfaits.

Et il ne comprenait pas pourquoi elle semblait à présent le mépriser. Elle était si compliquée.

Il sourit malgré lui, et se passa la main dans ses cheveux blonds. Il décida de changer sa chemise, toujours trempée. Édouard ouvrit son coffre d'affaire et en sortit cette étrange tunique vert pâle sans manches et sans boutons, au tissu extrêmement léger prêtée par Liam, que lui et sa génération appelaient t-shirt.

Tout en enlevant sa chemise, il se mit à penser à Annabelle.

Il devait avouer qu'il l'avait complètement oubliée. Il ne s'en était souvenu que très difficilement, après de longs efforts. De ce qu'il se souvenait, il avait été vaguement question d'une histoire de fiançailles, lorsqu'il avait huit ans, et elle cinq. Et puis il y avait eu la mort étrange et subite de toute sa famille, et elle était plus ou moins tombée en disgrâce. De toutes façons, une fois que la mort lui était tombée dessus, plus prématurément que prévu, ces histoires de fiançailles étaient devenues le dernier de ses soucis, et il avait fini par la chasser complètement de sa mémoire au fil des siècles.

Édouard eut un petit sourire amer : elle était plus jeune que lui, avant. Et par une farce du destin, ils se retrouvaient, près de sept-cents ans plus tard, elle devenue plus vieille que lui.

Elle était devenue jolie, certes. Certes. Mais à aucun moment il ne l'avait envisagée autrement qu'en une connaissance, une amitié pourquoi pas.

A aucun moment il ne l'avait souhaitée plus que ça.

A aucun moment il ne l'avait aimé comme il aimait Lou.

Et alors qu'il était sur le point d'enfiler son t-shirt, la porte de sa chambre s'ouvrit, laissant apparaître la fragile silhouette d'Annabelle.

Il ne la chassa pas, mais son irruption l'agaçait. D'autant plus qu'il n'était pas présentable.

La jeune fille referma précautionneusement la porte. Édouard fronça les sourcils : elle venait de les isoler du reste du Manoir. Quelle qu'en fut la raison, il sentait que quelque chose allait mal se passer.

Annabelle releva ses grands yeux vers le jeune roi, dont l'absence de haut ne semblait pas déranger le moins du monde, ce qui, au contraire, eut pour effet d'embarrasser le garçon.

"-Édouard, tu es là ? Je voulais te parler...

-Ah ?"

Elle se rapprocha en tirant vers elle ses couches de jupons. Édouard recula instinctivement, en protégeant la vue de son torse par son t-shirt.

"-Ecoute-moi Édouard, je... Comment dire... nous nous connaissions, avant... nous devions même nous... enfin... bref... le tout est que je te retrouve enfin... et tu as grandi, tu es devenu... charismatique, et vraiment... charmant et... bien, je voulais savoir : y a-t-il quelque chose, n'importe quoi, entre toi et cette... Louise.

-P...pardon ? N...non, je... enfin, ce n'est pas... il n'a jamais été question de..."

Il rougissait non ? Non non non, il fallait qu'il se contrôle ! Maudite joues qui chauffaient toutes seules ! Édouard, arrête de rougir ! Tu n'es plus du tout crédible ! Où est passée ton éloquence ??

"-Enfin bref, se reprit le garçon, ayant rassemblé assez de verve pour formuler une phrase complète. Il n'y a absolument rien entre moi et Lou, et je ne vois pas en quoi ça te concerne."

Annabelle cligna résolument les paupières, baissa les yeux et se mit à triturer ses mains.

Elle a baissé les yeux et elle touche ses mains

Ca veut dire quoi ça ? C'est bien ou pas ?

Rhaa ! Nathan a raison, je suis nul en filles ! J'arrive pas à les comprendre !

C'est bien ou c'est pas bien de baisser les yeux et de se malaxer les mains ??

"-Édouard je..."

Cette phrase ne pouvait que très mal finir. Édouard se raccrocha à son t-shirt.

"-Édouard..."

Mmh ?

"-Édouard, je t'aime.

-A... ah ? balbutia le jeune roi, à court de répartie.

-Je veux que tu m'aimes aussi. Je veux que nous restions heureux, ensemble. Embrasse-moi."

