Chapitre 56

Vendredi...

Sachant que Bertrand rentrera ce soir, Nelly ressent un besoin impérieux de se raccrocher à son monde, à ce qui lui est familier, rassurant. Elle décide d'aller voir son père, prenant Louis avec elle. Son cœur est lourd, la fatigue physique et émotionnelle pèse sur ses épaules comme un fardeau invisible mais écrasant.

Quand elle arrive chez Pierre, l'odeur réconfortante de la terre et des légumes du jardin emplit la petite maison. Dès qu'elle passe la porte, Louis se met à tenter de parler, attiré par la voix chaleureuse de son grand-père. Mais Nelly, elle, reste silencieuse, le regard perdu, le corps tendu.

— Ma chérie ? Ça ne va pas ? demande son père doucement, son visage se plissant d'inquiétude.

Nelly tente un sourire, mais il ne parvient pas à atteindre ses yeux. Elle soupire, baissant la tête, comme si le poids de ses pensées était trop lourd à porter.

— Ce n'est rien, murmure-t-elle d'une voix rauque. Juste de la fatigue...

Son père, toujours attentif, plisse les yeux. Il connaît sa fille, et il sait que la fatigue n'est jamais que la surface des choses. Il s'approche doucement, ses mouvements lents, apaisants, et prend une grande inspiration avant de demander :

— Mais il n'y a pas ce... cet acteur pour t'aider ?

Sa voix est hésitante. À ces mots, Nelly se fige. Un nœud se forme instantanément dans sa gorge, et avant qu'elle ne puisse le contrôler, les larmes commencent à couler. Elle sanglote d'abord doucement, comme si elle voulait retenir le flot, mais très vite, ses épaules se secouent sous le poids de la tristesse qu'elle ne peut plus contenir. Bientôt, elle éclate en sanglots, pleurant de tout son cœur, laissant échapper tout ce qu'elle refoule depuis si longtemps.

— Qu'y a-t-il, ma puce ? s'inquiète Pierre, son ton se fait plus urgent mais toujours empreint de tendresse.

Nelly secoue la tête, incapable de répondre. Les mots lui manquent, tout comme l'énergie pour expliquer ce désarroi, cette confusion, ce tourbillon d'émotions dans lequel elle se sent piégée. Elle n'arrive plus à faire semblant, à porter le masque de la femme forte et indépendante qu'elle veut montrer à son entourage.

— Je ne peux pas, Papou, sanglote-t-elle entre deux respirations haletantes. Je ne peux plus...

Comprenant qu'elle est à bout, son père ne cherche pas à la forcer à parler. Il la prend doucement dans ses bras, son étreinte protectrice l'enveloppant. Il lui murmure des paroles apaisantes, des mots qui n'ont pas forcément de sens, mais qui ont le pouvoir magique de ramener un peu de réconfort, comme lorsqu'elle était enfant. Il lui chante quelques mélodies de son enfance, celles qu'il lui fredonnait pour l'endormir après une journée trop longue ou trop difficile.

Nelly se laisse aller contre lui, comme si ce simple contact lui permettait de déposer, ne serait-ce que quelques instants, le poids de ses peurs. Elle se sent à nouveau cette petite fille vulnérable, celle qui se réfugiait dans les bras de son père après une journée d'école où elle s'était sentie invisible. Le temps passe, et les sanglots finissent par s'estomper, remplacés par des soubresauts irréguliers. Son père ne la quitte pas des yeux, la berçant toujours, patiemment, attendant qu'elle trouve le calme intérieur nécessaire pour parler.

Plus tard, enveloppée dans un plaid sur le canapé du salon, Nelly regarde son père s'affairer. Il s'occupe de Louis, son visage détendu chaque fois que son petit-fils éclate de rire. Pierre déambule dans la cuisine, épluchant des légumes du jardin, préparant une poêlée simple mais réconfortante pour Nelly.

