Chapitre 36 - Jonas

Jonas fait signe à Jack de loin et, après avoir regardé un instant Nelly partir, Bertrand l'invite à monter dans la petite auto verte. Bertrand conduit la voiture de sa femme, qui, elle, est partie à pied. Cela a ennuyé Jonas, mais il n'a rien dit devant le couple, qui semblait d'accord sur le principe. Le silence règne dans la voiture aussi Jonas décide de briser la glace.

— Vous travaillez dans quoi ? l'interroge Jonas, sa voix calme tranchant avec l'agacement qu'il ressent.

— Je suis acteur, répondit Bertrand avec une pointe de fierté non dissimulée. Je joue dans une petite série française qui sortira l'été prochain.

— Oh. Je ne savais pas ! Félicitations, répond Jonas avec un sourire poli.

— Nelly ne vous en as pas parlé ? s'étonne Bertrand, confus. Il faut dire qu'elle a tendance à ce montrer parfois un peu égocentré, mais, c'est une personne adorable.

Nelly. Égoïste. Bertrand n'en crois pas ses oreilles. Il serre la mâchoire sentant une pointe d'agacement s'immiscer en lui.

— Enfin, peu importe. Je ne lui en veux pas. C'est comme ça. Il faut savoir pardonner les faiblesse de l'autre, plaisante Bertrand en souriant. Je viens de signer un gros contrat et le tournage commence en octobre. Le film sortira sur grand écran. Une chance inouïe.

Jonas secoue la tête, un sourire factice sur les lèvres. Bertrand commence à exhiber ses récent succès. Jonas, lui, reste plus réservé, préférant observer que parler.

— Enfin, je n'ai pas votre parcours, ajoute Bertrand avec une humilité feinte. Je débute seulement.

Jonas hocha la tête, essayant de dissimuler son agacement derrière un masque d'intérêt sincère.

— Je ne doute pas que vous ferez votre chemin.

Requin comme vous semblez l'êtes, se garde-t-il bien d'ajouter.

Une fois garé, Bertrand coupe le moteur avec un sourire satisfait, comme s'il venait de conclure une affaire importante. Le visage de Bertrand s'illumine instantanément. Fier comme un paon, il se redresse sur son siège, comme si les paroles de Jonas validaient sa propre ambition.

— À vrai dire, on vient de me proposer un nouveau contrat. Il baisse légèrement la voix, prenant un air complice, comme s'il s'apprêtait à révéler un secret. Je croise les doigts.

Bertrand semblait avoir ce don de se mettre en avant et d'écraser les autres. Surtout sa femme.

— Je vous le souhaite, répondit Jonas, sans vraiment partager l'enthousiasme de son interlocuteur. Bertrand avait cette manière de transformer chaque conversation en un monologue où lui seul brillait. Jonas le trouvait parfois insupportable, mais il savait aussi que Nelly l'aimait, ou du moins, c'est ce qu'il pensait.

Jonas ajusta machinalement sa veste, sentant l'air plus frais de la soirée qui contrastait avec la chaleur étouffante à l'intérieur de la voiture. Bertrand le guide jusqu'à un restaurant élégant, aux lumières tamisées, avec une terrasse discrète.

— Nous serons tranquilles ici, annonce Bertrand en désignant l'établissement d'un geste large. C'est un endroit très distingué.

Jonas hausse un sourcil, amusé par cette remarque, lui qui a pique-niquer avec la femme de ce dernier ce midi. Bertrand semble vraiment préoccupé par l'apparence, par le fait d'impressionner, comme s'il cherche constamment à se prouver quelque chose.

— Je n'en demande pas tant, réplique Jonas avec un sourire en coin. Il n'a jamais été attiré par les endroits qui se voulaient « distingués ». Pour lui, l'authenticité était bien plus importante que les apparences.

Ils entrent dans le restaurant, accueillis par un maître d'hôtel au ton mielleux qui les guide vers une table située dans un coin tranquille lorsqu'il reconnaît Jonas. Bertrand se frotte les mains, visiblement satisfait de son choix. Il jette un regard autour de lui, scrutant les autres clients, cherchant peut-être à voir si quelqu'un le reconnais. Jonas, lui, reste en retrait, observant avec amusement cette démonstration subtile d'ego.

Une fois assis, Jonas observa Bertrand un instant, hésitant à engager la conversation sur des sujets plus personnels. Ce n'est pas dans son caractère d'être particulièrement curieux, mais il sent que derrière l'assurance de Bertrand, quelque chose cloche. Peut-être est-ce son instinct, ou alors simplement une intuition.

— Vous semblez... très confiant, lance Jonas avec un demi-sourire, testant les eaux.

Bertrand hausse les épaules, un sourire satisfait aux lèvres.

