Chapitre 54

Nelly accueille avec une certaine satisfaction ses plus jeunes élèves pour leur cours de théâtre. Le bruit des enfants qui entrent dans la salle réchauffe l'atmosphère, leur excitation palpable se mêlant à l'air légèrement frais de la fin de journée. La lumière dorée du soleil déclinant traverse les grandes fenêtres, créant des jeux d'ombres et de lumières sur le parquet de la pièce. L'énergie vivante et éclatante des enfants, qui se bousculent gentiment pour trouver leur place, contraste avec le tumulte intérieur de Nelly, encore perturbée par l'échange tendu de la veille avec Bertrand.

Alors que les élèves s'installent, Jonas entre discrètement, ses yeux cherchant ceux de Nelly à travers la pièce. Leurs regards se croisent brièvement, un échange silencieux, mais lourd de tensions et d'émotions non dites. Elle détourne rapidement le regard, serrant un peu plus son carnet de notes entre ses doigts. Il la trouble, mais elle refuse de se laisser distraire.

— D'accord, les enfants, commence-t-elle en s'efforçant de garder une voix enjouée, malgré le tourbillon d'émotions qui l'agite. Aujourd'hui, on va jouer avec les émotions et les situations. Vous allez voir, c'est très amusant et ça va vous aider à mieux respirer quand vous parlez.

Emile, un petit garçon de huit ans, lève la main avec une impatience non contenue, ses boucles brunes dansant autour de son visage souriant.

— Moi, moi ! Qu'est-ce qu'on va faire ?

Nelly sourit devant son enthousiasme, son cœur s'allégeant un peu en voyant l'excitation de ses élèves.

— Eh bien, Emile, aujourd'hui on va prendre une phrase simple : « Ce matin, nous allons faire du théâtre », et vous allez la dire de différentes façons, explique-t-elle en se tournant vers lui, puis vers l'ensemble de la classe. Imaginez-vous dans trois situations différentes et adaptez votre respiration et votre voix à chaque contexte.

Elle s'avance légèrement vers le tableau blanc pour noter la phrase, puis se retourne vers le groupe.

— Première situation : vous êtes près d'un berceau, et il y a un bébé qui dort à côté. Comment allez-vous dire cette phrase ?

Les enfants se regardent avec un mélange d'hésitation et de curiosité, essayant d'imaginer la scène. Nelly laisse planer un petit silence, attendant qu'ils se concentrent.

— Louane, tu veux bien essayer ? propose-t-elle en désignant la petite fille aux longs cheveux bruns attachés en une tresse serrée.

La fillette acquiesce, se redressant légèrement, avant de s'avancer lentement vers le centre de la pièce. Elle prend une grande inspiration, puis articule la phrase d'une voix douce et feutrée, comme si elle craignait de réveiller un bébé imaginaire.

— « Ce matin, nous allons faire du théâtre », murmure-t-elle presque dans un souffle.

— Très bien, Louane ! Tu vois comme ta voix change quand tu veux parler tout doucement ? l'encourage Nelly avec un sourire. Qui veut essayer maintenant ?

Achilles, un garçon plutôt grand pour son âge, lève la main avec un sourire confiant.

— Moi ! s'exclame-t-il.

— Alors, cette fois, imagine que tu es en bas d'une montagne et que ton copain est tout en haut, en train de faire du ski. Il ne peut pas t'entendre facilement. Comment tu vas dire la même phrase ?

Achilles recule un peu, s'imaginant au pied d'une immense montagne, et puis, prenant une profonde inspiration, il projette sa voix avec force :

— « CE MATIN, NOUS ALLONS FAIRE DU THÉÂTRE ! » crie-t-il, sa voix résonnant dans la salle comme un écho dans les montagnes.

Les autres enfants éclatent de rire, amusés par la différence flagrante avec la manière douce de Louane. Nelly se met à rire aussi, avant de reprendre, tandis que son regard croise brièvement celui de Jonas, assis au fond de la salle. Une lueur d'amusement passe dans leurs yeux, un partage presque complice dans ce moment innocent.

— Bravo, Achilles ! s'exclame-t-elle. C'est exactement ça. On respire profondément et on projette la voix pour se faire entendre.