Édouard recula, la bouche tordue en un rictus grimaçant. Mais Annabelle se fraya un chemin jusqu'à lui. Elle semblait en transe. Elle ne s'arrêtait plus.

"-Ne t'en vas pas. Reste. Embrasse-moi."

Elle approchait son visage du sien. Le garçon recula encore, désespérément.

"-Embrasse-moi."

Annabelle se rapprochait. Édouard sentait un malaise grandissant s'emparer de lui.

Quelque chose clochait.

"-Embrasse-moi !"

Ce dernier ressemblait presque à un ordre. Une pointe d'impatience et de venin perça dans sa voix. Le garçon était à présent certain que quelque chose n'était pas normal. Tous ses sens le lui disaient.

Il aurait peut-être dû demander à l'aide. Mais il n'y pensait pas.

"-Embrasse-moi !"

Annabelle courait vers lui maintenant, elle l'acculait contre le mur. Elle était sur le point de l'atteindre.

"-Embrasse-moi Édouard. Arrête de faire l'idiot."

Ses yeux étaient pris d'une lumière rougeâtre et inquiétante. Le garçon eut juste le temps de faire basculer la porte qui le reliait au jardin pour sortir de la pièce.

Il n'eut pas le temps de s'enfuir. Il sentit des mains fines mais fermes s'enrouler autour de son poignet pour l'épingler contre le mur. Annabelle se tenait devant lui, ses mains solidement ancrées dans sa chair, le maintenant prisonnier contre la façade.

"-C... comment est-ce que tu arrives à... ?

-A te toucher ? devina-t-elle avec toujours plus de folie dans ses yeux. On vient du même monde ! C'est toi qui m'a conduit ici, même sans le vouloir. J'ai de l'emprise sur toi et sur ta chambre. Embrasse-moi, maintenant."

Le coeur d'Édouard martelait contre sa poitrine. Tous ses muscles étaient raidis par la peur. Il sentait la douleur des ongles qui s'enfonçaient dans sa chair. Il respirait à peine.

Il inspira en tremblant.

Il ne voulait pas mourir.

Pas une seconde fois.

Il s'aperçut alors que le reflet d'Annabelle se mettait à faiblir, à clignoter. Tantôt blanc, tantôt gris. Gris.

Gris.

Bien sûr.

"-Tu es un fantôme gris, murmura-t-il."

Il ne se fit pas contredire.

"-Alors, ta famille... les meurtres...

-Je les ais tués, siffla la jeune fille en se léchant les lèvres."

Édouard aurait juré entendre beaucoup de satisfaction dans son ton.

"-Ils ne m'auraient jamais laissé faire ce que je voulais. Je voulais du pouvoir. Je voulais... l'Angleterre. Et puis la France, pourquoi pas. J'allais devenir reine. J'allais devenir puissante. Il me suffisait juste d'éliminer les héritiers. Et mes parents ne m'avaient jamais compris de toutes façons. Ils ne m'ont pas manqué."

Elle ricana.

"-Les choses ont commencé à se savoir. Du moins à s'inventer. J'étais crainte. Respectée. J'étais une survivante, j'avais un grand avenir devant moi. C'était bon. Et puis il y a eut ce dîner. Ce goût étrange dans le vin. Cette sensation de suffoquer. Quelques convulsions, et tout s'est arrêté. Assassinée au poison, par un lâche dont je ne connais même pas le nom. Il est allé m'enterrer sous la neige. Le froid protège très bien tu sais. Tellement bien qu'après sept siècles de congélation, la différence entre un fantôme blanc et un fantôme gris est à peine visible."

Elle resserra sa prise.

"-Embrasse-moi Édouard. J'ai besoin de cette âme."

Édouard serra les lèvres. Il sentit alors une douleur atroce lui transpercer l'abdomen. Lui déchirer les entrailles.

Il n'arrivait plus à respirer. Il fallait qu'il ouvre la bouche. Annabelle collait déjà ses lèvres contre les siennes. Comme son aura était glacée... Il avait l'impression de geler.

Lou.

Aide-moi.

S'il-te-plaît.

Lou.

Viens.

Je t'aime.

J'ai froid.

Ca peut pas finir comme ça.

L...

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"-Lou, tu cours chercher Édouard, il est sans doute en danger en ce moment même !! Je vais prévenir le Manoir et je reviens avec des renforts, hurla Liam tandis qu'il courait dans la direction opposée à celle de Lou."

