Chapitre 66 - Jonas

Six heures trente-deux. Le vibreur du téléphone résonne sans relâche sur la petite table basse. Jonas, encore enveloppé dans la torpeur de son sommeil, se redresse péniblement sur le vieux canapé, sentant son dos protester après une nuit passée dans une position inconfortable. L'esprit embrouillé, il se demande qui peut bien l'appeler à une heure pareille. Il frotte son visage, essayant de dissiper la brume de la fatigue, et tend la main vers son téléphone.

En voyant le nom s'afficher sur l'écran, il soupire profondément. Lola. Il l'aurait presque oubliée. Sa petite amie, fiancée même, un souvenir flou dans l'agitation de sa vie récente.

— Tu sais qu'il est six heures du matin, Lola ? demande-t-il, sa voix encore rauque de sommeil, teintée d'agacement.

De l'autre côté du fil, Lola semble marquée par ce qui semble être une soirée bien arrosée.

— Je te déteste, Jonas Dupré ! marmonne-t-elle, les mots légèrement embrouillés. Je te le dis !

Jonas soupire à nouveau, fermant un instant les yeux. Il n'a pas l'énergie pour gérer ça, pas maintenant.

— Parfait, Lola. Écoute, tu n'es pas dans ton état normal...

— Ne m'interromps pas ! coupe-t-elle brusquement, sa voix devenant soudain plus claire, presque tranchante. Tu ne m'appelles plus. Tu ne prends plus de nouvelles. À croire que je n'existe plus à tes yeux, Jonas !

Jonas passe une main nerveuse dans ses cheveux, cherchant les mots. Il se sent coupable, mais il sait que cette confrontation était inévitable. Il se redresse, pose les pieds au sol et reste silencieux un instant, fixant un point invisible devant lui.

— Je... commence-t-il, mais les mots semblent coincés dans sa gorge.

Il sait qu'il doit être honnête, mais il ne veut pas la blesser. Lola n'attend pas qu'il termine. Sa voix se fait plus tremblante, presque plaintive, son visage dessine une moue enfantine qu'il reconnaît si bien.

— Je faisais tout ce que tu voulais, couine-t-elle, presque en sanglots. Je me suis pliée en quatre pour toi, et toi... toi, tu ne m'appelle plus !

Jonas ferme les yeux, réprimant un profond sentiment de malaise. Il sait que ses paroles vont la blesser, mais il doit être clair. Il ne peut plus prolonger cette illusion. Il inspire profondément avant de parler, essayant de rester calme.

— Je le sais, Lola, dit-il doucement, choisissant ses mots avec précaution. Mais ce n'est pas ça, un couple. Ce n'est pas juste de... faire semblant.

Il marque une pause, sentant le poids des mots qui viennent.

— Déjà avant de partir, les choses n'allaient pas bien entre nous.

Il y a un silence lourd de l'autre côté de la ligne. Il entend seulement sa respiration saccadée, puis un reniflement. Il la connaît assez pour savoir qu'elle est au bord des larmes, et cela lui fait mal, mais il doit rester ferme.

— Tu ne m'aimes plus ?

La voix de Lola tremble, un mélange de désespoir et de colère se mêle à ses mots.

— Tu n'as pas le droit d'annuler notre mariage ! On a tout pour être heureux !

Jonas reste silencieux un moment, le téléphone contre son oreille. Il entend dans sa voix une pointe de panique, celle de quelqu'un qui sent que tout lui échappe, et pourtant, tout en lui lui crie qu'il doit mettre fin à cette mascarade. Le cœur lourd, il décide de confronter Lola, non pas pour la blesser, mais pour qu'elle comprenne. Ils n'ont jamais vraiment été heureux ensemble, pas de la manière dont elle le pense.

— Quelle est ma couleur préférée ? demande-t-il soudain, de but en blanc, sa voix calme mais déterminée.

À l'autre bout du fil, Lola cligne des paupières, surprise. Il peut presque l'imaginer fronçant les sourcils, perplexe face à cette question qui lui semble venir de nulle part.

— Le bleu ! lâche-t-elle, un peu agacée, comme si la réponse était évidente.

