Revenu les mains vides, le poids des deux heures passées à errer sans but pèse sur les épaules de Nelly alors qu'elle pousse la porte du théâtre. Son regard est absent, son esprit loin de là, perdu dans une confusion d'émotions qu'elle peine à canaliser. Elle n'a rien acheté. Elle n'a même pas vraiment cherché à faire les courses qu'elle s'était imaginée pour fuir la présence de Jonas. La marche en ville n'a fait que raviver ses tourments, la laissant plus désemparée qu'auparavant.
— Oh, bonjour Mademoiselle Dudressie, lance une voix grave, familière.
Nelly sursaute légèrement, ramenée brusquement à la réalité. Jean-Pierre, l'un de ses élèves les plus âgés, se tient là, un sourire timide accroché à son visage ridé. Ses yeux pétillent de gentillesse, malgré l'ombre d'une préoccupation visible dans ses traits.
— Bonjour Jean-Pierre, vous êtes un peu en avance, lui répond-elle en tentant de retrouver une contenance.
Elle force un sourire, espérant que son interlocuteur ne perçoive pas le chaos émotionnel qu'elle tente de dissimuler.
Jean-Pierre acquiesce d'un mouvement de tête, un peu nerveux. Il semble mal à l'aise, comme s'il portait en lui une nouvelle difficile à partager. Nelly remarque du coin de l'œil la silhouette de Jonas qui sort du bureau à l'autre bout du couloir, l'observant avec une intensité qui la fait frissonner. Elle détourne rapidement le regard, se concentrant à nouveau sur Jean-Pierre.
— Oui, je... je voulais vous voir pour le paiement du trimestre... je, balbutie-t-il, baissant les yeux, gêné.
Nelly, avec toute la bienveillance qu'elle peut encore mobiliser, incline légèrement la tête, lui offrant un sourire doux.
— On fait comme l'année dernière ? En plusieurs fois ? demande-t-elle, espérant alléger la tension de l'échange.
Jean-Pierre hoche la tête, mais l'angoisse reste palpable dans ses traits fatigués.
— J'ai peur que, avec mon passage à la retraite en décembre, ça ne passe pas sur l'année, confesse-t-il enfin, visiblement peiné.
À ces mots, le cœur de Nelly se serre. Jean-Pierre fait partie de ces élèves qui sont plus que de simples participants à ses cours. Il a été là, année après année, à se plonger avec enthousiasme dans les exercices, toujours prêt à apprendre, à s'améliorer malgré son âge avancé. Il est un pilier de son petit groupe de théâtre, une présence réconfortante, et l'idée de le perdre à cause de soucis financiers la touche profondément.
— Oh, Jean-Pierre... murmure-t-elle, sincèrement émue.
Elle pose une main compatissante sur son bras, son regard plongeant dans le sien avec une tendresse non feinte.
— Je vais en parler au maire, d'accord ? On verra si on peut faire quelque chose pour vous.
Jean-Pierre relève la tête, ses yeux s'illuminent d'un mince espoir.
— Vraiment ? souffle-t-il, incrédule.
— Je ne vous promets rien, mais on peut essayer. Vous suivez mes cours depuis des années, vous faites partie de la famille du théâtre, Jean-Pierre, ajoute-t-elle avec un sourire.
Elle veut vraiment l'aider, malgré les incertitudes de la situation. Ce serait une injustice de le voir partir. L'homme lui adresse un signe de tête reconnaissant, ses épaules s'allègent visiblement sous le poids du soulagement, même si celui-ci n'est que provisoire.
— Merci, vraiment, je... je ne sais pas quoi dire, murmure-t-il, ému.
— C'est normal, Jean-Pierre. Allez, rejoignez vos camarades, on va commencer bientôt.
À ce moment-là, le hall commence à s'animer alors que d'autres élèves entrent, saluant Nelly avec entrain. Jean-Pierre s'éloigne pour retrouver son groupe, ses pas un peu plus légers qu'à son arrivée.
— Messieurs-dames, si vous voulez, vous pouvez déjà vous rendre dans la salle, je vous rejoins dans deux minutes ! leur lance-t-elle avec un sourire plus assuré cette fois-ci.
Mais alors que les élèves se dirigent vers la salle de répétition, son regard revient inexorablement vers Jonas, qui n'a pas bougé d'un pouce. Son ombre plane toujours, son regard toujours aussi perçant. Elle sent un mélange d'appréhension et de frustration l'envahir à nouveau. Elle sait qu'elle devra l'affronter tôt ou tard. L'air lourd de non-dits entre eux devient oppressant. Mais pas maintenant. Pas encore.
Nelly inspire profondément, se forçant à ne pas croiser son regard cette fois-ci, et marche droit vers la salle. Chaque pas lui coûte, mais elle maintient le cap. Elle doit rester forte, au moins pour les deux heures de cours à venir. Et tandis qu'elle entre dans la salle, une vague d'épuisement la submerge. Ces journées où tout semble se bousculer en elle, où les émotions menacent de tout balayer, deviennent de plus en plus difficiles à gérer.
Le dernier cours de la journée commence, et Nelly ressent immédiatement la tension dans l'air. Depuis le début de l'après-midi, elle n'a pas échangé un mot avec Jonathan... Jonas. Pourtant, sa présence est oppressante, et même sans le voir, elle peut sentir son regard la dévorer, comme une flamme brûlante qu'elle ne parvient pas à éteindre. Son cœur bat plus vite à chaque instant passé dans cette même pièce que lui. Cela l'angoisse profondément, une sensation sourde, presque physique, qui s'infiltre dans ses veines.