— Je crois qu'il faut l'être, répond-t-il, presque sur un ton de leçon. Dans ce métier, si on ne se met pas en avant, personne ne le fera pour nous.

Il marque une pause avant de poursuivre, plus doucement cette fois :

— C'est comme ça que j'ai réussi à décrocher ces rôles. J'ai toujours su que je réussirais.

Jonas le regarde attentivement, cherchant à percer ce qu'il devient être un besoin de validation, mais Bertrand était trop concentré sur sa propre gloire pour s'en rendre compte.

— Et Nelly, qu'en pense-t-elle ? demande Jonas, changeant subtilement le sujet.

Bertrand semble surpris par la question, mais un léger sourire flottait toujours sur ses lèvres.

— Oh, Nelly ?

Il réfléchit un instant, jouant distraitement avec le bord de sa serviette.

— Elle me soutient. Elle est...

Il chercha ses mots, comme si c'était la première fois qu'il pensait réellement à ce que sa femme pouvait ressentir.

— ... fière, je suppose. Elle n'est pas très démonstrative, mais je sais qu'elle me soutient.

Jonas hoche lentement la tête, mais intérieurement, il se demande si Bertrand réalise à quel point il prend Nelly pour acquise. Il connait assez bien Nelly pour savoir qu'elle est bien plus qu'une simple figure de soutien dans l'ombre.

— Elle a l'air d'une femme incroyable, murmure Jonas, sans en dire trop.

Bertrand, ne percevant pas l'ironie subtile dans les propos de Jonas, sourit de plus belle.

— Oh oui, Nelly est géniale.

Il se pencha légèrement en avant, comme pour partager une confidence.

— C'est une femme très forte, indépendante, mais... vous savez, elle n'aurait jamais pu réussir sans moi.

Jonas sent son estomac se nouer légèrement. Ce n'est pas de la jalousie, mais un mélange d'indignation et de pitié. Bertrand n'a aucune idée de la femme exceptionnelle qu'il a à ses côtés. Pour lui, Nelly semble n'être qu'une extension de son propre succès.

Jonas ne peut s'empêcher de remarquer l'insistance du regard de la serveuse. Elle l'observe avec cette hésitation propre aux gens qui pensent reconnaître une célébrité mais n'osent pas s'avancer trop vite. Peut-être se demande-t-elle si c'est vraiment lui, cet acteur qu'elle a vu à la télévision ou dans un film. Jonas, habitué à ce genre de situation, feint l'indifférence et esquisse un léger sourire pour ne pas paraître impoli.

— Messieurs, bonsoir. Que puis-je vous servir ? demande la serveuse, son ton légèrement tremblant sous l'effet de la reconnaissance.

Bertrand, quant à lui, ne semble pas remarquer l'attention particulière accordée à Jonas et répond immédiatement, d'un ton assuré, en choisissant un apéritif alcoolisé. Jonas le suit sans trop réfléchir, l'esprit occupé ailleurs, ses pensées retournant encore et encore vers Nelly.

La conversation s'étire de manière presque formelle, Bertrand dominant les échanges de sa voix toujours trop forte, trop confiante. Jonas, lui, reste en retrait, son esprit analysant chaque détail, chaque mot prononcé par cet homme qui partage la vie de Nelly.

— Alors, vous... vous êtes mariés depuis longtemps ? finit-il par demander, espérant comprendre un peu mieux la dynamique du couple.

Bertrand se redresse, fier comme un coq, et sourit.

— Oh, quelques mois seulement, répond-il avec nonchalance, comme si le mariage n'était qu'une formalité. Mais nous nous connaissons depuis la fac. Nous avons suivi le même cursus théâtral.

— Si jeunes ! s'étonne Jonas en ouvrant grand les yeux, jouant un peu l'ingénu pour voir où cette conversation le mènerait.

— Oh, vous savez, poursuit Bertrand avec un sourire satisfait, j'ai mis du temps à conquérir son cœur... elle était folle d'un mec qui est parti je ne sais plus trop où. Mais j'ai tenu bon !

Ces mots tombent comme une cloche lourde dans l'esprit de Jonas. « Folle d'un mec ». Ces mots résonnent avec une amertume qu'il ne peut ignorer. Ce « mec », c'est lui. Folle de lui, oui, mais alors pourquoi... pourquoi n'a-t-elle jamais répondu à ses lettres ? Pourquoi l'a-t-elle laissé dans ce silence déchirant, comme si ces moments qu'ils avaient partagés n'avaient jamais existé ? Jonas serre les dents, tentant de maintenir son calme alors qu'une douleur sourde monte en lui.

— Vous êtes bien courageux, lâche-t-il, un peu distrait, ses pensées encore tournées vers le passé.

Bertrand, aveugle à cette tension interne, rit légèrement, un rire qui manque de sincérité.

