Jour 2 (durant la nuit)

Jour 2 (durant la nuit) :

Je ne vais pas m'avancer jusqu'à dire que je suis tranquille depuis lors, à lire paisiblement dans ma chambre bizarre. Ce serait mentir – parce qu'au fond, on ne peut jamais être vraiment tranquille chez un homme aussi étrange que M. Lanthane ; mais il faut avouer que j'y goûte un repos inespéré ; la lecture de quelques pages me font l'effet d'un coin de feu, et la lumière douce du lampadaire en fer forgé, juste au pied de mon lit, me procure quelques rayons qui, à défaut d'égaler le soleil, peut au moins m'effacer un peu du vampire qu'on a voulu me devenir voir, en me reclusant dans ces horribles ombres.

Cela dure jusqu'à cinq heures.

Je le saurai plus tard, mais exactement, cela dure jusqu'à cinq heures quinze ; la précision est importante ; car soudain, me faisant lever le nez de mon livre, un boucan de tous les diables monte dans le manoir, – chargé de cliquetis, de cris, de rumeurs guerrières ; quelqu'un en exhorte un autre à se dépêcher ; des pas crépitent dans les couloirs, – qu'on me pardonne, j'ai l'âme curieuse, – je ne trouve donc rien de mieux que de me lever pour jeter un œil hors de ma chambre.

Mal m'en prend. Ce que je vois alors surpasse toutes mes attentes ; une cohorte de domestiques hurlants vient de s'engouffrer dans le corridor.

Il y a des femmes de chambres, qui soulèvent précipitamment leurs jupons pour galoper de tous leurs pieds ; des valets en livrée très élégante, qui tiennent leurs perruques à deux mains, de crainte de la perdre dans leur course effrénée ; et puis, à leur tête, j'aperçois avec stupeur Ismaël Ferreau, – le gardien des serrures, qui crie aux autres de se dépêcher, et qui lui-même court de toute la longueur de ses jambes.

Ils portent tous des lanternes sourdes pour s'éclairer, qui jettent leurs lumières chaotiques sur les murs de grosses pierres.

On dirait un peloton d'insurgés, qui se ruent dans une prison pour y faire leur révolte. Tous filent avec précipitation, avec désordre, avec leurs lueurs jaunes et rouges qui sursautent dans l'obscurité pierreuse du corridor, – leurs perruques et leurs longues jambes ; mais le plus étrange, remarqué-je après quelques secondes, c'est les coucous bizarres que certains tiennent dans leurs mains, qui cliquettent horriblement, dans le vacarme de la cavalcade, secouant leurs engrenages de cuivre en hurlant des « coucou ! Coucou ! » à s'en déchirer la gorge ; et ils sonnent comme des horribles pendules ; il me semble, à cet instant-ci, que tout le monde dans ce château est bel et bien fou.

D'abord, il n'est que cinq heures et quart.

Cependant les coucous sonnent.

Il a bien fallu que quelqu'un les règle à la mauvaise heure ; j'y songe justement lorsque la pendule de ma chambre (qui, je le saurai un peu plus tard, retarde légèrement) se met à cracher des coups de gong puissants, qui ébranlent tout le manoir, et m'assourdissent du même coup.

À cet instant, je ne puis plus rien voir, car la troupe de domestiques empressés passe justement devant ma porte et me bouche toute la vue. Lorsque je puis enfin recouvrer mes esprits et mon ouïe, ils sont passés, – et déjà leurs cris disparaissent dans les couloirs du château.

Que faire ? Les suivre, je résous ; ils vont bientôt s'enfuir, et je ne saurai rien du mystère ; alors, d'un bond résolu, je suis hors de ma chambre, et, plein de fièvre comme les autres, je cours sur leurs traces.

Je ne suis pas un mauvais coureur ; en quelques minutes, je les ai rattrapés. Ils se sont agglutinés contre la porte d'entrée et y donnent une pluie de coups de poings, avec forces hurlements.

Puis certains se collent au battant, l'épaule contre le bois, et se mettent à s'y presser avec l'énergie du désespoir ; tout cela, ils le font en criant comme tout un peuple en colère ; alors une femme de chambre court trouver une lourde barre de bois, – avec certains de ses collègues ils la traînent jusqu'à la porte, et, à ma grande surprise, entreprennent de se barricader.

Ce n'est pas chose facile.

En effet, – et je viens tout juste de le réaliser – ils ne cherchent pas le moins du monde à sortir.

Ils veulent empêcher quelqu'un d'entrer.

Ce quelqu'un doit au moins être un géant, du moins c'est mon avis – car le battant tremble, craque sous les coups redoublés d'une masse énorme, que ces pauvres domestiques, rouges et suants, avec leurs seules épaules, tentent de réprimer ; ils y ont bien du mal, croyez-moi ; leurs bottes et leurs souliers glissent sur la pierre ; ils ont posé leurs lanternes sur le sol, et elles jettent une étrange lumière, une lumière de feu, de guerre, – un lumière au halo brutal et au cœur aveuglant.

Tout cela projette d'étranges ombres sur leurs visages, crispés par l'effort.

On a ici une étrange chose, bruyante et à peine humaine, qui s'arc-boute contre la porte – tandis que la porte en question plie sous les coups du visiteur si durement repoussé.

La poutre de bois craque ses gémissements – elle ne barricade plus grand-chose ; alors Ismaël, émergeant de la mêlée de toute sa haute taille, se redresse soudain, le souffle court, les yeux écarquillés, et s'écrie avec horreur :

— La fenêtre ! QUE QUELQU'UN S'OCCUPE DE LA FENÊTRE !

