30. Préférence hémisphérique
Je sens bien que les autres ne me comprennent pas. Je sais que "les autres" est une appellation vague, qui désigne tout le monde et personne à la fois. Le problème, c'est que je n'ai plus cette énergie pour voir l'exception dans la masse. Sans doute que certains me comprennent, mais il m'est impossible de les repérer. C'est comme si la douleur changeait la perception que j'ai du monde, changeait ma manière de bouger et de parler, changeait même ce qui se passe dans mon univers onirique. C'est comme si je ne parvenais plus à me comprendre. Alors comment en vouloir aux autres si je suis étrangère à moi-même ?
C'est dans ce contexte d'incompréhension de ce que je suis que je le rencontre. Il est docteur en psychologie et intervient dans la boîte de ma tante dans le cadre de stages de récupération de points du permis. Vous voyez ce que c'est ? Une personne qui a roulé trop vite, ou n'a pas mis sa ceinture, téléphoné au volant ou encore roulé en étant d'ivresse, perd des points si elle se fait prendre. Sauf que pour pouvoir continuer de conduire, il faut garder quelques points. Et bien ces personnes, qui sont dans l'illégalité à plusieurs reprises, peuvent assister à ce stage et récupérer ensuite des points sur leur permis. Faire des conneries et ensuite participer à deux jours de stage pour les récupérer, c'est pas beau ça ? J'ai du mal à saisir la logique. Pourquoi s'embêter à contrôler des conducteurs s'ils peuvent récupérer autant de points qu'ils veulent ? Toujours une histoire d'argent : du moment qu'on paye, tout va bien. Et forcément, certains sont favorisés par rapport à d'autres. Mais bon, ce n'est pas le sujet.
Même si je ne sais pas vraiment qui je suis, je sais ce que je veux faire : aider les gens, les soigner, les accompagner dans leurs moments difficiles ! Alors je crois que neurologue est un métier qui me correspond bien. L'année prochaine, direction la 1ère S !
En plus de ce besoin de venir en aide aux autres, j'ai une fascination pour le cerveau et son fonctionnement ! Et là, je sais que même s'il n'est pas médecin, en tant que psychologue, il s'y connait côté cerveau.
Je décide donc de passer cette première journée auprès des stagiaires pour voir ce qu'il raconte, pour apprendre de nouvelles choses, découvrir le domaine de la psychologie qui me semble vraiment intéressant.
Alors je l'écoute parler de la perception qu'on a du risque, de l'impact de la pression sociale dans ces prises de risque, ou en tout cas, dans les transgressions, mais il parle aussi des conséquences des drogues que révèlent certaines expériences.
Cette journée est passée tellement vite ! Mais j'ai le cerveau en compote ! Tout ce que j'ai appris aujourd'hui a entraîné chez moi une suite interminable de remarques et d'interrogations.
Ce soir, j'ai la sensation d'avoir poussé une porte qui me sera alors impossible à refermer tellement ce qui s'y trouve derrière est fascinant ! La psychologie est fascinante ! Le fonctionnement humain est fascinant !
*
Au delà du fait que ce psychologue m'ait ouvert les yeux sur cette discipline dont j'ignorais encore presque tout quelques jours plus tôt, il m'a apporté des éléments supplémentaires dans la compréhension de ma différence.
Lorsque nous nous sommes rencontrés lui et moi, j'étais alors convaincue depuis quelques temps déjà que j'étais bipolaire.
A moins que j'essayais de m'en convaincre pour enfin identifier ce qui était « bizarre » chez moi ? Ce qui est certain, c'est que j'alternais bien les phases d'euphorie, de joie intense avec des phases de profond désespoir.
Alors je répétais sans arrêt à mes parents que j'étais « malade » ou « bipolaire ». Même si ça me faisait vraiment flipper à l'idée d'y être réellement, au fond de moi, ça me rassurait : j'allais enfin pouvoir être reconnue et ma souffrance deviendrait légitime, normale. Ne me crachez pas dessus, c'est débile, j'en ai parfaitement conscience.
Bipolaire. Bipolaire. Folle. Bipolaire.
C'était toujours ces mots qui sortaient de ma bouche lorsque je parlais de moi. Comme si la machine avait rencontré un bug et qu'elle répétait indéfiniment la dernière tâche effectuée, jusqu'à ce qu'un réparateur vienne débloquer tout ça.
Le réparateur, c'était lui.
Après de longues discussions avec ce psychologue, très rapidement devenu un confident et un ami, il me parle de « cerveau gauche » et « cerveau droit ».
D'après lui, la très grande majorité des personnes se serviraient principalement de leur cerveau gauche – devrais-je plutôt dire qu'elles utilisent surtout les fonctions qui lui sont attribuées. On y trouve par exemple l'analytique pour réaliser les tâches étapes par étapes, le temporel pour avoir la notion du temps, le linéaire pour se focaliser sur les détails.
Très peu de personnes fonctionnent majoritairement avec leur cerveau droit qui correspond notamment à l'analogie pour faire des liens ou comprendre les métaphores, à l'intuition, à la globalité pour appréhender les choses dans leur ensemble.
Voilà pourquoi je me sens si différente : j'utilise plus mon cerveau droit, au détriment du gauche, que la plupart des gens que je rencontre. Ceci expliquerait donc le décalage qu'il y a entre les autres et moi !
Je me renseigne alors beaucoup sur ce sujet et cette explication me plait bien. Pendant un temps seulement. Intuitivement, cette différence que je perçois me semble plus complexe qu'une simple préférence hémisphérique. Mais en attendant, j'arrive enfin à mettre des mots sur cette souffrance et cela suffit à procurer chez moi un sentiment de soulagement sans que je puisse véritablement en expliquer la raison.
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