Allez, encore un dernier cours, et ensuite je rentre chez moi, loin de tout ça..., s'encourage-t-elle mentalement, essayant de calmer son esprit.
Elle pousse la porte de la salle, forçant un sourire sur son visage.
— Bonjour à tous ! s'exclame-t-elle avec plus d'énergie qu'elle n'en ressent vraiment.
— Bonjour, répondent-ils en chœur, leurs voix plein d'enthousiasme.
Ces élèves font la fierté de Nelly. Des hommes et des femmes d'un certain âge, des personnes avec des handicaps divers – cécité, retard mental, handicaps physiques – tous réunis devant elle, leurs visages illuminés par l'attente du cours. Leur présence l'apaise immédiatement, leur dévouement et leur courage lui rappellent pourquoi elle aime tant enseigner le théâtre. Ils lui redonnent un peu de la force qu'elle perd à cause de Jonathan.
Elle leur sourit chaleureusement, puis annonce le premier exercice.
— Allez, une petite phrase pour s'entraîner : « Si la vache arrache et mâche, sache que ça gâche la mâche. »
Elle la prononce lentement, décomposant chaque syllabe avec une patience infinie, s'assurant que chacun puisse suivre. Son ton est doux, presque mélodieux, et elle s'adapte à leur rythme, prenant le temps d'expliquer à ceux qui peinent. Chaque mot devient un pont entre elle et eux, une manière de connecter son savoir à leurs capacités, sans jamais les brusquer.
Jonas, non loin, l'observe en silence, les bras croisés. Il n'a jamais vraiment pris conscience de la délicatesse avec laquelle elle enseigne à ses gens-là. Il y a dans chacun de ses gestes une bienveillance palpable, une volonté de faire progresser ses élèves sans jamais les écraser. Il ressent soudain une vague de respect pour cette femme qu'il a autrefois connue sous un autre jour, et cela ajoute à la confusion de ses sentiments.
Après plusieurs minutes de travail, Nelly les félicite, les yeux brillants de fierté pour leurs efforts.
— Bravo à tous ! Allez, on enchaîne avec une petite chaîne de mots ? propose-t-elle.
Ils forment un cercle autour d'elle. L'exercice est simple mais amusant : chacun doit lancer un mot en lien avec celui que la personne précédente a dit. Cela demande de la spontanéité, et parfois, les résultats sont si inattendus qu'ils déclenchent des éclats de rire. Un participant dit « pomme », un autre répond « pépin », et puis soudain quelqu'un lance « problème », créant une avalanche de réactions amusées.
Nelly travaille avec une aisance naturelle, ajustant son ton, ses gestes, et ses explications en fonction des besoins de chacun. Sa patience est remarquable, et sa douceur devient presque contagieuse. Elle ne se contente pas d'enseigner ; elle crée un espace où chacun se sent valorisé. Jonas, toujours en retrait, admire secrètement cette version de Nelly, si loin de l'image de la femme qu'il a connue.
— Allez, pour finir, une petite improvisation ? propose Nelly en souriant. Ça servira pour notre pièce autour du logement que nous allons présenter lors du week-end du théâtre à la fin du mois.
Les élèves s'enthousiasment à cette idée, en particulier Roger, un vieil homme dont l'âge l'a courbé presque en angle droit, mais dont la passion pour le théâtre reste intacte.
— Super ! s'exclame Roger, un grand sourire illuminant son visage ridé.
— Voilà l'idée : imaginez qu'un nouveau locataire arrive dans l'un des logements construits après la destruction du quartier "Mozart". Vous devez lui présenter le logement. L'un d'entre vous jouera le bailleur, l'autre le locataire, et les autres donneront vie au décor. Vous avez carte blanche pour tout : le décor, les interactions. Utilisez tout ce que vous trouvez dans la salle ou la réserve. Soyez créatifs, mais réalistes ! ajoute-t-elle avec un clin d'œil.
Les élèves se mettent rapidement en place, discutant des rôles, farfouillant dans la salle pour trouver des accessoires. L'atmosphère est joyeuse, et Nelly ne peut s'empêcher de sourire devant leur enthousiasme contagieux. Voir ces hommes et femmes se plonger avec autant d'entrain dans le théâtre lui réchauffe le cœur.
Mais son esprit est ailleurs, toujours hanté par la présence de Jonas. Elle sait qu'il l'observe encore, mais elle refuse de le regarder. Il fait partie de son passé, un passé qu'elle pensait avoir enfoui, et pourtant... le voilà, réapparaissant dans ce théâtre qu'elle aime tant, semant le trouble dans le cocon qu'elle s'est construit.
Alors que l'improvisation commence, elle se force à se concentrer sur les scènes qui se déroulent devant elle. Le rire de Roger, les explications passionnées mais bégayantes de Naomie, qui malgré les difficultés d'élocution à fait de beaux progrès, l'articulation haché de Pascale et la voix chevrotante de Maryse. Michèle, Ségolène et Yolande ont choisi de faire le mobilier, l'une un pot de fleur séché, l'autre un tapis, la dernière une tableau. Les outils choisi sont adéquate, et rende le tableau amusant. Les échanges passionnés de ses élèves, tout cela devrait la ramener à l'instant présent. Pourtant, une part d'elle reste en décalage, comme si une partie de son être continuait à lutter contre l'ombre de Jonathan qui plane sur elle. Nelly inspire profondément, cherchant à garder la maîtrise de ses émotions.
Le cours se termine et chacun range un peu afin de laisser la salle en état. Nelly les remercie chaleureusement en les raccompagnant jusqu'au hall.
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