— Et vous, vous êtes fiancé, non ? poursuit-il, cherchant à maintenir la conversation tout en recentrant l'attention sur Jonas, comme s'il tentait de percer un mystère qui l'intriguait vaguement. Une beau brin de fille.

— En effet, confirme Jonas d'un ton neutre, préférant ne pas trop s'étendre sur le sujet.

Il n'a pas envie de parler de Lola, ni de s'étendre sur cet « amour » qui reflète sa vie... ce faux semblant de réalité. Sa carrière c'est tout ce qu'il possède réellement, le reste semble s'être effacé avec le temps. Jonas observait Bertrand, essayant de masquer son dégoût croissant sous un sourire poli.

Bertrand, bien loin de s'en rendre compte, continue à parler de lui-même avec une assurance insupportable.

— Je sais que je suis très régulièrement absent, et Nel a bien du mal à l'accepter. Elle me le reproche au moins dix fois par jour.

— Vous exagérez, j'en suis sûr, déclare Jonas calmement.

— Oui. Un peu sans doute. Mais elle ne comprends pas que je vis pour ça.

— Je suis sûr que si, murmure Jonas entre deux bouché.

— Vous savez, elle a failli avoir un rôle une fois, mais elle a refusé. Il faut admettre qu'elle a un peu de talent tout de même.

Jonas croise les bras, ses yeux devenant deux fentes inquisitrices. Il essai de garder son calme, mais chaque mot de Bertrand lui donne envie de réagir.

— Ce n'est pas qu'une question de talent, le... tente-t-il de dire avec tact, mais Bertrand l'interrompt.

— Oui, le physique joue beaucoup dans le milieu, répond-t-il en haussant les épaules, son ton désinvolte faisant monter la colère de Jonas d'un cran.

— Je n'allais pas...

— Ne vous en faites pas, reprend Bertrand sans le laisser finir. Je sais que Nelly pourrait faire plus efforts concernant ses attraits. Je m'en suis rendu compte.

Jonas resta figé un instant, luttant pour ne pas perdre son calme. Est-ce que Bertrand était en train d'insinuer que Nelly n'était plus à son goût ? Qu'elle ne correspondait pas à ses attentes, ou pire, aux critères superficiels de la société ?

— Je fréquente tellement de jeunes femmes séduisantes, comment ne pas me rendre contre de la simplicité de la mienne ?

Bertrand hausse les épaules, comme dépité. Le cœur de Jonas bat plus fort dans sa poitrine, non pas par jalousie, mais par un profond sentiment d'injustice. Nelly, la douce et passionnée Nelly, ne mérite pas ces remarques froides et sans cœur.

— Bertrand ! s'exclame-t-il avec un peu plus de mordant que prévu. Je n'ai pas dit que votre épouse était laide ! Loin de là, elle est d'ailleurs ravissante...

Bertrand ouvre la bouche pour répliquer, mais Jonas le coupe d'un geste vif. Il n'a pas fini, et il ne laissera pas cet homme l'interrompre.

— J'allais expliquer que ce n'était pas seulement une question de talent.

Il ferme un instant les yeux pour reprendre son souffle, puis continue d'un ton plus mesuré.

— C'est une question de choix. Je pense, mais je ne la connais que trop peu, que Nelly souhaite mener une vie simple et profiter d'une vie de famille. Son physique n'a rien à voir. Votre femme est très jolie.

— Oui. Mais avec un peu de sport et d'effort... enfin, peu importe. Vous avez réussi à décrypté ma femme en tout cas.

— Vous avez déjà parlé « enfants » ?

Bertrand se renfrogne légèrement, puis esquissa un sourire en coin, comme s'il vient d'entendre une plaisanterie.

— Oh, si je l'écoutais, on en aurait déjà six ! répondit-il avec une pointe d'ironie, sans mesurer l'affection véritable derrière ce désir chez Nelly. Enfin, je n'ai pas le temps pour ça et Nelly le sait.

Jonas rit un peu, mais son cœur n'y est pas. Cette remarque confirme ce qu'il redoute déjà. Nelly rêve d'une grande famille, d'une maison pleine de vie et d'enfants. Cela n'a jamais été un secret. Il se souviens parfaitement de ses longues conversations à ce sujet lorsqu'ils étaient plus jeunes. Elle adorait les enfants, elle s'était même occupée de sa petite sœur Madeleine avec une tendresse infinie.

Une brève pensée traverse l'esprit de Jonas.

Madeleine... qu'est-elle devenue ?

Il se promet de le découvrir, mais pour l'instant, son attention devait rester sur cet homme devant lui, qui semble si loin de comprendre qui est vraiment Nelly.

— Vous n'avez pas la même vision du travail ou de la vie, commença-t-il prudemment, pesant ses mots pour éviter de brusquer Bertrand. Mais cela ne diminue en rien l'importance de ce que Nelly veut ou ressent. Vous en êtes conscient, non ?

