Chapitre sans titre 13
ELIAS
Je rangeai la pile de papiers en soupirant. Je m'occupais principalement de préparer les discours pour les messes, et les cours de catéchisme pour les enfants après l'école prenaient pas mal de mon temps. Le père Nicklaus venait de mettre entre mes mains un dossier qu'il avait reçu de l'évêché. Il n'avait pas envie de superviser des travaux et m'avait fait cadeau du bébé.
Après tout, cela me changerait de voir autre chose que les affaires de l'église et du presbytère. Je n'assistais pas le prêtre à la messe de 6 heures tous les matins. Seulement à celle des dimanches et jours fériés, ainsi qu'aux baptêmes et aux enterrements et portais l'aube blanche avec l'étole rouge en travers de mon épaule gauche, réservée au diaconat. Mes principales activités se limitaient à préparer l'eucharistie et faire la conversation aux quelques personnes qui assistaient assidûment aux offices et se chargeaient ensuite de fleurir l'église. Toujours des femmes. En dehors des offices, je portais le col blanc sous le col de ma chemise. Ce n'était pas une obligation en tant que diacre, mais moi, je la mettais tous les matins autour de mon cou en signe d'appartenance. De nos jours, même les prêtres ne portaient la soutane que pour célébrer la messe.
La veille, j'avais déambulé dans les rues du quartier, regardant un peu partout si quelque chose avait changé. Tout était à la même place. Les mêmes magasins, le même banc sur lequel je m'asseyais pour regarder passer les gens pendant des heures.
Je me dirigeai vers la petite épicerie dans laquelle j'allais acheter de quoi me nourrir autrefois, quand je repartais du couvent pour rentrer chez moi. Je voulais revoir la gentille épicière et son mari qui m'accueillaient avec un sourire et me faisaient la conversation.
J'entrai dans le petit magasin de proximité dans lequel régnait toujours un désordre incroyable. En gros, si je désirais quelque chose, je devais le demander à Mandy, sinon je ne risquais pas de trouver ce que je cherchais. Tout était mélangé.
— Vous cherchez quelque chose de particulier ? M'interpella une voix derrière le comptoir.
— Oui, je cherche Mandy, dis-je en me retournant.
Elle resta muette quelques secondes, les sourcils froncés à me dévisager, avant que les traits de son visage se détendent et que ses lèvres se fendent d'un sourire.
— Elias ?
— Oui, c'est moi.
J'avançai pour me mettre face à elle.
— Bien sûr que c'est toi, cria-t-elle en contournant la caisse pour me sauter dessus avec euphorie.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? me demanda-t-elle en montrant du doigt le col blanc.
— Ah ça ? J'ai décidé de me mettre la corde au cou, lançai-je sur le ton de la plaisanterie.
Elle secoua la tête en souriant.
— Je sais ce que c'est, affirma-t-elle. Tu as décidé de prendre cette voie-là finalement ?
Elle me regarda d'un air pensif, avant de claquer la langue en secouant la tête.
— Un beau jeune homme comme toi, dans les ordres ?
— Oui, merci, pour "le beau jeune homme" c'est la première fois qu'on me dit que je suis beau. C'est la voie que j'ai choisie, tu sais.
J'avais du mal à comprendre pourquoi, dès qu'un jeune aspirant prêtre apparaissait, les gens étaient étonnés par son âge. Comme si tous les serviteurs devaient être de vieilles personnes.
— Pour l'instant, Elias, mais plus tard ?
Je souris sans répondre. Non, je ne regrettais rien. Avoir choisi cette voie m'avait aidé à retrouver une certaine paix. Si Dieu n'avait pas mis les deux nonnes sur mon chemin avec un chapelet, un sandwich et une carte qui ne payait pas de mine, ma vie n'aurait pas été la même. Je serais allé au rendez-vous que m'avait fixé l'homme à la carte aux lettres dorées, et me serais peut-être retrouvé, sans jeu de mots, dans quelque chose de pas très catholique. À cette époque-là, j'étais trop perdu pour me poser des questions, mais j'étais loin d'être naïf. Malgré les années écoulées, les douleurs du corps et de l'esprit demeuraient toujours, même si elles s'étaient atténuées avec le temps.
— Je vais fermer le magasin, tu m'accompagnes à la maison ? Tu sais comme mon mari t'appréciait, il va être content de te revoir.
— Je ne peux pas, j'ai promis à sœur Marie de passer la voir avant de rentrer, elle ne me pardonnera pas si je lui fais faux bond.
— D'accord. La prochaine fois tu pourras regarder ma voiture, parfois elle démarre et aujourd'hui elle ne veut pas.
— Je peux voir ça maintenant, si tu veux.