Jonas sourit en silence depuis son coin, observant Nelly avec une admiration qu'il peine à cacher. Il remarque chaque détail, chaque inflexion de sa voix, les moments où son sourire s'illumine naturellement. Nelly, sentant son regard posé sur elle, se détourne légèrement, son cœur battant plus vite. Ce n'est pas le moment pour ce genre de distraction. Pas devant les enfants.

— Maintenant, dernière situation, annonce-t-elle, reprenant le contrôle de ses émotions. Vous êtes un chef de tribu et vous parlez à votre peuple. Comment allez-vous dire cette phrase ?

Elle parcourt la salle du regard, cherchant un volontaire. Emile bondit littéralement de sa chaise, trop impatient pour attendre qu'on le choisisse.

— Moi, moi ! Je veux être le chef !

Nelly rit doucement, amusée par son enthousiasme.

— Très bien, Emile. Montre-nous comment un chef de tribu s'exprimerait.

Le petit garçon se redresse, bombant le torse avec une gravité exagérée. Il prend une grande inspiration et d'une voix grave et solennelle, il déclare :

— « Ce matin, nous allons faire du théâtre ».

Sa prestation est si sérieuse et dramatique que tous les enfants éclatent de rire, y compris Nelly. Mais elle ne manque pas d'encourager son effort.

— Parfait, Emile ! Tu as utilisé une voix autoritaire et c'est exactement ce qu'on voulait pour cette scène ! sourit-elle.

Les élèves rient encore, détendant complètement l'atmosphère. Leur insouciance est contagieuse, et Nelly se sent soudain un peu plus légère, comme si l'intensité de ses propres émotions s'était momentanément dissipée dans cette bulle d'innocence.

Jonas, lui, continue d'observer, fasciné par la façon dont elle parvient à transformer ces moments en expériences enrichissantes. Leur échange de regards n'est pas passé inaperçu, et il sent une chaleur douce mais gênante monter en lui. Cette proximité qu'ils partagent, même sans mots, lui rappelle à quel point il est attiré par elle, malgré la distance qu'elle tente d'imposer.

Jonas se lève lentement, prenant soin de ne pas rompre le fil de l'attention des enfants. Il se place près de Nelly, et d'un simple coup d'œil, il lui demande la permission d'intervenir. Nelly acquiesce, un léger sourire en coin, consciente de l'effet que sa présence a sur la classe. Le cœur de Jonas bat un peu plus fort alors qu'il prend la parole, s'adressant avec une douceur maîtrisée qui capte immédiatement l'attention des enfants.

— Et maintenant, nous allons rajouter de la gestuelle, commence-t-il doucement, sa voix chaleureuse et pleine de nuances. Dans le théâtre, comme au cinéma, il faut accentuer les mots avec les mains ou le visage. Les gestes peuvent transformer une simple phrase en quelque chose de puissant.

Il lève les mains, mimant l'ouverture de grands volets après une longue nuit de sommeil. Son visage exprime un soulagement palpable, ses traits se détendent, ses bras s'étirent avec grâce, et sans dire un mot, il incarne la scène. Les enfants, fascinés, le suivent des yeux, captivés par la précision de son jeu.

— Ce matin, nous allons faire du théâtre..., dit-il, sa voix traînant légèrement, pleine de cette sensation de soulagement et de renouveau que l'on ressent après avoir ouvert les fenêtres sur un matin lumineux.

Il se tourne vers eux, les bras toujours légèrement levés, un sourire tranquille sur les lèvres.

— Sans décor, je pense que vous avez compris ce que j'ai joué, ajoute-t-il en abaissant les mains, sa voix toujours aussi calme, mais marquée par une certaine fierté discrète.

Les enfants éclatent de joie, applaudissant avec un enthousiasme qui emplit la pièce d'une énergie débordante.

— Oui ! s'écrient-ils en chœur, des étoiles dans les yeux.

— Alors c'est parti ! dit Jonas avec une vivacité inattendue, en encourageant chaque enfant à s'impliquer.

Le cours reprend avec une nouvelle dynamique. Les enfants, transportés par l'enthousiasme de Jonas et la bienveillance de Nelly, se lancent à cœur ouvert dans les exercices. Les rires fusent, les gestes deviennent plus amples, et l'atmosphère se charge d'une excitation palpable. Nelly, tout en les guidant, observe discrètement Jonas, étudiant ses mouvements, sa façon de parler aux enfants, sa manière de les encourager.