Avec peine, quelques domestiques se détachent de l'effort, pour se ruer sur une petite fenêtre en meurtrière, un peu plus haut sur le mur, par laquelle passerait difficilement un petit oiseau.

Ils font vite, mais trop tard !

À ma grande horreur, ce qui me paraît être une branche énorme s'engouffre par la meurtrière ; la chose rue avec violence, se secoue par l'ouverture, – tente, je le comprends vite, – d'ouvrir un jour dans le mur, en effondrant toute la pierre autour de la fenêtre ; et les domestiques paniqués se saisissent de la branche de toutes leurs mains, s'y cramponnent avec une douleur difficile à imaginer, comme des enfants désespérés qui agrippent de toutes leurs forces, tout ce qu'ils ont ; mais la chose – appelez cela comme vous le voulez – se secoue toujours, frappe la fenêtre, incontrôlable, tel un animal sauvage, tel un oiseau pris au piège.

Toute la mêlée se jette sur la branche, tentant de l'immobiliser.

Ce n'est pas une mince affaire. Plusieurs sont frappés, d'autres, blessés, – un même s'effondre au sol, affreusement assommé.

La chose se débat ; c'est alors que j'aperçois un détail qui me heurte comme un éclair.

C'est à l'instant même où un rayon, plus fort que les autres, des lanternes, frappe la branche de toute sa puissance.

Alors un éclat de lumière rouge me perce l'œil.

Je titube ; jamais une branche n'aurait rendu une telle lumière ; alors, avec un malaise étrange, je réalise en quoi est faite cette chose ; elle est en cuivre.

Du cuivre ! Toujours et encore du cuivre !

Quelle monde bizarre !

Alors une femme de chambre se jette sur la branche et la recouvre tout à fait ; je ne puis plus la revoir en pleine lumière de toute la bataille ; mais le fait est certain, avéré, trop extraordinaire – ils se battent contre le cuivre d'un bois étrange.

Puis, soudain, les coucous se rouvrent avec un cliquetis métallique ; et, crevant singulièrement l'air de la mêlée, ils crachent un « coucou » perçant, – ils font leur bruit bizarre de grelot,...et la branche s'immobilise.

Tous les domestiques se taisent, font un pas en arrière.

Alors, comme avec résignation, la branche se dégage de la fenêtre, – se retire sans un bruit, et c'est le silence.

...Étrangement lourd.

Les domestiques, le souffle court, reprennent lentement leurs esprits ; certains s'occupent des plus abîmés, d'autres soutiennent ceux qui ne peuvent plus marcher ; au milieu de tout cela, Ismaël Ferreau – toujours debout mais le sourcil fendu – parcourt ses troupes d'un œil mélancolique, comme un général avisant l'état de son peloton après une bataille sanglante ; cependant, la porte n'a pas cédé, – la plupart des domestiques ne présentent que de légères contusions au visage, – on peut donc dire que le bilan est bon.

Je pourrais, à cet instant, remonter les couloirs, – m'enfuir de nouveau dans ma chambre, et ne plus rien dire de tout cela...si le regard du jeune gardien des serrures ne croisait pas le mien...s'il ne me voyait pas à cet instant, et ne fronçait pas les sourcils.

— M. Songebrume ? Lâche-t-il, intrigué.

Bien obligé de répondre – comme un gamin pris en faute – je grimace :

— Bonjour, M. Ferreau...

L'autre jette un regard aux domestiques qui pansent leurs plaies, en me regardant d'un air interrogateur. Puis il reprend :

— Que faites-vous ici ?

Devant une telle question, j'opte pour un repli raisonnable :

— Je vous ai vus passer...je voulais juste savoir où vous alliez.

— Et vous avez eu tort, me coupe sévèrement Ismaël. Elle aurait pu sérieusement vous blesser. Vous avez été inconscient, monsieur Songebrume.

— Qui ça, elle ? M'enquière-je, curieux.

— La bête, répondit gravement Ismaël...

« ...La bête de cinq heures et quart.

« Maintenant, retournez dans votre chambre, s'il vous plaît,...et ne posez pas tant de questions.

La bête de cinq heures et quart ? Quelle étrange chose, songé-je ; probablement une invention de leurs esprits embrumés ; et pourtant, j'ai vu cette branche énorme,...ce cuivre malsain...et toute cette agitation, bien réelle pourtant.

Comment ne pas y croire ; peut-être deviens-je fou, moi aussi ; peut-être n'est-ce qu'un rêve bizarre, la création de mon cerveau fébrile. À cet instant, je voudrais revenir à ma tempête, – le néant est toujours mieux que cette folie latente !

Un néant noir, indolore, – un néant anesthésié comme une fièvre opaque ; tout plutôt que ce monde de bois cuivreux et de pierre obscure, de neige bleue, de Jules Verne et de nuit trop longues !

Il me semble que ce pauvre fou, ce respectable M.Lanthane, a réellement torturé la nature jusqu'à créer tous ses automates étranges, à tatouer la figure d'Ismaël et rendre mademoiselle Isabelle aveugle... : nous ne sommes rien d'autres que ses gargouilles de cuivre dans son manoir obscur, que ses hirondelles de métal qui doivent nicher sous ses charpentes.

Néanmoins on semble toujours en savoir plus que moi, et Ismaël paraît bel et bien être un homme de confiance – je résous donc de remonter dans ma chambre, de me replonger dans un livre ou un sommeil libérateur, et de ne plus rien m'enquérir de tout cela.

Cette décision me paraît sage.

Il faut dire qu'on me laissera tranquille jusqu'au matin ; les pendules ne sonneront plus, ou seulement d'un timbre étouffé ; et je dois avouer que je m'endormirai, le nez sur un Jules Verne, – puisqu'on ne trouvait que ça dans toutes les bibliothèques.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top