Chapitre 43
Lundi matin...
Jonas est déjà là, assis, le visage enfoui dans ses mains. La lumière douce de la pièce révèle l'épais plâtre qui entoure sa main blessée. L'image de sa vulnérabilité contraste tellement avec ce qu'elle attendait, ce qui la déstabilise immédiatement.
— Jonas ? murmure-t-elle, sa voix vacillante, peu assurée.
Il lève lentement le menton, et Nelly reste figée. Ce qu'elle découvre la fait chanceler. Il n'a pas ses lunettes. Ce détail anodin serait insignifiant si ce n'était ce qu'elle voit à présent dans ses yeux. Ces yeux... bleus, intenses, perçants. Ce regard qu'elle n'avait pas vu depuis des années. Non...
Son souffle devient irrégulier. Son cœur se serre, accélérant sans qu'elle ne le contrôle. Elle recule instinctivement, à la recherche d'un appui, et ses doigts tremblants rencontrent la froideur d'un meuble. La panique monte en elle. Sa bouche s'assèche, et une chaleur envahit son corps.
— Jonathan... souffle-t-elle, la main tremblante plaquée contre sa bouche, incapable de prononcer plus que ce prénom chargé de souvenirs.
Le passé la frappe de plein fouet. Tout ce qu'elle a essayé d'oublier, tout ce qu'elle a enterré au plus profond d'elle-même revient en un instant. Non, ce n'est pas possible. Ça ne peut pas être lui. C'est un rêve, un cauchemar, tout sauf la réalité.
Elle tente désespérément de s'ancrer, se pinçant la peau du poignet comme pour s'assurer qu'elle n'est pas en train de sombrer dans l'irréel. Un sourire amusé étire les lèvres de Jonas – ou plutôt Jonathan. Le sourire qu'elle connaît si bien, celui qui la désarme autrefois.
— C'est bien réel, Nelly, murmure-t-il avec une douceur presque effrayante.
Sa voix a pris un ton sensuel, enveloppant, comme s'il pouvait pénétrer ses pensées, lire dans ses doutes. Son prénom, dans sa bouche, résonne comme une promesse, un souvenir, et Nelly sent son estomac se nouer, son cœur battre trop fort, trop vite. Ses joues s'empourprent malgré elle, et elle peine à maintenir son calme.
— Qu'est-ce que... commence-t-elle, cherchant ses mots, son souffle erratique.
Elle doit se reprendre. Il essaie de la déstabiliser. Il le sait. Il sait ce qu'il représente pour elle, même après tout ce temps. Elle tente de respirer lentement, cherchant à évacuer ce tourbillon de pensées. Il veut la troubler, la faire vaciller, mais elle ne doit pas céder. Il sait qu'elle est mariée. Il joue avec elle, c'est tout. Rien de plus.
Elle serre les poings, ses ongles s'enfonçant dans la paume de sa main.
Contrôle-toi, Nel. Reste calme.
— Qu'est-ce que tu... ou vous, balbutie-t-elle, incertaine sur le pronom à employer.
Ses yeux dérivent vers le plâtre de Jonathan, un sourcil levé dans une interrogation qui trahit sa confusion. Elle veut parler, mais ses pensées s'entrechoquent. Le tutoiement ou le vouvoiement ? Ils ont été si proches, autrefois... et pourtant si distants à présent. Elle ne sait plus. Tout est flou.
— J'ai perdu contre un mur, répond-il avec un sourire en coin, sa voix un mélange de légèreté et de tristesse.
— C'est ennuyeux, rétorque-t-elle, tentant de détourner l'attention, de reprendre le contrôle de cette conversation qui lui échappe complètement.
Elle fait un pas de côté, le contourne soigneusement, comme si sa proximité la brûlait. Son cœur bat à tout rompre, mais elle se force à afficher une expression détachée. Elle veut reprendre le fil de la journée, tout recentrer sur le travail. C'est la seule échappatoire.
— Est-ce que tout est prêt pour la séance d'aujourd'hui ? demande-t-elle, sa voix légèrement plus assurée.
— Oui, tout est prêt, mais... Nelly, pour ton texte...
Son texte. Elle sent son visage s'enflammer. Son texte, sa pièce. Il l'a lue. Elle est prise au piège dans ses propres mots, ceux qu'elle a écrits avec un mélange de douleur et d'espoir. Une romance qui les concerne tous les deux, dans chaque ligne, chaque sentiment caché entre les pages.
— Tu l'as trouvé mauvais ? demande-t-elle, la gorge serrée, redoutant la réponse.
— Non, il est très bien. Mais la vérité n'est pas toujours celle que l'on croit, dit-il avec une gravité qui la désarme.
Elle sent le sol se dérober sous ses pieds. Pourquoi joue-t-il ce jeu ? Son cœur se serre encore plus, et elle détourne les yeux, tentant de masquer la tempête d'émotions qui la submerge.
