Chapitre 82
Nelly se sent submergée par l'angoisse, une pression oppressante qui s'abat sur elle dès que le silence de la maison s'installe. Incapable de rester inactive, elle se jette dans le nettoyage de la cuisine, comme si chaque coup d'éponge pouvait effacer les traces de la violence de la matinée. Ses mouvements sont rapides, presque mécaniques, mais l'agitation qui la pousse est purement émotionnelle. Elle doit bouger, elle doit se rendre utile, comme pour expier une faute qu'elle ne sait même pas comment formuler.
Elle commence par sortir la vaisselle des placards, chaque assiette, chaque verre, comme si l'ordre matériel pouvait ramener l'ordre dans sa vie. La porcelaine froide glisse entre ses mains, tremblantes mais déterminées, tandis qu'elle les aligne sur le comptoir. Elle ouvre les armoires et vide les réserves, sortant tout ce qui s'y trouve. La méthode est sans logique apparente, mais c'est la seule façon qu'elle connaît pour s'anesthésier, pour repousser le flot de ses pensées, pour éviter de se confronter à la réalité de sa douleur.
L'eau coule à flots, remplissant l'évier alors qu'elle plonge les mains dans la mousse. Le bruit du liquide l'apaise un instant, un son continu qui la maintient concentrée. Elle frotte vigoureusement les assiettes, malgré qu'elles soient déjà propres, comme si elles portaient en elles le poids de sa culpabilité. Son esprit tourne en boucle, repassant sans cesse les événements récents, incapable de trouver le repos.
Le visage de Bertrand flotte dans son esprit. Sa colère brutale, sa violence qui s'est abattue sur elle sans prévenir. Chaque coup de poing, chaque mot tranchant semble encore résonner dans les murs de la maison. Même en nettoyant, elle sent encore sa présence écrasante, comme s'il pouvait surgir à tout moment. La culpabilité l'étouffe, se mêlant à la peur, et elle lave encore plus frénétiquement, comme pour se laver de sa propre honte.
L'odeur du détergent envahit ses narines, mais elle ne s'arrête pas. Ses doigts deviennent rouges et irrités sous l'eau chaude, mais elle continue, aveuglée par un besoin compulsif de rendre cette cuisine parfaite. C'est la seule chose qu'elle sait faire pour essayer de se faire pardonner.
Pardonner quoi ? Elle n'a rien fait de mal, se répète-t-elle, mais une voix intérieure ne cesse de la tourmenter, lui rappelant qu'elle a menti à Bertrand, qu'elle cache la vérité sur Jonathan, qu'elle est responsable de ce chaos.
Les photos des paparazzis défilent dans son esprit, obsédantes. Jonathan et elle, au restaurant, figés dans ces clichés volés qui ont ravivé la fureur de Bertrand. Même si elle n'a rien dit de leur étreinte, même si elle a tout fait pour protéger Jonathan, la trahison semble peser lourd sur ses épaules. Bertrand ne pardonnera jamais, elle le sait. Sa colère plane encore dans l'air, un orage qui menace de revenir, prêt à éclater au moindre faux pas.
Elle arrache l'éponge du fond de l'évier et commence à essuyer le plan de travail, des mouvements secs, précis, méthodiques. Chaque surface doit briller, chaque centimètre doit être impeccable, comme si la perfection de la cuisine pouvait apaiser les tourments de son esprit. Ses pensées se bousculent, cherchant désespérément un moyen de se faire pardonner.
C'est toujours ainsi, se dit-elle, toujours à chercher à tout réparer, à tout arranger, même quand la brisure vient d'ailleurs.
Mais cette fois, c'est pire. Le mensonge qu'elle a tissé pour protéger Jonathan l'étrangle. La culpabilité est un poison qui coule dans ses veines, alourdissant chaque geste, chaque pensée. Si seulement elle n'avait pas... Si seulement elle avait dit non, refusé cet instant de tendresse volé avec Jonathan. Mais son cœur s'emballe dès qu'elle pense à lui, et cela la rend encore plus coupable. Comment peut-elle penser à un autre homme alors que son mari, malgré tout, l'aime, du moins le prétend-il ? Comment a-t-elle pu trahir Bertrand ainsi, même si leur mariage est devenu une prison ?