Lou ne répondit pas et continua de courir. Les ordres de Liam ne changeaient rien à ce qu'elle avait l'intention de faire.

"-Lou ?!"

Quoi, encore ?

"-Surtout, tu ne te mets PAS en danger, ordonna Liam d'un ton sévère. Je ne plaisante pas. Ne fais rien de stupide ni d'irréfléchi. C'est d'accord ? Lou ? Lou !!"

Cause toujours.

Elle reprit à peine son souffle, tous les muscles en alerte. Les informations se répercutaient dans sa tête :

Annabelle était un fantôme gris

Elle avait assassiné sans la moindre pitié toute sa famille, un par un.

Et Édouard courait un grave danger.

"-Édouaaaard !!"

Lou fit valser la porte de sa chambre, priant pour qu'il ne se soit rien passé.

"-Édouard, est-ce que tu..."

Elle s'interrompit elle-même, trouvant la pièce vide. Elle resta décontenancée quelques secondes, puis remarqua que la porte arrière, celle donnant sur le jardin était ouverte.

Son coeur explosa dans sa tête. Lou se précipita dehors, et la scène qui s'offrit à elle la laissa en état de choc.

Annabelle, qui arborait un teint gris très caractéristique, mordait férocement les lèvres d'Édouard. Elle lui aspirait son âme avec la férocité d'un vampire. Elle était terrifiante.

Et acculé contre le mur, torse nu, les poignets en sang, le teint plus pâle que n'importe quel fantôme et les lèvres violacées, de longues striures d'ongles ensanglantées zébrant son abdomen, Édouard opposait encore toute la maigre résistance dont il était capable, tremblant de froid et d'impuissance.

"-Annabelle !!"

Lou avait hurlé de rage.

Emportée par sa colère et l'urgence de la situation, elle n'avait pas réfléchi. Elle s'était élancée tête baissée, perdant son effet de surprise. C'était une grande erreur, et elle s'en rendit compte trop tard.

Annabelle tourna la tête vers elle, et en un clin d'œil, elle l'agrippa par le cou, et la plaqua à son tour.

"-Je m'occupe de toi dans trois secondes, salope, marmonna Annabelle. Mais avant, tu permets que je termine une bonne fois pour toute ce que j'ai commencé.

-E... Édouard !"

Lou suffoquait. Elle parvint à tourner la tête vers son ami, à qui son intervention avait laissé une ou deux secondes de répit. Il lui jeta un regard bienveillant. Elle dut faire de grands efforts pour ne pas se mettre à pleurer.

Ils se regardèrent, le temps d'un soupir. Et pourtant, elle eut l'impression qu'ils se dirent tout en un seul regard.

Je suis désolée. Désolée d'être aussi butée et égoïste, aussi colérique, aussi impulsive. Désolée d'être jalouse. Désolée d'avoir mouillé ta chemise. Désolée d'être tellement nulle que je n'aurais même pas réussi à te sauver. Désolée de n'avoir jamais eu le courage de te dire tout ce que mon coeur veut te dire depuis si longtemps.

-Lou ?

Elle pouvait presque l'entendre lui répondre.

Oui ?

Arrête de dire des bêtises. Tiens-toi prête.

Lou fronça les sourcils. Se tenir prête à quoi ?

Annabelle tourna la tête vers Édouard, et à cet instant précis, le garçon lui cracha à la figure. Ce n'était guère qu'une fine bruine, sa bouche était complètement sèche de toute salive.

Mais c'était de l'eau.

Lou venait de comprendre la géniale tactique de son ami. Elle n'avait pas servi à rien finalement. Elle lui avait donné juste le temps qu'il lui fallait.

Annabelle parut comme foudroyée par le jet de salive. Elle recula, les mains sur le visage, en proie à ce qui semblait être une atroce souffrance.

Libéré de son emprise, à bout de souffle et de forces, Édouard tomba à terre, d'abord à genoux, puis s'écroula contre le sol. Tous ses muscles étaient engourdis par le froid et la douleur. Il n'arrivait plus à bouger.

Lou, elle, ne perdit pas une seconde. Elle rassembla toute la concentration nécessaire pour toucher un fantôme, puis lui donna un violent coup de genoux dans l'estomac. La grise culbuta de plusieurs pas en arrière.

