Chapitre 15
ELIAS
Mon quartier se trouvait à vingt minutes de l'église et de mon bureau. Je me décidai à acheter une voiture d'occasion. Prendre le bus pour me rendre à Glasgow et emprunter la voiture du père Nicklaus pour me déplacer n'était plus possible. Je posai les clés de mon véhicule sur la table de la cuisine et sortis du frigidaire le reste de mon repas de midi pour le réchauffer. Je n'avais rien changé à l'intérieur de la maison, elle était restée telle que je l'avais laissée avant mon départ pour Édimbourg. La machine à laver ne fonctionnait plus et je ne l'avais pas remplacée, je nettoyais mes vêtements à la laverie.
J'avais quand même changé de chambre. Celle qui avait une vue sur le lac, même de loin, valait mieux que celle sur la fenêtre d'en face.
Si ma demande de prêtre missionnaire était validée par l'évêché, j'avais décidé de la vendre à un prix raisonnable. Il était inutile de garder un bien à l'abandon auquel je ne tenais pas particulièrement. C'était la meilleure solution. Cet endroit m'inspirait plus de mauvais souvenirs que de bons.
Le père Nicklaus avait tiqué, quand je lui annonçai que je resterais chez moi. Il n'insista pas, mais je voyais bien qu'il n'était pas d'accord avec ma décision. Normalement, j'étais obligé de m'installer au presbytère.
J'avais appris au séminaire que le superflu n'était pas nécessaire, mais j'aimais bien m'arrêter devant les vitrines des magasins pour hommes. En partant de chez mon oncle Declan, j'avais pris très peu de choses avec moi. Les sœurs m'avaient donné quelques habits récupérés dans un centre de Caritas. En arrivant à l'université, je m'étais rhabillé de neuf. Ma mère était ce qu'elle était, mais ne m'avait jamais restreint sur le choix de mes vêtements, sauf pour assister à la messe. Pas comme celle de Levy, qui l'accoutrait comme un épouvantail.
Quand je me regardais devant la glace, vêtu de mes éternels pantalons noirs et de mes chemises de même couleur, parfois, j'avais envie de me changer et d'enfiler un simple jean, un pull et me fondre dans la masse. Seul le col blanc autour de mon cou tranchait un peu. J'avais arrêté de couper moi-même mes cheveux à la tondeuse et j'étais allé chez le coiffeur. Je détestais passer des heures à tenter de discipliner mes mèches rebelles. J'optai pour une coupe plutôt classique, mais qui me permettait d'être toujours bien peigné sans perdre mon temps. Levy aussi avait changé de coiffure. C'était la première chose que j'avais remarquée. Maintenant, ses cheveux avaient une coupe courte, mais moderne avec une mèche qui retombait sur son front.
Levy... il avait tellement changé.
Ces neuf années l'avaient transformé en quelqu'un de différent en tous points. Le Levy d'aujourd'hui n'était plus un ado peureux et timide. Il dégageait une aura et une assurance que je lui enviais. Il semblait heureux, sûr de lui, mais il restait au fond de ses yeux bleus une vulnérabilité, que seule une personne l'ayant connu avant était capable de percevoir.
Nous avions fait tant de projets pour nos vies d'étudiants autrefois. Levy était un rêveur, mais il avait réussi.
Est-ce qu'il avait connu l'amour ? Avait-il pensé à moi autant que j'avais pensé à lui ? Peut-être même avait-il une amie... Allez savoir.
J'aurais aimé être son premier amour, parce qu'il avait été le mien. Le seul d'ailleurs. Malheureusement, je n'avais été pour lui qu'un dépravé. Je m'étais conduit comme un idiot, croyant qu'il accepterait plus qu'il n'était prêt à offrir, comprenant trop tard que mes penchants n'étaient pas forcément les siens. Bref, tout ceci était derrière moi, inutile d'y revenir.
Quoi qu'il arrive, j'étais homosexuel. Un mot maudit parmi tous au sein de l'Église. Oui, c'est ce que j'étais, un futur prêtre gay. Et je m'étais bien gardé d'en faire état. Je faisais partie de l'Église catholique romaine, dont la sentence serait sans appel et non de l'église d'Écosse, bien plus libre. Parce que peu importait ce que l'on faisait de sa vie, on restait toujours la même personne et rien ne pouvait changer ça. J'avais choisi le célibat et la chasteté, mes états d'âme sur le sujet n'avaient plus d'importance.