De son coin de canapé, Nelly observe cette scène, se sentant à la fois protégée et désemparée. Elle veut croire que tout va bien aller, que ce moment de faiblesse est temporaire. Mais le vide laissé par Bertrand, l'incertitude de son mariage, et la confusion que provoque Jonas dans sa vie rendent cette quiétude temporaire presque irréelle. Elle ferme les yeux un instant, se perdant dans le doux parfum des légumes qui cuisent, et s'accroche à l'idée que, même pour quelques heures, elle est en sécurité ici, auprès de son père, dans ce refuge si familier. Mais elle sait que tôt ou tard, elle devra affronter ce tourbillon qui la hante, et reprendre le contrôle de sa vie, même si elle ignore encore comment.

Elle est déstabilisée par l'amour qu'elle porte encore à Jonathan, un amour qui refuse de disparaître malgré les treize longues années de silence qui les ont séparés. Son cœur est un champ de bataille où s'affrontent le passé et le présent. Comment est-ce possible qu'il ait ressurgi ainsi, après tout ce temps, comme une vague emportant tout sur son passage ?

— Tiens, mange, mon poussin.

La voix de son père la sort de ses pensées, sa douceur l'enveloppe comme un baume sur une plaie ouverte.

Elle hoche la tête, presque machinalement. Elle ne s'était jamais sentie aussi mal, pas depuis que Jonathan était parti. Ses épaules s'affaissent sous le poids de la souffrance non résolue qu'elle croyait enfouie, et soudain, le simple fait d'être avec son père, dans cette maison où elle a grandi, lui semble être le seul refuge possible.

— Je n'aime pas te voir comme ça, murmure Pierre en lui caressant doucement la joue. Ça me rappelle cette fois... tu te souviens ? Quand ce garçon que tu aimais bien est parti... D'ailleurs, en parlant de lui, tu ne devineras jamais.

Les mots de son père résonnent douloureusement en elle. Ce garçon... Il n'a même pas besoin de dire son nom. C'est Jonathan, bien sûr. Il est toujours là, comme une ombre, un fantôme du passé qui refuse de disparaître.

— Oh si... je sais.

Pierre la regarde, intrigué. Il hausse les sourcils, surpris par cette réponse.

— Ah bon ? Mais comment ? Je ne t'en ai pas encore parlé, s'enquiert aussi son père.

Nelly soupire. Elle n'a pas la force de faire semblant, pas ce soir.

— On bosse ensemble. Comment aurais-je pu ne pas le deviner ?

Elle s'efforce de garder une voix neutre, mais la douleur perle dans chaque syllabe. Le silence s'installe un instant, comme si Pierre essayait de digérer l'information. Travailler avec Jonathan ? Cet homme qui avait disparu de la vie de sa fille, laissant une plaie béante ? Il ne s'y attendait pas.

— Mais de quoi tu parles ? s'étonne Pierre qui n'est pas sûr de bien comprendre de quoi il retourne.

— Bah, de Jonathan, dit-elle sur la défensive.

— Tu travailles avec lui ? demande-t-il, surpris, ses yeux se posant avec inquiétude sur le visage fatigué de sa fille.

Elle hausse les épaules, ses yeux se remplissent de larmes qu'elle ne peut plus retenir. Le flot se libère à nouveau, comme une rivière trop longtemps contenue. Elle est épuisée. Moralement, physiquement, elle n'en peut plus. Tout en elle semble s'effondrer sous le poids de la confusion et des émotions qui la submergent. Elle essaie de parler, mais un sanglot l'étouffe, et elle se contente de boire quelques gorgées de la tisane de thym que son père a préparée. Elle espère naïvement que cela aidera à calmer ses maux de ventre, mais la douleur est bien plus profonde, nichée quelque part entre son cœur et son esprit.

L'arrivée de Jonathan a tout chamboulé. Ses idées, ses certitudes, sa vision de la vie qu'elle avait péniblement construite au fil des ans. Elle s'était résignée, s'était convaincue que certaines choses ne changeraient jamais, qu'elle devait simplement avancer avec ce qu'elle avait. Et puis, il était revenu, brisant cette tranquillité précaire, réveillant des sentiments qu'elle avait cru éteints. Elle avait été passive ces dernières années, suivant le cours de sa vie avec Bertrand, un homme qui avait su, à l'époque, combler le vide laissé par Jonathan. Mais aujourd'hui, tout est différent. Jonathan est la pièce manquante du puzzle qu'elle ne pensait jamais retrouver. Pourtant, elle ne sait pas si elle est prête à l'accueillir de nouveau dans sa vie, dans son cœur. Le chaos qu'il a ramené avec lui l'effraie, la laisse désorientée.

