Chapitre 12

               LEVY

— Tu as avancé sur les plans intérieurs de la maison des Stanford ?

— Pas tout à fait, viens voir, lui demandai-je en désignant l'esquisse sur mon ordinateur. Madame Stanford veut une niche pour que le téléviseur reste invisible. Je pense que je vais lui proposer un mur de séparation de deux mètres de large entre le salon et la salle à manger et  intégrer l'écran avec un rideau électrique qui se referme. Qu'est-ce que tu en penses ?

— C'est original et vu le volume de la pièce ça devrait être sympa.

— Je vais lui faire deux propositions en espérant qu'une des deux lui convienne.

Mickaël me frappa l'épaule en esquissant une moue dubitative. C'était la première fois que je réalisais une maison d'un tel standing, et c'était un vrai challenge.

— Cette femme ne sait pas ce qu'elle veut. Bon courage. Je pars en rendez-vous, j'en ai pour la matinée, me dit-il en retournant vers son bureau.

    Le marché de l'immobilier architectural haut de gamme était en pleine forme. La clientèle ciblée était principalement constituée de grosses fortunes connues dans le monde des affaires. Le couple Stanford en faisait partie. Ils disposaient de plusieurs propriétés hors du pays, mais pour leur retraite, ils voulaient un pied-à-terre en Ecosse.

    Le terrain qu'ils avaient acheté se trouvait à une quarantaine de kilomètres d'Inverness. Le cadre de vie était exceptionnel. Les courbes et les lignes du bâtiment surplombaient chaque côté de la bâtisse. Les différentes textures de pierre et de bois s'entremêlaient et se complétaient. Je l'avais placée de manière à capter la lumière de chaque côté de la maison. Les highlands ne brillaient pas pour leur ensoleillement. L'espace possédait des angles linéaires. Elle avait également demandé un ascenseur pour accéder à l'étage. L'équipement allait être tout aussi luxueux. Une salle de sport, un jaccusi et une piscine intérieure chauffée évidemment, et insérée au milieu d'un espace végétal. Les meubles quant à eux devraient être sobres et dans les tons blanc et beige. Ça, c'était du domaine de Shirley l'architecte d'intérieur qui prendrait en charge la déco.

    Je repris ma souris pour naviguer une dernière fois à 360 degrés sur l'extérieur et les dix-huit pièces du bâtiment. C'était immense et magnifique. Elle avait validé la totalité de la première proposition et m'embêtait avec l'emplacement de la télé. Compte tenu de la somme qu'elle allait verser au cabinet, elle avait le droit d'être exigeante. Les milliardaires blasés étaient tous comme elle. J'adorais mon métier, mais je préférais largement la réhabilitation des vieux monuments.

    Tout était en ordre. Bref, une fois que j'aurais résolu le problème et obtenu l'accord et la signature du couple au bas contrat, je pourrais souffler.

     Je rentrai tard à la maison. Je claquai la portière de ma voiture en regardant machinalement vers la maison voisine. J'avais passé deux heures avec mes trois amis musiciens à faire quelques répétitions chez Duncan. Une excuse pour passer un moment ensemble et boire une bière. Je pris ma douche et m'habillai avant de descendre réchauffer le plat de lasagnes achetées chez le traiteur au passage. Je m'installai à table en jetant un coup d'œil vers le meuble où trônait le téléviseur neuf que j'avais acheté dès mon retour.

    Je zappai en cherchant les chaînes de musique jusqu'à tomber sur celle qui diffusait de la musique rock. Je tapais du pied en rythme quand mon téléphone s'emballa sur la table annonçant un message. Je jetai un œil sans poser ma fourchette en voyant le nom affiché à l'écran. Simon.

"On se voit ce soir ?"

"Je viens de rentrer, crevé. Demain plutôt"

"OK, bonne nuit alors"

    Simon et moi nous fréquentions depuis trois mois. Je l'avais rencontré à la bibliothèque dans laquelle j'avais retrouvé mes habitudes d'adolescent. Il était professeur d'histoire et nourrissait la même passion que moi pour les vieilles pierres. J'appréciais énormément les moments que je passais avec lui. Il était plus âgé que moi de 20 ans, mais cela ne me dérangeait pas, au contraire. Il vivait à son rythme et voyait la vie d'une couleur légèrement différente à celle que je voyais moi, vivant pleinement sa vie et projetant de déménager aux USA et d'y ouvrir sa propre librairie. Il cherchait surtout de la compagnie et les quelques moments d'intimité que nous partagions m'allaient très bien. Au moins avec lui, les choses avaient été claires depuis le départ.

    Je levai les yeux vers le couloir, observant la trace décolorée laissée sur le mur par le cadre qui protégeait une photo de mes parents et que ma mère avait décroché après le départ de mon père. Chaque photo qui le représentait, n'avait jamais été remplacée par autre chose. Dès mon arrivée, j'avais rangé dans un carton tout ce qui pouvait me rappeler sa présence ici. L'absence de ma mère semblait moins perceptible. Les souvenirs bons ou mauvais restaient rangés bien à l'abri.