Jonas ferme les yeux, sentant une fatigue familière monter.

— Faux. Il marque une pause. Mon plat préféré ?

Lola grogne légèrement, visiblement exaspérée par ce jeu de questions. Elle ne comprend pas ce qu'il cherche à prouver.

— Le barbecue ! déclare-t-elle, certaine cette fois de sa réponse.

Jonas lève les yeux au ciel.

Ce n'est même pas un plat, pense-t-il avec amertume.

Il passe une main sur son visage, massant ses tempes. Tout est là. Ce qu'elle pense connaître de lui, ce qu'elle croit être leur relation... c'est une façade. Elle ne sait rien. Et lui non plus, il doit se l'admettre, il ne connaît pas vraiment Lola. Il a joué un rôle dans leur relation, tout comme elle.

— Je ne sais presque rien de toi, hormis ton travail, dit-il enfin, sa voix marquée par une tristesse qu'il n'arrive plus à cacher. Je ne veux pas vivre comme ça.

Le silence qui s'ensuit est lourd, oppressant. Jonas attend, espérant une réaction, une réponse, quelque chose. Mais tout ce qu'il entend, c'est le souffle de Lola, de plus en plus irrégulier, comme si elle s'éloignait. Il fronce les sourcils lorsqu'il constate que la seule image qu'il aperçoit c'est un plafond blanc. Lola ne dit rien. Puis, il l'entend. Un léger ronflement. Il reste immobile un instant, incapable de croire à ce qu'il entend. Son regard se perd sur l'image de l'écran. Il secoue la tête de droite à gauche et s'apprête à raccrocher lorsqu'il entends :

— Putain, Lola... tu ronfles !

Une voix masculine, qu'il ne reconnait pas brise le silence. Un bras passe au-dessus de l'écran et secoue la jeune femme, qui gémit faiblement avant de se rendormir. Jonas reste figé, le souffle coupé. Ce n'est pas une hallucination. Il y a un autre homme avec elle.

Le cœur de Jonas se serre. La colère monte en lui, mais pas seulement. Il ressent aussi une étrange forme de soulagement. C'est comme si cette situation, aussi absurde soit-elle, venait d'apporter une forme de confirmation. Leur relation était déjà morte depuis longtemps, mais cet instant marque la fin officielle. Sans un mot de plus, il éteint l'appareil et le laisse tomber sur la table. Tout semble si dérisoire maintenant, et pourtant, cette confrontation lui a fait plus de mal qu'il ne l'aurait imaginé. Il se lève lentement du canapé, le corps engourdi, l'esprit lourd.

Il va falloir qu'ils parlent, pas par téléphone, face à face. Cependant qu'y a-t-il encore à dire ? Tout est déjà brisé.

Jonas se dirige vers la fenêtre, cherchant l'air frais, comme pour se vider l'esprit. Dehors, la nuit commence à se dissiper, laissant place à une lumière pâle qui n'apaise pourtant pas son cœur tourmenté. Ce matin-là, il se sent plus seul que jamais, même entouré de ces souvenirs qui l'étouffent.

Jonas fouille dans les placards de la cuisine. Ses doigts effleurent la poignée d'une porte en bois usée par le temps, chaque imperfection racontant l'histoire de cette maison. Finalement, il tombe sur un paquet de café moulu, un peu vieux peut-être, mais cela lui convient. Il a besoin de ce café, non pas tant pour l'énergie qu'il apporte, mais pour ce rituel qui le ramène à des souvenirs simples et rassurants. Il met en marche la vieille cafetière, dont le bruit familier résonne doucement dans la pièce. Le silence alentour est presque solennel, brisé uniquement par les premiers gargarismes de la machine. Le parfum du café emplit bientôt la cuisine, se mêlant aux souvenirs d'enfance, aux rires partagés autour de cette même table, aux matins tranquilles passés à observer la lumière se faufiler à travers les rideaux.

Jonas observe le liquide noir qui coule dans la verseuse, son esprit divaguant dans le passé. Une pointe de nostalgie s'infiltre doucement, mais cette sensation n'est pas douloureuse. C'est une nostalgie douce, comme un vieil ami qu'on retrouve après des années. Il se souvient des moments passés ici avec ses grands-parents, de la chaleur qui régnait dans cette maison, de la sécurité que ce lieu symbolisait pour lui. Ici, le monde semblait moins compliqué, les attentes moins oppressantes.