— Ne bouge pas. J'arrive.

La voix douce de son père la ramène à la réalité.

Elle reste seule quelques instants, emmitouflée dans le plaid, perdue dans ses pensées. Les rires de Louis qui joue dans le parc non loin d'elle, brise de temps à autre le silence pesant qui règne dans le salon.

Qu'est-elle devenue après le départ de Jonathan ? Elle se pose cette question sans parvenir à y répondre clairement. Elle avait changé, c'est indéniable. Quelque chose en elle s'est brisé le jour où il est parti, et elle a mis des années à reconstruire son monde. Bertrand est arrivé quelques années plus tard, charmant et attentionné. Il l'a conquise, pas à pas, mais quelque chose manquait toujours. Et depuis quelques années, il a changé. Il n'est plus le même homme, plus le mari qu'elle a épousé. e fossé entre eux ne cesse de grandir, et elle sent que, malgré ses efforts, elle ne pourra pas réparer ce qui est en train de se déliter.

Heureusement, sa famille et Leticia sont toujours là. Son père, sa sœur, son amie... Ils forment une sorte de cocon protecteur autour d'elle. Ils représentent son ancrage, son lien à la réalité dans ce tourbillon d'incertitude. Même si Bertrand n'appréciait pas Leticia, il ne pourrait jamais briser cette amitié. Elle chasse ces pensées sombres d'un revers de la main. Elle n'a pas la force de penser à Bertrand ce soir, ni à Jonathan, pas maintenant. Elle a juste besoin d'un peu de répit, de retrouver un peu de paix dans ce chaos qu'est devenue sa vie.

Nelly attend, le regard fixé sur un point invisible, perdue dans ses pensées. Les minutes s'étirent tandis que les souvenirs affluent, l'enveloppant dans une mélancolie douce-amère. Elle repense à son passé, à ses peines, aux espoirs qu'elle a nourris. Les moments de bonheur volés refont surface, comme la douce révélation de sa grossesse et l'arrivée de Louis, cette petite lumière qui a illuminé sa vie, même au milieu des incertitudes. Mais pourquoi ce bonheur semble-t-il toujours incomplet ? Pourquoi son père est-il parti, la laissant seule avec ses pensées tourmentées ? Qu'essayait-il de lui montrer, en cet instant où elle se sentait si fragile ?

Lorsque Pierre revient, son visage est empreint d'une gravité inhabituelle. Il tient une boîte entre les mains, une vieille boîte à chaussure, usée par le temps.

— Tiens, voilà. J'ai trouvé ça en faisant du tri dans les affaires de ta mère... commence-t-il, la voix tremblante, presque coupable. Bon, je m'y suis pris un peu tard, parce que je n'avais pas la motivation... ça me rappelait tout ce que je n'avais pas envie de voir, avoue-t-il, les yeux baissés.

Il semble hésiter un moment, comme s'il pesait encore le poids de cette révélation.

— Mais j'ai beaucoup travaillé avec mon psy, poursuit-il en inspirant profondément. Elle m'a dit que c'était important de passer à autre chose.

Nelly hoche la tête doucement, mais son esprit est ailleurs. Elle sent que ce moment est chargé de significations, que ce qu'il s'apprête à lui montrer va bouleverser bien plus que cette soirée.

— Et tu as très bien réussi... comparé à moi, murmure-t-elle d'une voix presque éteinte, consciente que sa propre vie reste figée dans des non-dits, des blessures qui ne cicatrisent jamais.

— Ne dis pas ça, ma puce.

La voix de Pierre est douce, réconfortante, mais Nelly ne peut s'empêcher de ressentir une vague d'amertume.

— Tiens, prends cette boîte, allez !

