Chapitre 28 - Jonas

— Écoutez, Mademoiselle Dudressie...

Il prononce ce nom comme s'il manipulait un objet fragile, avec un mélange d'hésitation et de respect. À l'intérieur, un frisson le traverse, mais il s'efforce de maintenir une façade impassible. Ses yeux glissent sur elle, cherchant un écho de reconnaissance ou de souvenir dans son regard, mais elle semble résolue à l'ignorer. Il inspire profondément, cherchant à dompter le tumulte intérieur, avant de s'approcher avec une démarche mesurée, maîtrisée. Ses doigts, bien entretenus, glissent doucement sur le bord du bureau, comme s'il cherchait à enraciner son calme dans ce simple geste.

— Je ne suis pas là pour être votre ennemi, dit-il d'une voix plus douce qu'il ne l'aurait voulu.

Nelly relève les yeux, à peine une seconde, avant de retourner à ses feuillets d'inscriptions, feignant l'indifférence.

— À la bonne heure ! réplique-t-elle avec sarcasme, sans le regarder.

Sa pique le touche plus qu'il ne le laisse paraître, mais il refuse de se laisser abattre par sa froideur. Il est venu ici avec de bonnes intentions, même si la situation le dépasse un peu plus à chaque instant.

— Pourrait-on... partir sur de bonnes bases ? propose-t-il, espérant adoucir l'atmosphère tendue.

Un soupir profond échappe à Nelly, trahissant une lassitude plus profonde qu'une simple gêne passagère. Elle pose finalement ses feuille sur le secrétaire, prenant une longue inspiration. Elle est consciente de son attitude, de ce mur qu'elle érige entre eux. Cet homme n'a probablement rien à voir avec ses rancunes et pourtant, elle le traite comme un intrus, un intrus dans son domaine. Mais il n'est pas responsable de ses frustrations, elle le sait.

Elle se lève, croise les bras une seconde avant de les décroiser maladroitement, signe de sa propre confusion. Elle se force à avancer vers lui, tendant la main avec une pointe d'hésitation, mais aussi une volonté de repartir sur de meilleures bases.

— Enchantée, je suis Nelly Dudressie-Briand.

Elle marque une pause, se sentant obligée d'ajouter, avec une voix plus posée :

— Mais tout le monde m'appelle Nelly.

Elle est mariée maintenant. Ce détail le percute de plein fouet, comme une réalité qu'il tentait d'éviter. Le nom qu'elle a mentionné – Briand. Mariée. Ce mot résonne dans sa tête, étouffant les souvenirs, brouillant la frontière entre ce qu'il espérait et ce qu'il doit désormais accepter. Il sent son cœur se serrer, mais il ravale cette émotion, la cachant derrière un sourire poli.

Il la regarde, légèrement surpris par ce geste de réconciliation, et un sourire naît au coin de ses lèvres. Il sent la tension se relâcher, même si ce n'est que d'un léger cran. Il hoche la tête, appréciant l'effort, même si une part de lui aurait voulu sentir la chaleur de cette main un peu plus longtemps.

— Très bien, Nel. Moi, c'est...

— Nelly.

Elle le corrige immédiatement, presque brusquement, une défense instinctive qui lui échappe. Il est pris au dépourvu, mais se reprend rapidement.

— Euh... Nelly. Désolé, balbutie-t-il.

Elle n'a pas changé. C'est cette même intensité, cette force qui l'a toujours captivé. Il l'observe un instant, silencieux. Son visage est aussi délicat que dans son souvenir. Son nez fin et gracieux, ces lèvres douces, légèrement ourlées, et ces taches de rousseur, infimes, presque invisibles pour quelqu'un qui ne la connaîtrait pas, mais qu'il n'a jamais oubliées. Chaque détail de son visage est gravé dans sa mémoire, comme une vieille photo jaunie qu'on ressort après des années, pleine de nostalgie et de regrets. Une part de lui veut se rapprocher, caresser sa joue comme autrefois. Ce parfum qu'elle porte, est-ce toujours le même ? Il se souvient de ces moments passés ensemble, dans l'insouciance, et d'un temps où les choses étaient bien plus simples. Un désir poignant de retrouver cette proximité, ce lien autrefois partagé, le traverse brusquement, mais il sait que ce passé est révolu.

— Bon... nous devrions commencer à organiser cette collaboration, alors ? lâche-t-il, tentant de revenir à un ton professionnel.

Mais à l'intérieur, rien n'est aussi simple.

— Bien. Suite à l'annonce de votre arrivée dans notre petite ville, les inscriptions ont doublé.

Le ton de Nelly est sec, presque indifférent, mais Jonas perçoit l'irritation sous-jacente dans sa voix.

— Évidemment, une fois que vous serez parti, beaucoup repartiront comme ils sont venus, mais bon...

Jonas cligne des yeux, légèrement surpris par son franc-parler. Il croise les bras, cherchant à comprendre la source de son agacement.

— Vous êtes déçue ? demande-t-il doucement, essayant de capter son regard.

Nelly se redresse, une étincelle dans les yeux. Sa posture se fait plus fière, comme si chaque mot qui suit est une affirmation de sa valeur.

— Mes classes sont respectées et reconnues dans la région.

Sa voix se fait plus intense, marquant une pointe de fierté.

— Nous avons encore du travail, certes, puisque nous ne sommes pas une grande ville, mais les camps d'été sont très prisés.

Il hoche la tête, l'écoutant attentivement, fasciné par la force qui émane d'elle.

— C'est une bonne chose, dit-il sincèrement.

— En effet.