Pour le meilleur et pour le pire ! pour le meilleur et pour le pire, se répète-t-elle pour se convaincre que les agissements de Bertrand sont légitimes.
Elle serre les mâchoires, réprimant un sanglot qui menace de s'échapper. Ses mains continuent de frotter, alors qu'elle s'efforce de chasser les images violentes de la matinée. Les cris de Bertrand, son visage déformé par la rage, et elle, figée, incapable de se défendre. Le souvenir est trop fort, et soudain l'éponge glisse de ses doigts tremblants. Elle s'arrête, les mains encore plongées dans l'eau, et fixe son reflet flou dans la fenêtre au-dessus de l'évier.
Un long frisson la parcourt, et les larmes qu'elle retenait jusque-là débordent, coulant silencieusement le long de ses joues. Elle s'essuie rapidement le visage du dos de la main, comme si pleurer était un luxe qu'elle ne pouvait se permettre. Non, elle doit rester forte. Pour Louis. Pour elle-même. Mais chaque larme versée témoigne de la douleur enfouie qu'elle essaie d'oublier en nettoyant, en organisant, en effaçant les traces visibles de ce chaos qu'est devenue sa vie.
Alors que Nelly s'affaire à astiquer le moindre recoin du tiroir à couverts, ses mains tremblent légèrement, mais elle les force à rester occupées, concentrées sur une tâche futile. Son téléphone vibre contre sa poitrine à intervalles réguliers, chaque vibration résonnant comme un rappel insistant de la réalité qu'elle tente d'éviter. Elle a coincé l'appareil dans la bretelle de son soutien-gorge, un réflexe bizarre mais devenu habituel, faute de poches.
— Mais pourquoi je l'ai mis là, lui ! grogne-t-elle, agacée par elle-même.
Son esprit, toujours en tension, n'a pas besoin d'un rappel constant de son propre inconfort. Elle n'a aucune envie de parler. L'idée de répondre à un appel la terrifie, car elle sait qu'elle est à un souffle de craquer, de laisser échapper les larmes qu'elle refoule depuis trop longtemps. Et pourtant, son cœur se serre à l'idée que ce pourrait être son père, inquiet, ou peut-être sa sœur Maddy, toujours prête à intervenir. Elle jette un coup d'œil rapide à l'écran.
Jonas.
Son estomac se tord. Elle hésite une seconde, son pouce flottant au-dessus de l'écran, avant de finalement décrocher, plaçant le téléphone entre son oreille droite et son épaule, pour ne pas être gênée dans ses mouvements. Sa respiration est saccadée, mais elle tente d'adopter un ton serein, presque désinvolte, comme si rien ne clochait.
— Oui, allô ? sa voix est plus faible qu'elle ne l'aurait voulu, mais au moins, elle ne tremble pas.
Béni soit l'inventeur du téléphone portable, pense-t-elle, car Jonas ne peut pas entendre les battements précipités de son cœur ni sentir ses mains moites, accrochées fébrilement à l'éponge.
Il y a un silence de l'autre côté, une tension palpable qui fait monter l'angoisse en elle, avant que la voix de Jonas ne brise cette attente suffocante.
— Tu peux m'expliquer ?
Son ton est direct, presque sec, et cela lui fait l'effet d'un coup au ventre. Elle déglutit, essayant de calmer le tremblement qui menace d'envahir son timbre. Ses pensées sont en désordre, chaotiques, mais elle tente de les rassembler.
— Quoi donc ? répond-elle faiblement, espérant gagner du temps, tout en sachant exactement ce dont il parle.
— Ce que tu entends par ton dernier message.
La voix de Jonas a perdu de sa douceur habituelle, elle est plus tendue, et cela la fait souffrir. Nelly fait une pause, ses doigts serrés autour de l'éponge, son regard fixé sur un point dans la cuisine, comme si la réponse pouvait s'y cacher.