    Je restais ici toute la semaine, c'était bien plus commode pour me rendre à mon travail, mais plus les jours passaient, plus je réfléchissais à l'éventualité de quitter cette maison et m'installer définitivement à Nairm. J'avais fait installer dans le cottage le chauffage central et une cuisine plus moderne, mais la petite maison était restée dans son jus, telle que je l'aimais. Je n'avais jamais connu ma grand-mère, décédée très jeune, mais les moments que j'avais passés dans ce village avec mon grand-père avaient n'étaient que des beaux souvenirs. C'est à sa mort que mon père était devenu alcoolique et violent. Je n'avais jamais compris pourquoi et ne le saurais sans doute jamais, mais n'était jamais de bonne humeur. Il n'avait jamais levé la main sur nous tant que le vieux Braden Munroe, son propre père était vivant. Il lui aurait sauté à la gorge.

    Je secouai la tête et me levai pour poser mon assiette et mes couverts dans l'évier, faire la vaisselle et nettoyer la table. Je m'installai sur le vieux canapé, cherchant un film qui pourrait me convenir. Après avoir écumé la totalité des chaînes sans trouver quelque chose qui m'intéressait, j'optai pour un reportage sur l'agriculture. Une heure plus tard, j'éteignis l'écran et montai les escaliers pour me coucher.

    Il me sembla voir une lumière qui se reflétait sur la couette blanche de mon lit en arrivant dans le couloir. Mon cœur sembla s'arrêter quelques secondes. Je me précipitai à l'intérieur et avançai jusqu'à la fenêtre, levant les yeux vers la maison voisine. Tout était sombre et semblait à l'abandon. Mes yeux s'arrêtent sur la fenêtre face à la mienne. J'avais l'impression que de l'autre côté de la vitre, quelqu'un m'observait. Mon corps se tendit, je frissonnai et mon cœur fit une autre embardée. Les souvenirs s'emballaient encore dans ma pauvre tête.

    Elias...

    Elias, qui avait vu en moi quelque chose que je n'avais découvert que très longtemps après.

    Elias, que j'évitais au lycée comme la peste.

    Elias, que j'avais fui comme s'il m'avait violé alors qu'il m'avait seulement embrassé. Les moments spéciaux que j'avais vécus avec lui me revenaient comme le reflet d'un miroir. J'avais à peine quinze ans et rangé dans un coin de mon cerveau tous les fragments d'une histoire que je gardais pour moi seul. Les derniers mois de lycée sans lui, j'étais revenu à mon état antérieur, comme si les mois passés à ses côtés n'avaient été qu'une expérience étrangère à ma vie réelle. J'étais redevenu l'ado qui passait son temps entre la bibliothèque et ses cours de musique. Un adolescent mutilé de quelque chose qu'il n'avait pas compris à ce moment-là, et qui avait tout foutu en l'air à cause de son immaturité.

    Si j'avais su...

    Je n'avais pas été plus malin avec Nelson. Il me demanda de l'épouser à la fin de nos études, six ans après notre rencontre sur le campus. Notre vie était financièrement stable. Moi j'avais obtenu le poste que je briguais, lui, était vétérinaire et travaillait dans un cabinet spécialisé dans les soins aux animaux sauvages. Notre appartement était petit, mais confortable. Nous avions tout pour être heureux.

    Tout changea quelques mois après nous être dit oui pour la vie à la mairie de Redding accompagnés de nos parents et de quelques amis. A la seconde où il reçut une offre pour travailler dans une réserve au Kenya. Il prit très mal mon refus de quitter mon travail pour le suivre dans un pays où je me retrouverais à des kilomètres de la civilisation et sans emploi. Il refusa la proposition, mais commença à sortir sans moi, me donnant des prétextes que je ne gobais pas, mais que j'acceptais comme un idiot. J'étais attristé par son changement d'attitude que je ne comprenais pas. Nelson avait toujours été un électron libre. C'est ce qui me plaisait chez lui. Il parlait de parcourir le monde depuis le début de notre relation et rêvait de travailler dans une réserve en Afrique ou au Costa Rica. Il pensait certainement qu'une fois mariés, j'accepterais plus facilement de tout quitter pour le suivre. En réfléchissant bien, il m'avait envoyé plusieurs messages subliminaux pour me faire comprendre qu'il réaliserait son rêve coûte que coûte. Comme la fois où il avait acheté un tas de cartes postales qui représentaient des animaux sauvages en me disant "Quand nous serons en Afrique, pas besoin d'en acheter pour les envoyer à la famille, nous aurons ce qu'il faut". J'avais ri sans tenir compte de ses paroles. Moi, je focalisais sur mes études et fermais les yeux sur ce que je considérais comme des paroles sans importance. Je ne voyais que ce qui m'intéressait et occultais ce qui me dérangeait le plus.

    J'étais amoureux.

    L'amour rend aveugle.

    Moi, je portais des œillères.

Nos disputes devinrent journalières toujours sur le même sujet. Petit à petit, il était plus distant. L'amour s'évanouissait lentement, je le sentais s'estomper comme une fumée qui s'évapore. Je le voyais dans son attitude distante, sa froideur. Je n'osais pas le questionner, sa réponse me faisait peur.