Je finissais de ranger la cuisine après ma douche et mon dîner quand on frappa à la porte. Je me précipitai pour ouvrir sachant qui se trouvait derrière le battant.
— Bonsoir, Levy, entre.
— Bonsoir, tiens, prends les documents avant que je ne reparte avec, me dit-il en me tendant l'enveloppe.
Je souris devant son air désolé. Il était tard, ce n'était pas une heure propice aux visites, mais j'étais content de le revoir.
— Tu veux entrer ? lui demandai-je en prenant le pli.
Il me lança un regard heureux qui me liquéfia. Un regard que seuls ses yeux azurés étaient capables de me lancer. Un regard que les miens ne purent esquiver. Tellement intense, qu'à peine nos pupilles ancrées les unes aux autres, un fourmillement que je n'avais plus ressenti depuis la nuit des temps rampa sous ma peau. Quelque chose qui me retourna l'estomac. Qui ôta et rendit l'âme à mon corps en moins d'une seconde. Je me figeai, déstabilisé, lui désignant le canapé d'un geste de la main et partis me réfugier dans le coin cuisine.
— Tout va bien ? demanda-t-il.
— Oui, est-ce que tu veux un thé ? Je n'ai pas grand-chose d'autre.
— Non, merci.
Je pris un verre d'eau, peut-être deux ou trois, je ne sais plus, j'avais très soif... De retour au salon, Levy était tranquillement assis, regardant autour de lui. Son regard semblait lointain.
— Tu as l'air fatigué.
Sa présence chez moi me déstabilisait.
— Un peu, je n'ai pas eu le temps de souffler depuis que je suis à Inverness. En plus de mon emploi, j'ai fait quelques travaux dans le cottage à Nairn, et remis un peu d'ordre dans la maison de ma mère pour la rendre un peu plus supportable à vivre. Je n'ai pas de repos depuis deux ans, ajouta-t-il en balayant l'air de la main.
— Tu as toujours la petite maison de Nairn ? Je pensais que tu l'avais vendue. Et ta mère, comment va-t-elle ? demandai-je, un peu ému de savoir qu'il vivait à l'endroit où j'avais passé trois jours formidables avec lui.
C'était le plus beau week-end que j'avais vécu en arrivant en Écosse avec mes parents. Trois jours de liberté en compagnie d'un garçon rêveur et farfelu. Je n'oublierais jamais les instants passés à fouiller dans le grenier. Ce jour-là, j'avais découvert une photo de Levy, le corps marqué par les coups que lui infligeait son père.
— Ma mère va bien. Elle a rencontré un homme et s'est installée avec lui. J'ai toujours la petite maison à Nairn, j'y vais tous les week-ends. Et toi, Elias, raconte-moi tes années loin d'ici. Comment en es-tu arrivé là ?
Je passai les doigts sur mon menton, me donnant un air philosophique.
— Je suis parti avec mon oncle comme tu le sais. Ensuite, j'ai rencontré les sœurs qui m'ont aidé à monter un dossier pour obtenir une bourse et je suis parti étudier à Édimbourg et voilà. J'ai eu quelques mois difficiles, mais j'aimerais autant ne pas parler de ça ce soir, murmurai-je en baissant la tête.
— Très bien. Du coup, tu ne voulais plus être professeur ?
— Je le suis. J'ai une licence en lettres classiques, mais les circonstances m'ont emmené vers ce que je suis aujourd'hui, tout simplement.
— Tu as vingt-huit ans, la vie normale ne va pas te manquer ?
— Qu'est-ce que tu appelles une vie normale ? J'ai connu cette vie à mes débuts à l'université et je l'ai aimée. Mais maintenant, je me sens bien comme ça.
— D'accord, répondit-il d'un air pensif. Je pensais ne jamais te revoir, Elias.
— Moi aussi je le pensais. Quand je suis rentré à Inverness, j'étais convaincu de vous trouver ici, toi et ta mère. Mais vous aviez déménagé.
— Tu es venu ? S'exclama-t-il d'un air étonné. Oh Elias ! Je suis parti à Manchester en fin d'été et ma mère m'a suivi presque aussitôt. Elle a trouvé un bon poste dans une clinique et comme j'étais là-bas... C'était une opportunité pour elle.
— Et... tu as rencontré quelqu'un ? demandai-je, espérant qu'il accepterait de me livrer un peu de ces dix années.