— Tu es sûr ? Ça ne va pas te retarder ?
— Si, mais je ne vais pas te laisser coincée ici.
— Tu es tombé comme le messie ce soir, gloussa-t-elle en ouvrant la porte qui donnait dans la petite cour où était garé le véhicule.
Je secouai la tête en riant. Pas mal de monde connaissait mes talents de mécanicien. J'avais réparé les voitures d'une bonne partie du quartier avant de partir d'ici quand j'aidais le vieux Johan dans son garage. Je la suivis dans l'arrière-cour où se trouvait sa vieille Ford. J'ouvris le capot et lui demandai de mettre le moteur en route. Celui-ci émit quelques grincements.
— Ce sont les charbons du démarreur, je pense.
— Zut, je dois le faire changer alors ? râla-t-elle. Depuis que Johan a décidé de partir à la retraite, il n'ouvre plus que trois jours par semaine en attendant un repreneur. Du coup, les délais pour avoir un rendez-vous sont trop longs. Nous sommes obligés de sortir du quartier pour réparer.
— Oui, il vaudrait mieux. En attendant, je peux te dépanner pour rentrer chez toi, mais cela reste du provisoire.
Je dégrafai le scratch de mon col blanc et le rangeai dans la poche de mon pantalon pour éviter de le salir. Sous son regard un peu étonné, je déboutonnai ma chemise noire, la lui tendis et elle l'accrocha à son bras en me jetant un regard taquin.
— Euh... tu as le droit de te déshabiller comme ça ?
— Non, mais comme tu n'es pas la commère du quartier, personne ne le saura, plaisantai-je en vérifiant les branchements de la batterie et le niveau d'huile.
— Bah, qu'est-ce que tu veux, il faut bien faire la conversation aux clientes pour les garder !
J'éclatai de rire en levant la tête pour la regarder. Elle souriait. Son épicerie était le lieu de rencontre de quelques habitantes du quartier qui se retrouvaient à faire leurs achats à la même heure pour discuter.
— Achète le démarreur sur internet, je le changerai si tu veux.
— Tu ferais ça ?
— Peut-être que changer les charbons suffirait. J'adore faire la mécanique, et je n'ai pas perdu la main, mais je ne garantis rien, lançai-je en lui adressant un clin d'œil.
Rien ne me plaisait plus que mettre mes mains dans le cambouis. Johan était le garagiste qui réparait la fourgonnette des nonnes. Il m'avait proposé de l'aider quand sœur Marie lui avait raconté que j'avais commencé un apprentissage dans un garage à Glasgow. Je travaillais avec lui le week-end quand il était débordé en attendant mon départ pour l'université. Ce que je gagnais m'était bien utile, ce job supplémentaire avait été le bienvenu.
— Et tes enfants ? Comment vont-ils ? Lui demandai-je en lui faisant signe de démarrer le véhicule.
Je tapai sur le démarreur avec une clé récupérée dans son coffre pour décoller les charbons.
— Ulrick est parti s'installer en Allemagne avec sa femme, et Andréas est célibataire et fait son internat à Londres. Il est médecin, me répondit-elle.
La fierté se lisait sur son visage.
— Oh, tu ne dois pas les voir souvent alors.
— Non, pas trop. Le principal est qu'ils aillent bien. Quand nous prendrons la retraite avec mon mari, nous irons leur rendre visite. Tu sais qu'Ulrick est papa d'une petite fille ? Je suis grand-mère ! S'exclama-t-elle depuis l'habitacle.
— Félicitations, répondis-je avec un sourire jusqu'aux oreilles.
Après trois tentatives, la voiture démarra enfin.
— Je peux rentrer jusqu'à chez moi sans tomber en panne ?
— Tâche de ne pas caler en route et cela devrait aller. Tu me permets de me laver les mains dans le cabinet de toilette de ton magasin ?
— Oui, vas-y, je vais fermer et rentrer de toute façon.
Mon apparence était plus celle d'un mécanicien que celle d'un futur curé, mais je m'en souciais peu. Je souris en me regardant dans la glace du petit cabinet de toilette dans lequel je me lavai les mains avant d'enfiler ma chemise. Mon maillot de corps empestait l'essence et mes cheveux étaient mal coiffés, mais tant pis, j'avais promis à sœur Marie de passer la voir.
***
— Eh, regardez où vous marchez, bon sang ! lança une voix quand je butai sans m'en rendre compte contre un corps massif.
Je levai les yeux, et tombai nez à nez avec un individu plutôt grand et passablement énervé. Je clignai des paupières plusieurs fois, en le fixant bêtement. Mon cœur fit une embardée. Je portai ma main à ma poitrine comme pour empêcher mon palpitant de foutre le camp.
