Jour 1
JOURNAL DE PIERRE SONGEBRUME
(destiné à sa famille si on ne le retrouve pas vivant)
1882
jour 1 :
On affirme que la nuit de Noël est propice aux miracles.
Je n'en sais franchement rien.
Il neige ; le blizzard s'est soulevé depuis une heure ; depuis une heure me voilà marchant dans plus d'un mètre de grosse poudreuse, sans cesse assourdi, terrassé, anéanti comme une simple poussière, battu par les vents, fouetté, aveugle, les membres cinglés par les bourrasques, souffrant milles maux dans le froid, aussi aigu qu'une lame de rasoir ; et le vent me bat les os, s'engouffre par mes épaules, ruisselle affreusement dans mon cou, en hurlant comme un fantôme furieux – chaque pas me coûte. Il semblerait que ce blizzard-là puisse me retourner comme un vieux parapluie.
Je ne vois plus rien. Mes cils ont gelé. Le vent forcit, vocifère, m'insulte, me bat de milliards de flocons qui me fouettent la figure, me cisèlent avec colère, m'étouffent, me saignent les poumons d'un froid glacial.
L'ouragan...l'ouragan emporte la grêle et la neige hors de la terre ; il soulève la poudreuse, l'arrache, la brise, l'emporte ; les flocons furieux tourbillonnent avec fureur, tombent, hurlent, battent de l'aile frénétiquement – et le blizzard tout entier pèse sur ma poitrine, la gèle, m'étouffe, tire mes bouffés effroyables hors de mes lèvres. Il aspire le tout dans une spirale monstrueuse. Et moi, seul je ne sais où, aveugle, sourd, gelé jusqu'à la moelle, à peine capable de mettre un pied devant l'autre, aussi maladroit qu'un chaton nouveau-né au milieu de la tourmente, je tente péniblement d'avancer, ridiculement petit et fragile dans le grand tourbillon blanc de l'hiver.
Tout cela hurle. Tout cela mugit. Un vacarme épouvantable siffle à mes oreilles – il me semble que si une bombe explosait dans les environs, à côté de ma tête, soulevant des geysers de neige furieuse cravachés par l'ouragan, je pourrais à peine l'entendre...juste avant d'être soufflé par la déflagration ; – tout est blanc ; d'un blanc effroyable, meurtrier, aussi violent que l'œil d'un cyclone, et les flocons blancs sifflent comme des balles, fugitifs, douloureux, – luisants et aigus, aussi glacés que le fil d'un couteau. Ils me blessent le visage, me fouettent avec colère. Je n'ai que mes mains et mes bras pour protéger ma figure – et encore, je ne suis pas vraiment certain de disposer encore du contrôle de mes extrémités. Tout mon corps est agité de frissons glacés, ma douleur est source d'une grande fièvre, moite et grelottante ; chaque pas...chaque pas m'arrache de longs gémissements, comme un chien qui se noie. Je n'ai plus de forces. Le vent me fait reculer, me pousse, me rabat sans pitié vers des sols que j'ai déjà foulés. Les flocons viennent en renfort. Aveuglé, meurtri, glacé,...incapable d'avancer, battu par un froid polaire, mes genoux cèdent.
Me voilà ridiculement petit dans toute cette confusion, dans ce blanc qui me lacère la peau, qui mugit avec violence, qui me gèle, me tue, m'abat. Mes larmes ne peuvent pas couler – elles givrent au coin de mes paupières. Je ne peux pas crier non plus – ma voix est emportée par l'ouragan, arrachée à mes lèvres, pour s'écraser plus loin, avalée par les mètres de poudreuse. Je suis faible, engourdi, terrifié.
Avec un gémissement, je m'écroule dans la neige.
Mon corps, tel une ombre déjà morte, s'abat comme un arbre tranché net. Je n'ai plus aucun espoir de revoir le soleil ; il fait soudain sombre, et horriblement froid ; le gel craque.
Mon visage s'enfonce avec abandon dans la poudreuse.
Alors mes oreilles s'emplissent de glace, la neige me gagne, m'entoure, comme des bras glacés, me susurre d'abandonner, de venir la rejoindre...
Je n'ai plus aucune force. Il fait bizarrement calme. Aucun bruit ne vient troubler ma solitude. Au loin, – à la surface, mille lieues au-dessus, la tempête vocifère, soulevant avec colère la poudreuse de la lande ; et puis une étrange langueur glacée m'étreint soudain. Un frisson glacial s'empare de mes membres inertes. C'est un bourdonnement pernicieux qui s'insinue dans mon crâne, une faiblesse de plus en plus bizarre, un appel gelé, tentant, amer ; mon cœur se met à battre comme un oiseau affolé – pourtant, le froid me gagne ; et lorsque la mort me recouvre, doucement, avec toute la délicatesse qu'elle me doit, un calme plat a laissé place au tourbillons, aux hurlements, à la douleur, aux flocons aiguisés comme des rasoirs.
La neige a une douceur ouatée et mortelle qui me berce horriblement...
Je sens l'ouragan, là où ma mort n'a pas cours, qui soulève les pans de mon manteau, avec fureur, qui me martèle de ses flocons, comme pour m'exhorter à me battre encore. Je n'ai plus qu'à rester allongé, là, dans la neige de la lande, seul et gelé, comme un petit être mort, une hirondelle prise par le froid, paisible et souriant.
Je n'ai plus qu'à fermer les yeux.
Je gèlerai.
La tempête sera risible.
Je ne serai rien d'autre qu'une petite âme frissonnante, sans manteau ni jaquette, qui recherche son chemin pour le ciel, parcourant la neige d'un œil mélancolique.
La mort a tant de bons côtés ! Il y en a mille autres !
Et dire qu'au-dessus, il n'y a que le froid, les larmes qui gèlent, les flocons qui vous battent, les cris qui s'envolent et la poudreuse qui s'arrache !
Je n'ai jamais aimé le monde.
Voilà une bonne excuse pour l'abandonner...
Il suffit juste d'admettre que plus jamais on entende parler de Pierre Songebrume ; tant d'avantages pour un prix si ridicule !
Pierre Songebrume...Pierre Songebrume...
Quel nom...
Quelle torpeur...
Quelle mort idiote...
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