— Oui, Elias, j'ai même été en couple. Mais tu vois, ça n'a pas marché. Je suis aussi célibataire que quand je suis parti. Enfin, je préfère laisser cet épisode de côté moi aussi, si tu le veux bien. Nous discuterons de tout ça une autre fois.
En couple avec une belle femme, certainement ou...
Mon instinct m'avait soufflé que Levy était gay, mais il était tellement spécial à l'époque que je m'étais trompé, imaginant ce qui me convenait. Je souhaitai de tout mon cœur qu'il ait été amoureux d'une femme. C'était tellement plus simple.
— D'accord, donc, tu as aussi abandonné l'idée de devenir acteur ! lançai-je en lui adressant un clin d'œil.
Je fis une moue en riant doucement. Si nous devions travailler ensemble, je pensais qu'il serait sympa de nous remettre à jour de ces dix années passées loin l'un de l'autre. Même si j'avais compris qu'il ne tenait pas plus que moi à parler de certaines choses. Je tenais à les laisser rangées au fond d'un tiroir.
— Hé, c'était une idée farfelue, je l'admets, lança-t-il en riant et en me donnant un coup d'épaule. Toi tu vas devenir curé et je ne me moque pas.
— Comme tu le dis, je vais devenir curé et le rester jusqu'à ma mort, soufflai-je. Cela ne m'empêchera pas d'aller te voir jouer de la cornemuse, lui assurai-je en haussant un sourcil.
— Tu seras heureux, tu crois ? Me demanda-t-il en me regardant, reprenant un air sérieux.
— Je pense que oui. Dieu me rend heureux chaque fois que je donne de l'amour à mon prochain. Je veux aider, c'est comme ça que je trouverais mon bonheur.
— Tu n'as jamais été attiré par l'autre monde ? insista-t-il d'un ton bizarre.
— Quel autre monde ?
— Le mien Elias, être simplement un homme, dit-il d'un ton bas et sérieux.
Je savais ce que les gens pensaient d'un homme jeune qui entrait dans les ordres. Et je comprenais parfaitement leurs questionnements.
— Je t'ai dit que oui, tout à l'heure. Je reste un homme, je ne vois pas ce que tu veux dire. Je suis homme et diacre en même temps, répondis-je dans un petit rire.
— Et jamais tu n'as pensé à une vie de couple ? À avoir une famille ?
— Sérieusement Levy, tu t'entends parler ? Tu sais très bien que... rien, ce n'est pas grave, répondis-je en pinçant la base de mon nez avec mes doigts. Je n'ai pas eu de temps pour ça, Dieu est venu à moi quand j'avais presque dix-huit ans. Alors non !
— Et jamais tu n'as aimé quelqu'un ?
Il se rapprocha un peu, baissant encore d'un ton. Oui, lui, je l'avais aimé il y avait longtemps. Tellement longtemps, que je me demandais si je serais capable un jour de ressentir encore ce genre d'amour. Il ne fallait surtout pas, je ne m'en sentais plus le droit. Sans compter que pendant des années, j'avais vécu en pensant que les personnes que j'aimais autour de moi disparaissaient les unes après les autres.
— J'aime Dieu. Depuis que j'ai senti son appel, j'ai compris que c'était la voie que je suivrais. Et que rien ni personne en ce monde ne pourrait me faire changer d'avis. Je pense être né pour ça. Finalement, ma mère avait raison.
— Raison en quoi ?
Ses sourcils se relevèrent.
— Sur le fait que l'on trouve la paix dans la foi.
Mes paroles étaient sincères, et l'idée de vivre dans la solitude était ce qui me convenait le mieux. C'est alors que nos regards se rencontrèrent, et je sentis que toutes les convictions que j'avais amoureusement entretenues sur ma vocation venaient de se fissurer en quelques secondes. Que sa seule présence remettait mes certitudes en question.
À l'instant même, je compris que j'avais devant mes yeux la plus grande épreuve que Dieu avait préparée pour moi. Je devais lui démontrer que ma foi inébranlable dépassait de loin toutes les tentations. Parce que, dans le beau sourire qui me faisait face et les pupilles azur qui me dévisageaient, se trouvaient peut-être les flammes de mon enfer.