Elle tend les mains sans enthousiasme, le cœur battant déjà trop fort. Qu'est-ce que son père essaye de lui transmettre ? Une partie de l'histoire de sa mère, sûrement, une partie d'elle-même qu'elle a enfouie. Mais pourquoi maintenant ?

— Mais qu'est-ce que c'est ? demande-t-elle, son regard interrogateur planté dans celui de Pierre, comme une supplication silencieuse.

Pierre soupire, et elle sait que ce soupir porte en lui des années de silence, des secrets trop lourds à partager.

— Une des dérives de ta mère... sans aucun doute, finit-il par avouer, presque à contrecœur. Elle n'a jamais approuvé votre relation.

Le cœur de Nelly se serre, une boule de douleur se forme dans sa gorge. Ses mains tremblent légèrement en soulevant le couvercle, sans savoir à quoi s'attendre, mais redoutant déjà la découverte.

Lorsqu'elle ouvre la boîte, le temps semble s'arrêter. Son regard se fige sur des plis de papier colorés, des enveloppes aux timbres étrangers, usés mais jamais ouverts. Elle reconnaît immédiatement les cachets postaux. Des États-Unis.

Son esprit vacille, son souffle se coupe, et son visage se décompose lorsqu'elle comprend ce qu'elle a sous les yeux. Ces enveloppes... Elles sont turquoises, comme les yeux de Jonathan. Le bleu intense de ses iris, un reflet si familier qui la hante encore aujourd'hui.

— Non..., murmure-t-elle, presque inaudible, alors que sa main caresse les enveloppes, comme pour s'assurer qu'elles sont bien réelles.

— Je suis désolé, ma chérie.

La voix de Pierre est pleine de compassion, mais Nelly entend à peine ses paroles.

— Tu sais que ta mère n'approuvait pas votre relation... Je ne savais pas, en revanche, qu'elle avait intercepté toutes ses lettres.

Nelly se met à trembler. Une fureur sourde monte en elle, mais c'est la tristesse qui la submerge, une tristesse aussi lourde que le poids de ces années perdues. Elle saisit la première enveloppe avec précaution, comme si elle tenait un morceau de son passé qu'elle n'avait jamais eu la chance de découvrir. Sa mère n'a même pas pris la peine de les ouvrir.

Pourquoi les avoir gardées ? Pourquoi les avoir laissées là, comme des témoins muets de son intervention, de ce mur qu'elle avait érigé entre sa fille et l'amour de sa vie ? Pourquoi les lui montrer maintenant, alors que le mal est déjà fait ?

Nelly, les mains tremblantes, les yeux noyés de larmes, regarde les enveloppes sans savoir quoi en faire, incapable de lire les mots que Jonathan avait soigneusement écrits pour elle, des mots d'amour, d'adieux, des explications qu'elle n'a jamais eues.

Lettre numéro 1.

Mon tendre amour,

Je suis bien arrivé chez mes grands-parents. Ils travaillent beaucoup, et je ne les vois pas assez à mon goût. Je veux t'écrire chaque jour pour que tu saches à quel point ta présence me manque. Nous sommes jeunes, c'est vrai, mais j'ai la certitude que tu es celle qui me convient, aujourd'hui et à jamais.

On dit que, quand une personne nous manque, la Terre semble dépeuplée... c'est vrai. Ici, je me sens seul sans toi. J'ai l'impression d'être une âme en peine, qui vogue contre le courant.

Je vais reprendre les cours dès demain, et, pourtant, bien que j'espère me retrouver dans notre lycée et te revoir, je sais que ce n'est qu'utopie. J'aimerais, comme certains grands poètes, te déclamer quelques mots d'amour, mais je ne suis pas très fort pour ça.

Je couche sur le papier ce que je ressens. Alors, sache que mon amour pour toi est plus fort que la distance qui nous sépare. Qu'est-ce, après tout, qu'un océan, si ce n'est quelques gouttes d'eau assemblées ensemble. Rien n'est infranchissable, aussi je te promets de te retrouver bientôt et de t'aimer jusqu'à la fin de ma vie.

Je t'aime.

Archi-Méga-Beaucoup.

À demain.


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