Entre septembre et aujourd'hui, elle le trouve changé. Moins réservé, plus ouvert, plus présent d'une manière qu'elle n'avait pas perçue auparavant. Il est plus que ce souvenir douloureux qu'elle s'efforce de garder à distance. Pourtant, elle ne peut s'empêcher de se demander si ce changement est réel ou si c'est simplement elle qui le voit différemment, avec les émotions refoulées qui troublent son jugement.

Les enfants jouent, rient, vivent chaque moment avec une insouciance contagieuse, et sans qu'ils ne s'en rendent compte, l'heure avance bien plus vite que prévu. Jonas, attentif, les guide avec une douceur inédite.

Le regard de Nelly glisse furtivement vers Jonas, et elle sent un léger pincement au cœur. Il est tellement à l'aise avec eux, ses gestes sont fluides, ses sourires authentiques. Elle se rappelle de l'homme plus distant qu'il était au début, et cette transformation la perturbe. Est-ce cette proximité du travail qui l'a fait changer ou autre chose de plus profond ? Elle repousse l'idée, se disant que ce ne sont que des impressions fugaces, des sentiments qu'elle ne veut pas admettre.

Lorsque l'heure prend enfin fin, avec un peu de retard, aucun des enfants ne s'en préoccupe. Ils sont trop heureux des exercices proposés. Les visages sont marqués par l'effort et la joie, leurs joues rosies par l'excitation. Nelly sourit, son cœur légèrement apaisé par le bonheur simple qui émane de ces jeunes élèves.

— Merci ! crient-ils en ramassant leurs affaires, certains d'entre eux jetant un dernier coup d'œil admiratif à Jonas.

Nelly, elle, se tourne vers les parents qui attendent avec patience à l'entrée de la salle, s'excusant pour le retard.

— Je suis désolée pour l'heure... Le cours s'est un peu prolongé, dit-elle avec un sourire doux.

Les parents lui répondent par des sourires bienveillants, beaucoup d'entre eux ravis de voir leurs enfants si enthousiastes.

— Ne vous inquiétez pas, répond l'un d'eux. Ils sont tellement contents. Merci encore pour votre travail.

Alors que les derniers enfants quittent la pièce, Nelly se retrouve seule dans le théâtre avec Jonas. Un silence agréable s'installe, juste après l'agitation des rires et des voix. Elle soupire doucement, soulagée et fatiguée à la fois, et se retourne pour ranger quelques papiers.

Elle ne l'a pas entendu s'approcher, mais sa voix murmure soudainement dans son dos, grave et légèrement rauque.

— C'était bien, murmure Jonas, assez proche pour que Nelly sente sa présence familière et rassurante, mais aussi troublante à bien des égards.

Nelly se fige un instant, son cœur battant légèrement plus vite. Elle ferme les yeux, profitant de la chaleur douce de ce compliment inattendu, avant de se tourner lentement vers lui.

— Merci, dit-elle doucement, le regard fuyant un instant avant de revenir à lui. Les enfants adorent ce que tu proposes... Ça leur donne de la confiance.

Leurs regards se croisent à nouveau, et cette fois, elle ne détourne pas les yeux tout de suite. Il y a quelque chose d'intangible entre eux, un fils fragile de complicité, quelque chose de non-dit, mais pourtant omniprésent. La tension est là, palpable, mais ni l'un ni l'autre ne semble prêt à briser ce silence chargé d'émotions.

— Tu as un talent naturel pour les guider, ajoute-t-elle finalement, la voix plus basse. Ça change vraiment la dynamique du cours.

Jonas sourit, un sourire sincère, mais teinté d'une certaine mélancolie qu'elle ne peut s'empêcher de remarquer.

— Merci, Nelly, répond-il, sa voix presque un murmure. C'est toi qui m'as donné l'envie de... changer un peu.

Leurs yeux se cherchent, hésitent, et Nelly sent sa gorge se nouer légèrement. Tout en elle veut se protéger, garder cette distance, mais à cet instant, il est difficile de nier l'évidence : quelque chose se passe entre eux.

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