Chapitre 11
ELIAS
Je descendis du taxi devant le petit monastère. Rien n'avait changé, la cour semblait toujours aussi bien entretenue. Seule la nouvelle porte d'entrée donnait une touche de modernisme au bâtiment qui abritait les sœurs. Neuf ans après mon départ, j'étais de retour en Ecosse. Je venais d'être nommé Diacre de la paroisse du quartier nord d'Inverness, après une licence en lettres classiques et une autre en théologie. Après six années de séminaire, j'avais accompagné un prêtre missionnaire en Namibie, pour aider une communauté de religieuses qui recueillait des enfants abandonnés par leurs familles et destinés à l'adoption. J'avais joué les maîtres d'école, et si cela n'avait tenu qu'à moi, je serais resté là-bas. Simplement, parce qu'auprès des enfants, je m'étais senti utile et à ma place. Une chose me tenait à cœur cependant, revenir à l'endroit où j'avais traîné ma misère pour mettre mes affaires en ordre et revoir les religieuses qui m'avaient tendu la main.
Il me restait à faire une année de formation apostolique aux côtés du curé de la paroisse avant d'être ordonné prêtre. Il ne me restait rien ici, pas de famille, pas d'amis, mais j'étais à l'endroit où j'avais eu le sentiment d'être redevenu une personne pour la première fois depuis des mois. Un être humain qui intéressait quelqu'un. Du moins, après la rencontre fortuite avec sœur Marie et sœur Julia. Neuf années s'étaient écoulées, mais je savais que quelqu'un m'attendait. Marie. La jeune nonne joviale et joyeuse qui inondait le couvent austère de ses rires et de sa bonne humeur. Même les religieuses les plus strictes finissaient par sourire devant son exubérance, pas un jour où je n'avais pas pensé à elle. Combien de fois m'avait-elle téléphoné à Édimbourg, en catimini de la mère supérieure pour me demander si j'allais bien, ou si j'avais besoin de quelque chose. Souvent.
Elle m'avait aidé à constituer mon dossier de bourses pour entrer à l'université. Elle était jeune, mais parlait de Dieu avec un amour gigantesque, jamais je n'avais entendu quelqu'un parler avec cette ferveur, cette passion. Même pas ma mère qui faisait partie des grenouilles de bénitier étroites et excessives qui se fourvoient dans un attachement aux détails et aux superstitions. Marie avait été la partie la plus importante dans ma reconstruction. Elle avait un peu remplacé mes parents avec ses attentions. J'avais été pour elle, j'en suis certain, ce frère qu'elle n'avait jamais eu. Elle n'avait que cinq ans de plus que moi et m'avait sauvé, j'en étais persuadé, de la prostitution.
Je l'aperçus qui zieutait derrière la grande fenêtre donnant directement sur l'allée pavée. Un sourire se dessina sur son visage quand elle me vit. Je savais qu'elle m'attendait. J'avais téléphoné au presbytère la veille pour confirmer la date de mon arrivée au père Nicklaus, le curé que j'allais seconder dans la paroisse du quartier. Je m'arrêtai, la main sur la poignée du portail, et la regardai courir vers moi les bras tendus. Elle était comme ça, Marie, un rayon de soleil dans cet endroit où le silence et la retenue étaient de mise.
— Elias !
Je poussai le vieux vantail rouillé et laissai tomber mes deux valises au sol pour la rejoindre, la prendre dans mes bras et la faire virevolter autour de moi. Elle était légère comme une plume et son rire cristallin qui m'avait tant manqué sonnait à mes oreilles comme une mélodie.
Peu m'importait ce que les autres membres de la communauté pouvaient penser de ces effusions.
Bon sang, retrouver un peu de chaleur faisait du bien !
— Bonjour, Elias, dit une voix derrière moi.
Je lâchai Marie et me retournai.
— Julia ! Comment vas-tu ?
— Ça va, m'assura-t-elle. Viens ici que je te fasse un câlin moi aussi, après tout, c'est une exception, non ?
Oui, ça en était une. Les épanchements de ce genre étaient plutôt malvenus dans ce genre de communauté. Elle était moins démonstrative que Marie, mais tout aussi douce et gentille.
J'avais été affecté dans cette paroisse à cause de mon passé douloureux. C'était un passe-droit et une exception, je le savais, mais je tenais vraiment à faire mon apostolat ici. La mère supérieure avait demandé au père Nicklaus d'interférer en ma faveur auprès de l'évêché et d'appuyer mon souhait. Je savais qu'une fois ordonné, je devrais faire mes valises et partir. Je comptais faire une demande pour devenir prêtre missionnaire dans un pays pauvre où l'on aurait besoin de moi.
— Viens, je t'ai préparé ta chambre pour ce soir au presbytère, m'assura Marie. Mais d'abord tu te reposes un peu, nous avons préparé un gâteau pour ton retour.
— Vous avez fait un gâteau pour moi ? M'étonnai-je. Voilà qui va droit dans le cœur d'un homme.
— Tu es bête, répondit-elle en riant, me poussant légèrement avec le coude.