    Je me sentis trahi et plus malheureux que jamais. En réfléchissant à tout cela, je me rendis compte qu'il avait toujours été comme ça. Il n'avait jamais cessé de faire la fête sans moi avec ses amis. Je passais mes samedis avec un groupe de musiciens. Jusqu'au jour où je le surpris au détour d'une rue enlacé à un autre homme, beaucoup plus jeune que nous.

    Je lui sautai dessus en lui demandant des explications quand il rentra ce soir-là, il eut le culot de nier. Je n'insistai pas, mais à partir de ce jour-là, il devint un étranger. J'entamai une procédure de divorce, attendant la date de l'audience qui ferait de moi un homme célibataire à nouveau. J'étais anéanti.

    Deux mois plus tard, l'avocat nous envoya les documents nous convoquant au tribunal pour le mardi suivant avec le juge qui traiterait notre dossier. Nous devions être présents tous les deux pour signer le divorce à l'amiable. Il m'avait assuré qu'il prendrait l'après-midi pour régler notre situation au plus vite.

     Je sortis de mon lit ce matin-là avec le même rituel que d'habitude. Un jour qui ressemblait à tous les autres. Comme si quelques heures plus tard ma vie n'allait pas radicalement changer.

    Machinalement, je répétai les mêmes gestes, je sortis de la chambre d'amis que j'occupais depuis quelques mois les cheveux en pétard, et m'installai prendre mon café au lait avec quelques tartines beurrées. Je saluai Nelson qui sortait de la douche. Pendant quelques heures, encore, il était toujours mon mari. Je lui adressai un bonjour rapide et distrait me disant qu'il n'y en aurait pas d'autres.

    Je filai me doucher et me préparer pour partir travailler en le laissant boire son café, seul.

    Quelques mois plus tôt, je lui aurais proposé de venir me rejoindre sous le jet, mais il aurait refusé ma proposition en riant. "Je suis à la bourre" m'aurait-il répondu en rangeant son mug de café qu'il avalait debout, comme d'habitude.

    Nous serions sortis de chez nous, moi habillé de mon éternelle chemise et d'un pantalon de costume. Je n'aurais pas oublié de lui rappeler combien son jean lui allait bien avec son polo bleu. Nous étions toujours pressés, mais nous marcherions jusqu'à nos voitures en nous tenant la main. Quelques mois auparavant, le soir, après le dîner, j'aurais encore senti sa peau contre la mienne dans notre lit.

    Toutes ces manies, ces choses qui me paraissaient routinières et normales, prenaient un autre sens maintenant. Comme si mon monde allait s'arrêter.

    Je l'aurais embrassé, il m'aurait rendu le baiser, rapide, bref. Je ne prononcerai pas un mot, lui non plus. Nous nous séparerions d'un signe de la main en nous souhaitant bonne journée.

    Mais tous ces gestes, cela faisait longtemps qu'il avait oublié de les faire.

     Il ne rentra pas ce soir-là et le suivant non plus. J'appelai le commissariat et deux jours plus tard, ils me contactèrent pour me dire que sa voiture avait été retrouvée abandonnée dans un quartier de Redding, mais que tout était clean à l'intérieur. Ils fouillèrent le véhicule qui ne montrait aucune trace d'agression. Je retournai la maison de fond en comble paniqué. Que lui était-il arrivé ? Finalement, en regardant bien, je me rendis compte que ses papiers les plus importants n'étaient plus là et qu'il manquait quelques vêtements dans sa penderie. Notre compte commun avait été vidé quatre jours plus tôt et la somme transférée sur son compte personnel et retirée en espèces. D'après la police, sa disparition n'était pas inquiétante. Certaines personnes disparaissent tous les jours pour changer de vie en laissant tout derrière eux. Et c'est tout ce que je retins. Nelson s'était volatilisé emportant avec lui les derniers sentiments que j'avais pour lui et la totalité de nos économies.

    Pourquoi avait-il fait ça ? Pourquoi ne m'avait-il pas permis de me reconstruire et me laisser faire le deuil de notre amour sans me sentir aussi misérable ?

    Je venais de perdre d'une manière tordue l'homme que j'avais aimé pendant cinq ans. Il m'avait abandonné sans prévenir avant de signer les papiers et me rendre officiellement ma liberté. Deux ans s'étaient écoulés depuis, mais je savais qu'il était vivant quelque part. Plusieurs appels anonymes me l'avaient prouvé ces deux dernières années. Se sentait-il coupable d'avoir agi de cette manière ? De m'avoir lâchement laissé au bord de la route avec un tas de dossiers administratifs à régler ? De m'avoir laissé fauché comme les blés ? Il m'avait fallu presque deux ans pour remonter la pente moralement et financièrement.

    Il ne parlait jamais à l'autre bout du fil. Mais j'étais certain que c'était lui. La colère remplaça peu à peu la peine. Il ne me restait que les souvenirs lointains que je tentais de gommer et qui devenaient un peu flous à force de les rejeter. Mais ils étaient toujours présents et s'incrustaient encore de temps en temps.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top