— Levy ? demandai-je en plissant les yeux, me baissant en même temps que lui pour ramasser l'enveloppe qui lui avait échappé des mains.
Je n'étais même pas certain que c'était lui. L'homme qui se tenait devant moi était presque de ma taille. Son corps était fin, mais...
Il leva la tête en fronçant les sourcils, me scrutant avec un air surpris qu'il ne pouvait pas cacher. Il baissa les yeux vers ma main qui tenait l'enveloppe sans les détacher de mon poignet. Je portais toujours le bracelet tressé que Levy m'avait offert le dernier Noël que nous avions fêté ensemble avec nos familles. Je ne l'avais jamais quitté. Chaque fois que je le regardais, je pensais à l'ado terrorisé les soirs de tempête. Avait-il gardé la boule à neige que j'avais assemblée de mes mains ? Celle dans laquelle j'avais mis les figurines des deux mômes qui se regardaient. Ou bien s'en était-il débarrassé aussi facilement qu'il m'avait effacé de sa vie ?
— Elias ! Mon Dieu, Elias ! souffla-t-il, se relevant en même temps que moi.
— Oui c'est bien moi Levy, murmurai-je.
Je lâchai le pli, laissant retomber ma main le long de mon corps sans cesser de le regarder. Je ne savais pas comment faire pour saluer un ami perdu de vue depuis tant d'années. Nous restâmes l'un face à l'autre à nous fixer. Levy...
— Elias répéta-t-il en secouant la tête, interloqué. Qu'est-ce que tu deviens ?
— Eh bien, lui dis-je toujours sous le choc de la rencontre. Je suis arrivé en ville il y a peu. Et toi, Levy... je... excuse-moi, j'en perds mes mots.
Il était loin d'imaginer à quel point le revoir me chamboulait.
— Je suis aussi surpris que toi, je suis revenu à Inverness et... je m'attendais à tout, sauf à te revoir un jour.
Il se balançait nerveusement sur ses deux jambes et passa la main dans ses cheveux. Ses yeux avaient toujours ce même bleu captivant. Ils semblaient encore plus grands que dans mon souvenir. Une barbe fine et aussi foncée que ses cheveux ombrait ses joues. Le souvenir de l'ado mal fagoté au visage enfantin, aux joues rosées, aux cheveux plaqués sur la tête et au regard apeuré se superposa sur celui de l'homme que j'avais devant moi. J'avais du mal à croire que c'était lui.
— J'imagine. Je m'excuse, Levy, mais je dois rentrer, je suis déjà en retard et j'ai quelqu'un à voir, lui dis-je en regardant le pli qu'il serrait dans la main. Peut-être que nous nous reverrons un de ces jours.
Il hocha la tête sans répondre. Je passai mon doigt entre le col de ma chemise et mon cou pour alléger la sensation d'étouffement.
Quelques mètres plus loin, je tournai machinalement la tête et constatai qu'il était toujours debout sur le trottoir et ne m'avait pas quitté des yeux. Je lui adressai un petit signe de la main auquel il répondit, avant de me retourner et filer en direction du couvent.
Levy... mon ami, mon amour d'adolescent. Le compagnon d'une époque difficile à vivre. Sa rencontre m'avait fait tant de bien et son rejet tant de mal. Un temps où ma vie d'ado n'était pas forcement belle, mais où j'avais encore une famille, et lui...
Je m'étais souvent demandé ce que je serais aujourd'hui si mes parents étaient encore de ce monde, et si Levy ne m'avait pas tourné le dos.
Trop d'années s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté ma chambre comme un animal traqué. Il était quand même venu à l'hôpital après l'accident et mon départ chez mon oncle Declan.
Levy, que je n'avais jamais oublié, même si j'avais essayé et que j'avais perdu depuis longtemps.
Dieu, lui, ne m'avait pas abandonné, il avait mis sur mon chemin les sœurs qui m'avaient accueilli.
***
Les deux coups frappés à la porte de mon bureau me firent sursauter. Perdu dans mes pensées, je râlai intérieurement. Le père Nicklaus m'avait appelé pour me présenter deux femmes de la congrégation qui devaient nettoyer la sacristie. Les "oh, qu'il est jeune !", les plaintes de l'une et les complaintes de l'autre m'avaient donné le tournis. Elles m'avaient raconté leurs souffrances physiques et leur foi quant à l'amélioration de leurs maux chaque fois qu'elles allaient à Lourdes, j'avais la tête comme une passoire.
Aide-toi, le ciel t'aidera !
— Entrez !
J'affichai une surprise non feinte, en voyant entrer Levy avec une enveloppe calée sous le bras. Elle ressemblait à celle qui lui avait échappé des mains la veille quand je l'avais bousculé par mégarde.