Les nonnes m'attendaient, installées autour de la table, au centre de laquelle trônaient un gros gâteau au chocolat, quelques verres et deux bouteilles de cidre. Un moment de retrouvailles qui pour une fois dura plus d'une heure. Les questions pleuvaient sur mon séjour en Namibie. Elles me racontèrent quelques anecdotes. Il se passait pas grand-chose au sein d'un couvent, alors le moindre incident devenait le sujet de conversation à table. C'était un jour un peu spécial. Pour une fois, la mère supérieure ne semblait pas pressée de renvoyer les religieuses à leurs tâches journalières.
— Tu comptes donc devenir missionnaire ? Me demanda mère Pierre-Élise.
Chaque fois que je prononçais son prénom, je me demandais dans quel calendrier elles l'avaient trouvé. Marie m'avait expliqué, un jour, que le changement de prénom était un acte symbolique d'engagement de la personne. Elle avait reçu celui de Marie-Solange lors de son noviciat. Son prénom de naissance était Laïa.
— Oui, répondis-je simplement.
— Je te félicite Elias, m'assura la supérieure en joignant ses mains. Tu n'as pas choisi la facilité.
À la tombée de la nuit, j'acceptai de dormir au presbytère. C'était le père Edwards, le prêtre qui officiait à l'époque qui m'avait conseillé la faculté d'Édimbourg pour les études de théologie. D'après lui, c'était la meilleure. Ce fut là-bas, qu'un généalogiste mandaté par un notaire se présenta trois ans plus tard et m'annonça qu'il m'avait localisé grâce à mon oncle. Le notaire pensait que j'étais parti avec Declan en Argentine. Je ressentis beaucoup de peine d'être parti comme un voleur, car malgré son désintérêt à mon égard, je n'avais manqué de rien. Poussé par le remords, je me rendis à Glasgow et le localisai avec l'aide de Kells, le garagiste, à qui il avait laissé son numéro de téléphone et auquel j'expliquai aussi les raisons de ma fugue.
Declan, je l'avais contacté pour m'excuser de mon départ. Il sembla surpris de mon appel auquel il ne s'attendait pas, mais au ton de sa voix, je compris qu'il était soulagé. Nous avions discuté calmement. Il avait parfaitement compris mon souhait de ne pas m'expatrier et du choix que j'avais fait. Non sans me rappeler que j'avais mis un beau fouillis dans sa vie avec ma fuite. Il était rentré de Buenos Aires dès que son ami garagiste l'avait alerté de mon absence au travail. Il ne compris pas quand je lui expliquai que j'avais eu l'impression d'être une charge. Il avait l'impression de s'être comporté aussi bien qu'il le pouvait envers moi. Il s'excusa et m'assura m'avoir cherché. Je le crus. Compte tenu de son parcours de vie et de sa décision de quitter l'Irlande très jeune, il comprenait que moi aussi je puisse décider de rester. Alors il n'avait pas appelé la police. Il avait simplement quitté l'Ecosse à la date prévue, espérant que je revienne frapper à sa porte.
Il m'avait fallu arriver à l'âge adulte et essuyer quelques ennuis pour me rendre compte que j'avais agi comme un abruti. Mais ce n'était pas pour m'annoncer une mauvaise nouvelle que le généalogiste me cherchait, c'était pour m'inviter à me rendre chez le notaire d'Inverness pour récupérer ce que mes parents avaient laissé et dont j'étais le seul héritier. Quelques semaines plus tard, j'encaissai un chèque avec une somme conséquente que je plaçai à la banque. Le montant des indemnités versées par un contrat d'assurance vie que mon père qui était comptable dans une grosse société avait souscrite à son travail, et l'argent du préjudice pour la mort de mes parents payé par l'assurance du chauffeur du camion. Le tout avait été gardé sous tutelle en caisse de dépôts et consignations jusqu'à mes 21 ans. J'étais à l'abri du besoin.
Quand je songeais aux mois que j'avais passés dans la rue à crever de faim, alors qu'un chèque dormait tranquillement dans les caisses de l'état ! Personne ne m'avait parlé d'un éventuel dédommagement.
J'aspirais toujours au sacerdoce à ce moment-là, mais si cet argent était tombé entre mes mains les mois où tout allait mal, nul doute que ma vie aurait pris un chemin différent.
— J'ai mis du parfum à la vanille sur tes draps, me dit sœur Marie en ouvrant la porte de la chambre du presbytère qu'elle avait préparée à mon intention. Le père Nicklaus est absent jusqu'à demain il est désolé de ne pas être là pour te recevoir.
— Merci, lui répondis-je en lui tapotant l'épaule. Mais je repars chez moi demain matin, la maison est fermée depuis trop longtemps.
— Je sais, tu nous l'as dit Elias, assura sœur Julia, mais tu sais que normalement tu devrais loger ici. Le prêtre a été surpris de ta décision de vivre en dehors du presbytère.
— Ça ne se fait pas, Elias ! reprit sœur Marie.
— Je préfère être seul, ne le prenez pas mal s'il vous plaît.
Je les serrai dans mes bras en riant doucement. Elles repartirent en grognant un peu. Il ne me fallut pas longtemps pour tomber dans le lit étroit et m'endormir comme une masse. Le voyage m'avait épuisé.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top