— Excuse-moi, clamai-je en me levant précipitamment du fauteuil, provoquant une nausée qui me retourna l'estomac d'un coup. Je tenais à peine sur mes jambes. Je sentis leur tremblement et un goût de bile remonta sur ma langue.
— Je vais à la salle de bains, annonçai-je brusquement.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? Me demanda-t-il d'un air inquiet en se levant.
— Rien, excuse-moi, je reviens.
C'est tout ce que je trouvai à dire avant de fuir en direction de la salle d'eau comme un fauve traqué.
La simple conversation que nous avions me faisait penser à un mot, un seul. "Dehors !" Voilà ce que ça m'évoquait. Mon univers était austère, mais douillet et sûr. Je n'avais rien connu d'autre depuis si longtemps. J'avais l'impression d'avoir vécu sous terre et d'être ébloui et aveuglé par la lumière du jour.
J'avais peur.
Je me lavai frénétiquement le visage et glissai la main dans la poche de mon pantalon pour prendre mon chapelet. Je levai les yeux vers le ciel que j'apercevais à travers le carreau de la minuscule fenêtre, et j'implorai.
"Mon père, aide-moi à traverser cette épreuve, pour te prouver que je suis digne de ton nom. Tu es l'unique à qui je confie ma vie".
— Elias, ça va ? entendis-je à travers la porte.
— Oui, répondis-je d'une petite voix, avant d'ouvrir la porte et de me retrouver une nouvelle fois devant Levy... ma perdition.
— Dis-moi ce qui ne va pas, insista-t-il en me prenant par le bras. Je vois bien que tu n'es pas dans ton état normal. Tu as un souci de santé ?
— Je n'ai aucun problème, confirmai-je en me dégageant un peu trop brusquement, cherchant une excuse plausible. Je suis fatigué, tu ferais mieux de rentrer.
— Oui, je vais rentrer si tu m'assures que tout va bien.
— Oui, après une bonne nuit de repos ça ira mieux.
Il hocha la tête, me regardant d'un air dubitatif et inquiet. Il fallait qu'il parte tout de suite. Cet homme ébranlait ma foi et mes résolutions en quelques minutes.
J'attendis qu'il sorte, éteignis les lumières et filai dans ma chambre pour m'agenouiller au pied du lit. Je commençai à prier avec ferveur, demandant pardon, sans savoir exactement pourquoi. Mais je me sentais sale, coupable, pêcheur. Depuis notre rencontre à peine quatre jours auparavant, je ne pensais plus qu'à lui et à rien d'autre. Un homme se superposait aux souvenirs d'un ado aux cheveux gominés, aux yeux magnifiques empreints de gentillesse et d'une beauté intérieure faisant de lui un être à part.
Il était unique, il était parfait.
Je me décidai à me coucher et à me confesser le lendemain. J'avais besoin de sortir ce poids de ma tête et d'alléger mes pensées. La plus grosse sentence pour un futur prêtre était d'aller avouer à un autre homme d'Église qu'il était victime de tentation. Dans mon cas, cela allait au-delà de ça et incluait les sentiments. C'était le pire que je pouvais vivre, l'amour. Le retrouver avait réveillé ce sentiment endormi. Comme si mes yeux n'avaient attendu que de se poser sur lui pour faire battre mon cœur à nouveau et lui redonner un rythme normal et humain.
Il me fut impossible de trouver le sommeil malgré la fatigue. Mon épuisement moral et les souvenirs revenaient inlassablement refaire surface sans me laisser de répit. Certains me tourmentaient, comme l'accident de mes parents. Les autres, je voulais les effacer, parce qu'ils concernaient Levy et prenaient beaucoup de place. J'étais certain que, si je ne réfrénais pas mes pensées, elles allaient devenir une grande souffrance.
Une douleur différente à celle infligée par la mort de ma famille. La douleur d'un amour impossible.
Je me redressai sur mon lit, en soupirant, essuyant les gouttes de sueur qui couraient sur mon front. Je tendis la main et pris ma bible dans le tiroir de mon chevet. Je serrai fort entre mes doigts crispés le chapelet que sœur Marie m'avait offert dans la rue neuf ans plus tôt, et qui ne m'avait jamais quitté. Je commençai à prier avec ferveur, la tête entre les mains. Peut-être que ce qu'il m'arrivait était passager et provoqué par un trop-plein d'émotions depuis mon retour. Je me réveillai le lendemain matin, ma bible serrée dans une main. L'autre, enroulée autour de mon chapelet.
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