— Eh bien, ça me semblait... euh... clair... murmure-t-elle, la gorge serrée.
Sa voix s'étrangle, elle entend à peine sa propre réponse.
— Je... ce qui se passe doit cesser, Jonas.
Son cœur se serre, chaque mot lui fait l'effet d'une trahison envers elle-même, envers ce qu'elle ressent, mais elle essaie de s'y tenir. Il faut que cela cesse. Ça doit cesser. Pour sa survie. Pour Louis. Pour ne pas empirer la situation avec Bertrand.
— Nelly... je ne peux pas. Je t'ai dans la peau, merde !
La détresse dans sa voix la frappe en plein cœur, ravivant des émotions qu'elle tente désespérément d'étouffer. Chaque mot est une lame qui la fait vaciller. Elle ferme les yeux un instant, le souffle court, tentant de ne pas craquer. Ses joues s'empourprent, et une vague de chaleur traverse son corps. Elle voudrait lui dire la vérité, tout lâcher, mais elle se retient, sachant que cela ne ferait qu'empirer les choses.
— Tu ne ressens rien pour moi ? demande Jonas, d'un ton presque incrédule.
Son palpitant s'emballe, ses mains tremblent si fort qu'elle doit poser l'éponge pour ne pas la laisser tomber. Les mots la poignardent ; comment pourrait-elle ne rien ressentir ? Mais comment admettre cela sans tout détruire autour d'elle ? Comment affronter ce qu'elle ressent sans tout perdre ?
— Je n'en sais rien... souffle-t-elle, d'une voix étouffée, comme si elle tentait de nier l'évidence, de se protéger de l'ouragan émotionnel qui menace de tout emporter.
Sa gorge est nouée, incapable d'assumer la vérité. Il y a un long silence, un silence lourd, rempli de tout ce qu'elle n'ose pas dire, de tout ce qu'elle cache, mais qu'elle sent peser sur elle comme une montagne.
— Je ne te crois pas, Nelly, tu mens... sa voix est plus douce, mais plus douloureuse encore, comme si lui aussi se battait contre ce qu'il ressent.
— Je ne peux pas, Jonas, c'est tout...
Sa voix se brise, une larme coule le long de sa joue, qu'elle essuie rapidement d'un geste nerveux.
— Nel... commence-t-il, mais elle le coupe brusquement, la gorge en feu, sentant qu'elle est au bord de l'implosion.
La voix de Jonathan se brise à l'autre bout du fil, et ce simple fait atteint Nelly en plein cœur. Elle se laisse glisser doucement le long du placard de la cuisine, jusqu'à ce que son corps heurte le carrelage froid. Le froid du sol brûle ses blessures, mais elle n'y prête même pas attention, trop accablée par la confusion qui l'envahit.
— C'est... commence-t-elle, la gorge nouée.
— ... perturbant, termine-t-il pour elle, avec une douceur mêlée de douleur.
— Oui.
Sa réponse est un murmure, presque imperceptible, comme si les mots lui échappaient sans qu'elle puisse les contrôler.
— Déroutant. Excitant. Troublant.
Jonathan enchaîne, sa voix plus insistante, mais toujours empreinte de cette tendresse qui la fait vaciller.
— Tu vas me sortir tous les mots du dictionnaire ? tente-t-elle avec un sourire nerveux, mais ses mains tremblent sur ses genoux, trahissant son malaise.
— Tous ceux qui te reflètent, s'il le faut.
Sa réponse la fait frémir, et elle sent une nouvelle vague d'émotions monter en elle, impossible à contenir.
— Jonathan...
Sa voix est plus hésitante, plus fragile.
— Ce n'est pas bien. Tu es fiancé, et moi... mariée. J'ai un garçon qui n'a même pas encore un an. Quelle mère serais-je pour...
— Une mère qui serait aussi une femme. Une femme merveilleuse, Nel.