— Le débat n'est pas là, réplique-t-elle, brusquement, cherchant à couper court à cette conversation qui la fait trop souffrir. Elle ne peut pas, elle ne veut pas replonger dans cette histoire. Pas maintenant. Pas comme ça.
Elle s'éloigne rapidement, l'air devenant soudain trop lourd à respirer près de lui. Elle doit fuir. Elle a un cours à donner, un emploi du temps à respecter. Elle doit redevenir la Nelly d'aujourd'hui, celle qui n'est plus la Nelly de Jonathan, celle qui a tourné la page.
Mais même en quittant la pièce, son cœur reste là-bas, coincé entre le passé et le présent, tiraillé entre l'homme qu'elle a aimé et celui qu'elle essaie de fuir.
Le cours des enfants de dix ans lui semble s'éterniser, chaque minute s'étirant dans une lenteur insupportable. Son esprit est ailleurs, prisonnier du tourbillon émotionnel que la présence de Jonas a déclenché. Ou est-ce Jonathan, maintenant ? Elle n'arrive plus à penser clairement. Chaque fois que son regard croise le sien, elle sent un frisson la parcourir, comme une décharge électrique qui brouille tout le reste. Elle perd le fil de ses pensées, de ses paroles, de ce qu'elle est censée enseigner.
— Nelly ? souffle une petite voix impatiente.
Elle cligne des yeux, comme si la voix d'un de ses élèves venait de la ramener brutalement à la réalité. Elle inspire profondément, se concentrant sur l'enfant devant elle. C'est un échappatoire, une raison pour fuir ce chaos intérieur. Elle doit garder la tête froide.
— Oui, Amélie ? demande-t-elle avec un sourire forcé, tentant de reprendre contenance.
— On pourra être des princesses ? demande la fillette avec des étoiles dans les yeux.
Nelly sent son cœur se serrer à cette innocence, cette insouciance. Comme c'était simple, autrefois, quand elle-même était une jeune fille rêveuse, croyant encore aux contes de fées. Elle jette un coup d'œil rapide vers Jonas, ou Jonathan, là-bas, debout, l'air attentif mais si distant à la fois. Non, la vie n'est pas un conte de fées, songe-t-elle amèrement.
— Je vais voir ce que je vous réserve pour cette année, répond-elle avec une douceur contrôlée, tout en s'efforçant de dissimuler son malaise.
Elle se retourne vers le reste de la classe et essaie de se concentrer sur les exercices qu'elle leur a préparés. Des exercices simples : des respirations profondes, des jeux d'élocution, des petites pièces où les enfants incarnent des animaux ou des objets qui parlent. Habituellement, elle adore ces moments, où l'enthousiasme et l'imagination débordante des enfants emplissent la salle d'énergie positive. Mais aujourd'hui, tout lui semble flou, distant.
Son esprit dérive constamment. Chaque mouvement de Jonas lui paraît trop lourd de sens, chaque regard qu'il pose sur elle la trouble un peu plus. Pourquoi est-il là ? Pourquoi maintenant, après tant d'années ? Elle s'était si bien protégée de ce passé, elle a appris à vivre sans y penser. Et voilà qu'il surgit à nouveau dans sa vie, avec son regard bleu perçant et ses questions silencieuses, comme s'il ne demandait qu'à remuer ce qu'elle s'était efforcée d'oublier.
Elle l'observe en coin, tout en guidant les enfants à travers leurs exercices. Lui aussi semble tendu, perdu dans ses pensées. Son attitude, son plâtre... tout en lui la déstabilise. Elle ne reconnaît plus le garçon qu'elle a aimé autrefois, mais en même temps, elle le reconnaît trop bien.
— Respirez profondément, et expirez lentement, les enfants, ordonne-t-elle d'une voix plus ferme, comme pour s'ancrer dans l'instant présent.
Mais sa voix trahit une certaine nervosité. Elle le sent. Ses mains tremblent légèrement, à peine perceptibles, mais suffisamment pour qu'elle le remarque elle-même. Ses pensées reviennent sans cesse à la lettre, à ces mots qu'elle a écrits dans sa pièce. Il a tout compris.
La pièce qu'elle avait imaginée pour exorciser ses démons... c'est devenu une fenêtre ouverte sur son âme. Elle pensait qu'il ne la lirait jamais. Elle croyait pouvoir garder cette part d'elle-même protégée. Et maintenant, il est là, avec son regard profond et ses questions muettes, et elle se sent vulnérable, exposée.
— Nelly, tu as un peu froid ? demande une autre petite fille, étonnée de voir sa professeure frissonner.
— Non, tout va bien, Amélie. Merci, murmure-t-elle en tentant de reprendre le contrôle.
Mais rien ne va bien. Tout est sens dessus dessous depuis qu'il est réapparu dans sa vie.
— Est-ce qu'on peut recommencer le jeu avec les animaux ? demande un autre enfant, l'air enthousiaste.