Il s'assied à la table, une vieille nappe cirée couvrant encore le bois, marquée de légères taches de vin et de café, témoins de conversations animées et de repas partagés avec ceux qu'il aime. Jonas prend une profonde inspiration, laissant ses yeux balayer la pièce. Chaque objet semble avoir une histoire à raconter, chaque détail porte la marque du temps passé. Les vieux carreaux de faïence, les rideaux légèrement jaunis par le soleil, la grande horloge murale dont le tic-tac rythme doucement le moment.

— Je suis à la bonne place, murmure-t-il pour lui-même, un sourire presque imperceptible au coin des lèvres.

Ces mots résonnent en lui, avec une certitude qu'il n'a pas ressentie depuis longtemps. C'est ici, dans cette maison, qu'il retrouve une part de lui-même qu'il croyait perdue. Dans cette simplicité, il ressent un bonheur sans faille, un sentiment de paix qui efface momentanément le tumulte de ses pensées.

Il se sert une tasse de café, savourant la chaleur réconfortante qui se diffuse dans ses mains à travers la porcelaine usée. Il prend une gorgée et ferme les yeux, laissant la saveur amère envahir ses papilles, comme un rappel de la vie, avec ses hauts et ses bas, mais toujours ancrée dans la réalité.

Après avoir fini sa tasse, Jonas se lève et se dirige vers la salle de bain. L'eau chaude de la douche coule sur son corps fatigué, lavant une partie de ses tourments. Il se sent renaître, même si ce n'est que temporaire. Ici, dans cette maison, il peut être simplement Jonas, pas l'acteur, pas la célébrité, juste lui.

Après la douche, il s'habille rapidement, attrape ses affaires et se prépare à partir. La journée l'attend, et même s'il aimerait rester ici, dans ce cocon de souvenirs, la réalité frappe à la porte. Il inspire profondément, prêt à affronter le monde extérieur. Mais cette fois, il le fait avec une sérénité nouvelle, quelque chose qu'il n'avait pas ressenti depuis longtemps. Il sort enfin de la maison, jette un dernier regard à l'intérieur et ferme la porte derrière lui. Direction le théâtre, où l'attend une nouvelle journée.

Lorsqu'il arrive devant le bureau de Nel, Jonas s'arrête net. La scène qui se dessine devant lui est presque irréelle. Nelly, debout face à la grande fenêtre, baignée dans la lumière douce et dorée de l'aube, semble presque éthérée. Ses traits sont détendus, comme si le poids de ses soucis s'est momentanément allégé. Ses cheveux, rassemblés en une queue de cheval négligée, brillent sous les premiers rayons du jour. Elle est magnifique dans sa simplicité, et Jonas ne peut s'empêcher de sentir une chaleur douce mais douloureuse envahir son cœur.

— Bonjour, murmure-t-il avec douceur, ne voulant pas briser la magie du moment.

Nelly se retourne, surprise, et le fixe un instant, ses yeux écarquillés s'adoucissant immédiatement en croisant son regard. Jonas avance, un sourire timide aux lèvres, et tend devant lui une petite boîte en carton blanche, de laquelle s'échappent de légères volutes sucrées. Dans son autre main, un gobelet de thé chaud, dont la vapeur danse dans l'air frais du matin.

— Pour faire la paix, dit-il avec un petit sourire en coin, ses yeux cherchant les siens.

Il sort habilement une boîte de sucrette, cette fameuse boîte blanche et rouge qu'elle connaît si bien, et lui lance un clin d'œil espiègle. Un geste complice, un souvenir partagé entre eux, quelque chose qui, il l'espère, adoucira l'ambiance lourde de la dernière conversation.

Nelly le regarde, abasourdie, et pendant un instant, ses traits sérieux se fissurent. Elle ne peut s'empêcher de pouffer, un petit rire léger, presque fragile, qui réchauffe l'espace entre eux. Elle penche légèrement la tête sur le côté, comme elle le fait toujours quand elle est touchée, mais ne sait pas trop quoi dire.