Sa voix se fait plus douce, comme une caresse qu'elle sent presque physiquement, malgré la distance. Ces mots la frappent de plein fouet. Elle ferme les yeux, serrant les paupières comme pour échapper à la réalité de ce qu'elle ressent.
Tu n'es rien... les paroles de Bertrand ce matin.
Tout en elle hurle que cela ne peut pas être. Qu'elle ne peut pas se permettre de ressentir ça. Pas maintenant, pas dans cette situation.
— Je...
Elle hésite, sa gorge se noue, les mots lui manquent.
— Je ne pense pas... que cela soit possible.
Elle peine à articuler ces mots, chaque syllabe pesant comme un fardeau sur son cœur. Le rejeter, lui... Jonathan, l'homme qu'elle a toujours aimé en secret, depuis ces jours lointains de leur jeunesse. C'est comme renoncer à une partie d'elle-même.
Mais lui, qui est-il vraiment maintenant ? Ils ne se connaissent plus. Treize ans les séparent, et pourtant, la tentation de se raccrocher à ce souvenir, à cette étincelle, la rend vulnérable. Peut-elle briser son mariage, même imparfait, pour une idylle qui appartient au passé ? Pour un rêve ?
Les pensées tourbillonnent dans son esprit, la noient sous le poids de la culpabilité et du doute. Oui, Bertrand est absent. Oui, il est parfois insupportable, voire violent, mais... peut-elle vraiment renoncer à la stabilité qu'elle a construite pour quelque chose d'aussi incertain, d'aussi fragile ?
Un silence s'installe entre eux, et dans ce silence, elle sent le poids de l'indécision. Il y a cinq secondes de vide, des secondes qui lui paraissent une éternité, où chaque battement de son cœur résonne douloureusement dans sa poitrine. Elle se bat intérieurement, incapable de trouver les mots pour mettre fin à cette souffrance qui l'étreint. Finalement, elle inspire profondément et se décide, le cœur en lambeaux.
— Je dois te laisser. Bonne journée.
Les mots franchissent ses lèvres avec une amertume qu'elle ne parvient pas à masquer. Chaque mot lui fait mal, comme s'ils trahissaient ce qu'elle ressent vraiment, comme s'ils détruisaient un espoir avant même qu'il ait eu la chance de naître.
Elle regarde son téléphone, incapable de se résoudre à appuyer sur le petit bouton rouge qui mettrait fin à cet appel. Son pouce hésite, flotte au-dessus de l'écran, tandis que son cœur se serre à l'idée de l'entendre une dernière fois.
— Nelly... je t'aime...
La voix de Jonathan est pleine d'une sincérité qu'elle ne peut ignorer, et ces trois mots résonnent en elle, réchauffant quelque chose de brisé à l'intérieur.
Et puis, le silence.
Le choc de ces mots résonne dans la pièce vide, laissant Nelly seule, adossée contre le placard, le téléphone toujours dans sa main tremblante. Ces trois petits mots... Comment peut-il les prononcer si simplement ? Comment peut-il les dire comme s'ils étaient une évidence, alors qu'elle se sent aussi perdue, aussi incertaine ? Son esprit refuse d'y croire, mais son cœur... son cœur sait. Les larmes commencent à couler, silencieuses, brûlantes, glissant sur ses joues sans qu'elle ne fasse rien pour les arrêter. Elle se sent petite, dévastée, comme prise dans un tourbillon d'émotions trop grandes pour elle.
— Je ne représente rien... murmure-t-elle, se parlant à elle-même, comme pour se convaincre. Mon travail n'a aucune valeur... Que pourrait-il bien trouver en moi ?
Les doutes l'assaillent. Que lui reste-t-il à offrir ? Jonathan n'aime qu'une illusion, une image idéalisée d'elle-même, celle qu'il avait dans ses souvenirs d'adolescence. Elle n'est plus cette jeune fille insouciante et rêveuse. Elle est épuisée, coupable, et piégée dans un mariage qui l'étouffe. Alors, pourquoi ? Pourquoi l'aimerait-il, si ce n'est par nostalgie ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top