Elle hoche la tête, essayant de se concentrer sur eux, sur le moment. Sur tout ce qui n'est pas lui.
— Bien sûr, allons-y. Vous pouvez choisir vos rôles pour aujourd'hui.
Ses élèves ne semblent pas se rendre compte de son trouble, trop occupés à choisir leurs personnages d'animaux ou à rire entre eux. C'est une chance, car elle ne sait pas combien de temps elle pourra encore tenir ainsi, à jouer le rôle de la professeure confiante alors qu'à l'intérieur, elle se sent sur le point de s'effondrer.
Chaque minute passée dans cette salle devient de plus en plus difficile. Elle a besoin de respirer, de prendre du recul. Mais comment peut-elle fuir ? Comment peut-elle continuer à prétendre que tout est normal alors qu'il est là, à quelques mètres d'elle, et que son simple regard la renvoie à un passé qu'elle ne sait plus comment gérer ?
Alors que le cours touche à sa fin, chaque minute semble une éternité pour Nelly. L'étau dans sa poitrine se resserre à mesure que la réalité de la situation lui tombe dessus. Elle le sait, les deux heures qui suivent seront insoutenables si elle doit rester seule avec Jonas... Jonathan. Elle ne sait même plus comment le nommer, tellement son esprit est en ébullition.
Les enfants, eux, sont insouciants. Ils rangent leurs affaires en riant, leur joie d'avoir terminé la séance illuminant la pièce d'une légèreté dont elle se sent totalement exclue. Nelly, elle, est un amas de tension, de doutes, d'émotions contradictoires.
Ses yeux ne cessent de le chercher, malgré elle. Il est là, debout dans un coin, son regard perçant la déstabilise à chaque instant, comme s'il la voyait plus profondément que jamais. Elle doit fuir, sinon elle risque de dire ou faire quelque chose qu'elle regretterait.
Les enfants s'éparpillent en saluant joyeusement, et le théâtre se vide peu à peu. Nelly sait que c'est le moment, qu'elle ne peut plus l'éviter. Jonas – ou Jonathan – s'approche d'elle, son pas mesuré, son visage empreint d'une émotion qu'elle refuse de décrypter. Il va lui parler, elle le sent.
Le cœur battant à tout rompre, elle lève une main, presque instinctivement, comme un bouclier invisible. Elle sait que s'il ouvre la bouche, tout va s'effondrer.
— J'ai des courses à faire, annonce-t-elle d'une voix pressée, presque cassante.
Ses mots sortent plus vite qu'elle ne le voudrait, trahissant son désarroi.
Il s'arrête net, surpris par cette interruption soudaine. Son regard bleu se teinte de confusion, mais elle détourne les yeux avant de se laisser happer. Elle ne veut pas voir, elle ne veut pas comprendre ce qu'il ressent, car cela ne ferait que compliquer les choses. Elle n'est pas prête à faire face.
— Je reviens dans deux heures, lâche-t-elle avec une froideur qui ne lui ressemble pas.
Jonas ouvre la bouche, prêt à répliquer, à demander des explications, peut-être même à s'excuser pour quelque chose qu'il n'a pas encore exprimé. Mais elle n'attend pas sa réponse. Elle détourne les talons, bien trop vite, presque en fuite.
— Tu peux rester ici, conclut-elle sans un regard en arrière.
Nelly sent son cœur tambouriner dans sa poitrine tandis qu'elle se précipite vers la sortie. Chaque pas qu'elle fait loin de lui est une lutte contre elle-même. Une part d'elle hurle de rester, de lui faire face, de crever l'abcès une fois pour toutes. Mais la peur l'emporte, cette peur viscérale de réveiller des émotions trop longtemps refoulées.
Elle pousse la porte du théâtre, et l'air frais de l'extérieur la frappe de plein fouet. Elle inspire à fond, cherchant désespérément à calmer les battements frénétiques de son cœur. Ses jambes tremblent légèrement sous l'effet de l'adrénaline, mais elle ne s'arrête pas. Elle ne peut pas.
Dans un dernier regard en arrière, elle jette un coup d'œil furtif à travers la porte vitrée. Jonas est toujours là, debout au milieu du théâtre vide, immobile. Il la regarde partir, ses yeux suivant chacun de ses mouvements. Un mélange de tristesse et de perplexité se lit sur son visage. Il semble... perdu. Elle ressent un pincement au cœur, mais elle se force à ignorer cette sensation. Elle ne peut pas rester avec lui. Pas maintenant. Pas encore.
Avec un dernier effort, elle s'éloigne du théâtre, laissant derrière elle non seulement cet homme, mais aussi les fantômes d'un passé qu'elle n'est pas encore prête à affronter.
Et tandis qu'elle marche dans les rues, le froid mordant ses joues, Nelly se répète que fuir était la seule solution. Mais pourquoi alors cette amertume refuse-t-elle de la quitter ?
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