Le sourire affiché sur les lèvres s'estompa.
— ... Elias... ou dois-je dire mon père ? bégaya-t-il presque, d'un air abasourdi en désignant mon cou.
Il resta planté devant l'entrée quelques secondes, se demandant certainement s'il avait frappé à la bonne porte. Comme si le fait de me voir assis derrière ce bureau l'empêchait d'avancer.
— Non, Elias suffira. Je ne suis pas encore prêtre, répondis-je en souriant. Entre, insistai-je, en me levant de mon fauteuil. Je ne mords pas Levy.
Il sembla se reprendre et entra.
— Je suis venu apporter des documents pour les travaux de l'abbaye. Le curé n'est pas là ?
— Non, lui dis-je avec un rire bas en l'entendant appeler le père Nicklaus, "le curé". C'était normal, mais moi, je trouvais cela bizarre. Il n'est pas là, c'est moi qui vais m'en occuper.
— Je peux te remettre les devis et tu les donneras au prêtre ?
— Tu me les remets et je les garde. Le père Nicklaus m'a chargé du dossier. Ça me changera du travail habituel à charge d'un futur "curé" comme tu dis. Les confessions, les sacrements, etc. Je suis heureux de te revoir Levy, lui assurai-je avec sincérité en reprenant mon sérieux.
Je le regardai avec intérêt. La vie ne m'avait pas épargné, mais sa rencontre la veille avait réveillé la totalité des souvenirs d'avant le drame qui avait marqué ma vie. Levy qui rampait pour se cacher comme une couleuvre pour se cacher de moi. Levy jouant de la cornemuse dans ma chambre, encore tous les deux à faire les idiots dans le grenier à Nairn. Nos allers-retours au lycée et nos conversations sans fin. Bref, j'avais ma vie avec mes parents. Pour le reste, il n'y avait eu que lui. Je ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait. Tant de choses se bousculaient dans mon esprit.
Levy avait été une part importante de ma vie et réveillait des choses que j'avais remisées dans un coin de mon cerveau. Ses yeux qui me fixaient étaient le reflet de ce que je ressentais en mon for intérieur. Je n'avais pas beaucoup dormi la nuit précédente. Cela faisait des années que je ne m'étais pas senti aussi vulnérable. Certainement, mon retour aux sources m'affectait plus que je ne le croyais...
— Tu es l'architecte qui supervise les travaux ? Tu as accompli tes rêves à ce que je vois.
Je me levai et fis le tour du bureau pour avancer une chaise, l'invitant à s'asseoir.
— Merci, mais je ne peux pas rester longtemps. J'ai pas mal de travail en retard.
— Je ne veux pas te retarder, nous nous reverrons un jour sur le chantier, je suppose.
Il soupira et s'installa tout de même en passant une main sur son front. Le même geste qu'il faisait à quinze ans quand il était perturbé par quelque chose.
— Oui, je suis architecte. Et toi, Elias, qu'as-tu fait pour... enfin je veux dire... Pourquoi ? Tu râlais lorsque ta mère t'obligeait à aller à l'église tous les dimanches et les jours fériés.
Il désigna mon col blanc du menton. Je comprenais parfaitement où il voulait en venir. Son air ahuri aurait pu me faire rire, mais Levy savait combien je détestais assister aux offices autrefois. C'était presque une punition pour moi.
— C'était ma destinée, je pense, répondis-je avec une moue en retournant m'asseoir.
— Tu penses ? Ne va pas croire que c'est un reproche, je suis juste étonné, reprit-il en regardant sa montre. Je n'ai pas le temps aujourd'hui, mais est-ce qu'un prêtre a le droit d'avoir des amis et d'aller boire un verre un de ces quatre ?
Je ris doucement. J'étais très heureux qu'il prononce le mot "amis". J'avais l'impression de n'avoir pas tout perdu.
— Oui, j'ai le droit Levy, je ne suis pas un prisonnier de l'église. Je ne suis toujours pas ordonné. Je ne serais prêtre que dans quelques mois.
Il ouvrit la bouche quelques secondes, comme s'il voulait me dire quelque chose. Mais les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge. Finalement, il leva simplement la main.
— D'accord ! À bientôt alors.
Je l'espérais de tout mon cœur.
Il se leva, et sans un mot de plus, passa la porte en se grattant le crâne. Je ris en secouant la tête, m'apercevant qu'il était parti sans me laisser les documents. Obligés de nous revoir dans la journée. Les papiers devaient être signés et renvoyés à l'évêché de Canterbury le lendemain au plus tard pour débloquer le salaire des ouvriers qui travaillaient sur le chantier.
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