Bertrand hoche vaguement la tête, son regard trahissant un désintérêt mal dissimulé. « Évidemment. » Un mot lâché du bout des lèvres, vide de sincérité. Jonas sent une amertume monter en lui. Bertrand ne la comprenait pas. Il n'accorde aucune réelle attention à ses besoins, à ses rêves. Et cela l'attristait profondément.

Il ne pouvait s'empêcher de revoir dans son esprit les mots que l'homme avait employés pour parler de Nelly. « Faire montre de bien des efforts concernant ses attraits. » Comment pouvait-il parler ainsi de la femme qu'il avait épousée ?

Leur échange continue, rempli de politesses et de formules vides, jusqu'à ce que les entrées arrivent, enfin un moment de répit où les mots se taisent pour laisser place aux saveurs des plats. Jonas attaque son assiette avec une faim qui n'est pas seulement physique, essayant d'étouffer l'inconfort croissant qu'il ressent face à Bertrand.

Bertrand, quant à lui, semble incapable de rester silencieux bien longtemps. Il parle, beaucoup, et principalement de lui-même. Il détaille son parcours, ses ambitions, ses réussites – réelles ou imaginées – et cherche à tout prix à capter l'attention de Jonas, espérant peut-être une approbation, une validation de sa part. Mais Jonas se contente de hochements de tête occasionnels, ponctués de quelques « hum » et « intéressant », ses pensées ailleurs, vers Nelly.

— Et puis, vous savez, ce rôle que je vais décrocher, poursuit Bertrand avec enthousiasme, ses yeux brillants d'orgueil, ça pourrait vraiment me faire décoller. Peut-être même que je finirai à Hollywood un jour.

Il rit, visiblement amusé par sa propre ambition. Jonas lève les yeux de son assiette, observant l'homme en face de lui. Bertrand semble sincèrement croire en ses chances. Il mérite très certainement un bon rôle. Il a un physique avantageux, semble travailler dur mais son obsession de lui-même finit par peser sur l'atmosphère. Jonas, toujours aussi impassible, lâche un commentaire poli mais distant.

— Je vous le souhaite.

Cette simple phrase, bien qu'innocente en apparence, cache en réalité une ironie que Bertrand ne semble pas percevoir. Jonas ne souhaite rien de mal à cet homme, mais il ne peut s'empêcher de ressentir une légère satisfaction en voyant combien il est aveugle à tout ce qui l'entoure, à tout ce qui compte réellement – notamment Nelly.

Au fond de lui, Jonas sent cette montée d'amertume. Bertrand ne réalise pas à quel point il prend Nelly pour acquise. Cette femme, pleine de vie, de talent, semble n'être pour lui qu'un accessoire, une compagne d'apparat qu'il exhibe fièrement, sans jamais se demander ce qu'elle ressent réellement. Jonas, lui, voit au-delà de ces apparences.

La soirée se poursuivit, et Jonas s'efforça de maintenir une conversation courtoise, bien que l'envie de partir se faisait de plus en plus pressante. Bertrand continuait de parler principalement de lui, de ses projets, de son ambition dans le monde de la télévision. Jonas écoutait distraitement, essayant de ne pas laisser transparaître sa déception croissante.

Lorsque le dîner toucha à sa fin, Jonas se sent soulagé. Il n'attendait qu'une chose : quitter cet homme qui, à ses yeux, ne mérite pas sa Nelly.

— J'ai vraiment été ravi de vous rencontrer, déclare-t-il avec un sourire poli. J'espère qu'un jour, nous aurons l'occasion de nous recroiser, et pourquoi pas jouer ensemble ?

Bertrand parait flatté par cette idée, son visage s'éclairant.

— C'était un plaisir également, répond-t-il. Je vous souhaite de réussir dans votre entreprise, et ainsi, nous nous retrouverons peut-être sous les projecteurs.

Jonas hoche la tête sans conviction, espérant intérieurement que cela n'arrivera jamais. Alors qu'ils sortent du restaurant, Bertrand se tourne vers lui, tout sourire.

— Je vous raccompagne ? propose-t-il, comme un dernier geste de politesse.

Jonas secoue doucement la tête, replaçant sa veste sur ses épaules.

— Non, merci. J'ai des amis à voir dans le coin, ment-t-il avec aisance. Ça tombe très bien.

Bertrand hausse les épaules, visiblement satisfait de la réponse.

— Bonne soirée, alors.

Jonas le salut d'un signe de tête et le regarde s'éloigner. Une fois seul dans la rue, il prend une profonde inspiration, libéré de cette soirée lourde en révélations. Son esprit tourmenté ne peut s'empêcher de revenir encore et encore à la même question : Nelly sait-elle ce que son mari pense d'elle ?

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