— Merci, finit-elle par articuler, son regard brillant.

Elle baisse les yeux vers la boîte de sucreries, ses doigts effleurant le carton comme si elle hésitait à briser le moment.

— Je sais que tu as un faible pour les tartes aux fruits, continue Jonas, brisant doucement le silence. Mais je me suis dit que pour un petit déjeuner, des beignets, ce serait plus approprié.

Il tente de paraître léger, détendu, mais une pointe de nervosité se glisse dans ses paroles. Il veut faire bien, il veut qu'elle comprenne, sans qu'il ait besoin de le dire. Chaque mot qu'il prononce est une tentative, une approche maladroite pour apaiser la tension, pour lui prouver qu'il est là, qu'il tient à elle d'une manière qu'elle ne peut ignorer.

Nelly relève enfin les yeux vers lui, son sourire toujours présent, mais il y a quelque chose de plus sérieux dans son regard maintenant.

— C'est parfait. Merci, mais... tu n'as rien à te faire pardonner, finit-elle par dire d'une voix douce. Vraiment.

Elle fait une pause, cherchant les bons mots, hésitant, puis reprend, la voix plus posée.

— Je sais que tes intentions sont bonnes, que tu fais tout ça parce que tu tiens à moi...

Jonas la regarde avec intensité, ses yeux cherchant désespérément une ouverture, une faille dans sa résolution.

— Évidemment. L'amour est...

Il s'interrompt, voyant le geste de la main de Nelly qui le coupe doucement. Elle baisse les yeux, fuyant le regard de Jonas, et sa gorge se serre. Elle sait ce qu'il s'apprête à dire, et cela la terrifie.

— Jonathan... commence-t-elle, et le son de son prénom, dans sa bouche, a toujours cet effet sur lui, une douce mélodie qui le réchauffe autant qu'elle le fait souffrir. Nous ne pouvons pas. Je te l'ai déjà dit.

Son ton est ferme, mais Jonas peut percevoir la douleur sous-jacente, cette bataille intérieure qu'elle mène pour rester fidèle à sa décision. Il le sait, bien sûr, mais cela ne rend pas les choses moins cruelles. Ses mains se crispent légèrement autour de la boîte en carton, et un nœud douloureux se forme dans son estomac. Il le sait, mais ça ne l'empêche pas de rêver. Il déglutit, tentant de masquer la vague d'émotion qui menace de l'emporter. Le divorce existe, il veut lui dire ça. Il la protégera, il élèvera Louis comme son propre fils, et surtout, il les aimera tous les deux avec une passion sans faille. Il a envie de tout déballer, de lui faire comprendre qu'il est prêt à tout pour elle. Mais au fond de lui, il sait. Elle n'est pas prête à entendre ces mots, pas encore. L'ombre de Bertrand, son mari, plane toujours au-dessus d'eux, et malgré l'amour qu'il porte à Nelly, Jonas sent que ce n'est pas le bon moment. Alors, il ravale ses mots. Le silence qui s'installe est lourd, mais aussi empreint de respect.

Dans un geste aussi doux qu'un souffle, il s'avance et dépose un baiser sur sa tempe. Un baiser qui contient toute la tendresse, toute la douleur et toute la patience dont il est capable. Nelly ferme les yeux à ce contact, et Jonas sent une fragilité chez elle qu'elle tente désespérément de dissimuler. Elle est forte, mais elle est fatiguée. Il le voit, il le ressent.

Puis, sans un mot de plus, il recule. C'est trop douloureux. Rester ici, à ses côtés, à sentir sa chaleur sans pouvoir la toucher vraiment, sans pouvoir l'atteindre. C'est trop.

— Je... je vais y aller, murmure-t-il presque inaudiblement, la voix brisée.

Il s'éloigne, ses pas lourds, chaque mouvement un effort pour ne pas se retourner, pour ne pas revenir vers elle et lui dire tout ce qu'il brûle de lui dire. Mais il sait qu'il doit attendre. Attendre qu'elle soit prête. Attendre que leur moment à eux arrive.

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