Annabelle retira les mains de son visage. Toute la peau qui avait été en contact avec le crachat s'était vaporisée, lui laissant un trou béant dans le tête. Lou en fut frappée de révulsion.

"-Sale garce..."

La Marquise de la Mort se jeta vers elle. Lou s'appuya sur ses pieds, en position de défense, prête à parer les coups.

Mais elle n'eut pas l'occasion d'en donner un seul. Annabelle s'arrêta. Vacilla. S'affala de toute sa longueur sur le sol granuleux. Une flèche était plantée dans son dos. Un carreau d'arbalète.

Lou leva la tête, et aperçut Alisande, son arme dans les mains.

"-Lou tu vas bien ?! Je t'ai entendue crier, et... Oh mon Dieu, Annabelle...

-M... merci."

Alisande s'approcha d'elle, parvint à lui effleurer la joue, puis constatant qu'elle allait bien, poussa un soupir de soulagement. Puis son regard se porta vers Édouard, qui luttait pour se décoller du sol.

"-Édouard ! s'écria-t-elle."

A ce moment même, Liam, accompagné de Cléa, Léonidas, Raoul, le Dr. Roy, Alec et Momo, arrivait sur le champs de bataille. Quand il trouva Annabelle par terre, il se laissa tomber à terre de soulagement.

"-Ouf, t'as réussi à t'en débarrasser. S'cuse-moi, j'ai pas assuré, j'aurais dû arriver plus vite."

Lou ne lui répondit pas, car elle s'était approchée d'Édouard. Tandis que Léonidas raccompagnait Annabelle dans la cave des gris, un petit attroupement se forma autour d'eux. Le jeune roi se remettait à peine de ses blessures, et dû s'appuyer au mur pour ne pas vaciller de nouveau.

Cléa lui tendit un verre d'eau, et le Dr. Roy prit la parole :

"-Félicitations mon garçon ! Tu as été d'un courage et d'une ténacité exceptionnels. Tu as été un vrai roi."

Édouard sourit faiblement à travers ses mèches blondes en pagaille, et Lou ne put s'empêcher de le trouver superbe.

"-Merci... murmura-t-il d'une voix éraillée. Mais je n'ai pas vraiment envie d'être roi.

-Personne ne te force à l'être, mon pote, lui assura Momo en lui tendant la main pour l'aider à se relever."

Une fois debout et stable, Momo l'enserra chaleureusement dans ses bras.

"-J'ai eu super peur pour toi. Nous refais pas ça."

Édouard renifla d'émotion.

"-Tu t'en sortiras dans quelques jours sûrement, te blessures vont s'effacer, diagnostiqua le Dr. Roy. Les fantômes ont l'avantage de guérir très rapidement, ce qui n'empêche pas que l'on va te soigner, et que tu ferais bien d'aller te reposer.

-Je l'accompagne, sourit Lou en lui passant un bras sous le sien pour l'aider à marcher."

Le docteur acquiesça, et le petit groupe se dispersa petit à petit.

En regardant Lou et Édouard s'en aller collés l'un à l'autre, Cléa se rapprocha de Liam en sautillant. Liam avait les bras croisés et les observait avec un petit sourire amusé.

"-Alors ? Qu'est-ce que tu dis de ça ? fredonna Cléa en faisant allusion aux deux adolescents.

-J'en dis que dans quinze secondes, ils s'embrassent, affirma Liam en dodelinant de la tête."

Cléa rit.

.

Lou avançait à petits pas pour permettre à Édouard de suivre le rythme.

"-Eum, Lou, je voulais te dire... commença le garçon en évitant de croiser le regard de sa partenaire, les joues vaguement teintées de rose, la bouche empâtée et les mots hésitants. Je voulais te dire que... je t'ai trouvé incroyablement courageuse de venir à mon secours, et te remercier pour tout... et m'excuser si je t'ai fait de la peine..."

Lou le regarda avec un petit air goguenard. Plus elle le regardait, plus elle avait envie de l'embrasser.

"-Édouard ?

-Oui ?

-Je t'aime."

Édouard demeura un instant tout interdit. Puis lorsqu'il comprit le sens de ces paroles, un large sourire se dessina sur ses lèvres, et il rit :

"-Moi non plus !"

Quinze secondes plus tard, ils s'embrassaient.

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