Elle acquiesce, les bras toujours croisés sur sa poitrine.

— Nous voulons qu'Illac soit une ville de culture. Beaucoup d'événements ont lieu tout au long de l'année, pour les jeunes comme pour les plus anciens. Nous essayons de rendre l'art accessible à tous.

Jonas ne peut s'empêcher de sourire. Il l'observe attentivement, sans même s'en rendre compte. Son enthousiasme la transforme. Ses joues s'animent, légèrement teintées de rose, et ses yeux brillent d'une lueur vibrante de passion. Comme elle est... belle. Il est frappé par la manière dont elle se livre à son travail, à cette communauté, avec une telle intensité. Elle n'a rien perdu de ce feu intérieur. Nelly capte ce changement dans son expression. Elle plisse les yeux, soudain méfiante.

— Qu'y a-t-il ? demande-t-elle, sa voix un peu plus tendue, tandis qu'elle le fixe avec insistance.

Jonas, surpris d'être démasqué, secoue légèrement la tête et tente de se reprendre.

— Rien, balbutie-t-il. Vous êtes quelqu'un d'enthousiaste, voilà tout.

— C'est vrai, acquiesce Nelly, comme si elle constatait un fait évident, sans la moindre prétention.

Il la contemple un instant de plus, incapable de retenir une pensée qui franchit ses lèvres avant qu'il n'ait eu le temps de la contrôler.

— Vous êtes vraiment... intéressante, ajoute-t-il avec un sourire en coin, un sourcil levé dans un geste légèrement provocateur.

Elle cligne des yeux, surprise par le compliment, mais refuse de se laisser déstabiliser. Elle s'éclaircit la gorge, fronçant les sourcils, et adopte une posture plus défensive, croisant les bras.

— Merci, rétorque-t-elle avec un sourire froid. Mais restez à votre place d'étoile !

Jonas, amusé, incline légèrement la tête, intrigué.

— D'étoile ?

Il arque un sourcil, un sourire taquin flottant sur ses lèvres.

— C'est censé être un compliment ou une pique ?

Nelly pousse un soupir, exagérément agacée, avant de le fixer droit dans les yeux.

— Évidemment... beau, mais bête, lâche-t-elle, faussement exaspérée.

Jonas éclate de rire, prenant visiblement plaisir à leur échange, mais quelque part, il est un peu piqué par cette pique. Pourtant, au fond de lui, il sait qu'elle ne le pense pas vraiment... ou peut-être que si ?

— Ah, vous me trouvez beau ? ose-t-il, avec un sourire charmeur, cherchant à la déstabiliser à son tour.

Elle roule des yeux, mais un sourire, à peine visible, frôle ses lèvres.

— Autant qu'une pomme, réplique-t-elle, mordante, mais amusée. On peut se mettre au travail, à présent ?

Jonas se remet à rire, un rire franc et léger. Il aime cette répartie, ce petit jeu entre eux. Il la suit alors qu'elle l'emmène à travers le théâtre, visitant les trois salles, dont une dédiée aux spectacles. L'endroit est magnifique. Il ne s'attendait pas à ça. Les murs, ornés de moulures anciennes, portent le poids de tant d'histoires qu'il se sent presque écrasé par la grandeur du lieu.

— C'est impressionnant, murmure-t-il, ses yeux balayant la scène.

Ça n'a pas changé, se retient-il de dire.

Il se souvient être venue voir des représentation lorsqu'il était plus jeune. Rien de mémorable mais... Nelly le regarde du coin de l'œil, attendant qu'il fasse une remarque sarcastique, mais il reste silencieux, visiblement admiratif.

Il y a une sincérité désarmante dans sa voix. Nelly, qui s'attendait à de la condescendance ou du mépris, est un peu prise de court. Elle se surprend même à ressentir une pointe de sympathie pour lui. Peut-être n'est-il pas uniquement cet « étoile » vaniteuse qu'elle s'était imaginée. Peut-être qu'il y a quelque chose de plus, caché derrière ce sourire facile et cette allure confiante.

Jonas n'avait pas anticipé l'ampleur de l'affluence qui l'entoure soudainement. Une file de jeunes filles s'est formée, impeccablement organisée, chacune attendant son tour pour lui demander un autographe. Leurs rires étouffés et leurs gloussements incessants résonnaient autour de lui, créant une cacophonie légère mais déroutante. Il sourit, essayant de garder une attitude professionnelle, mais au fond de lui, il ressentait un malaise grandissant. Ce n'était pas ce à quoi il s'attendait en arrivant ici.

De l'autre côté de la salle, Nelly observe la scène, le visage fermé, les bras croisés comme un bouclier contre la frustration qui monte en elle. Elle a l'impression que ce moment cristallise tout ce qu'elle déteste dans cette situation : l'attention superficielle que Jonas attire, la disruption de ses cours bien établis, et cette impression tenace que sa réputation est reléguée au second plan. Son cœur bat plus vite, ses pensées tourbillonnent de colère et d'incompréhension.

D'un pas rapide, presque furieux, elle se dirige vers le bureau. Jonas la suivit du regard, remarquant la tension dans ses épaules, la rigidité de sa démarche. Son visage devient cramoisi, et même de loin, il pouvait deviner la vitesse à laquelle ses lèvres bougent alors qu'elle parle au téléphone. Chaque mot qu'elle prononce semble être une attaque, une décharge de frustration accumulée. Il sentit un pincement dans sa poitrine. Il est peiné pour elle. Bien sûr, il comprend que cette situation ne doit pas être facile pour Nelly. Elle a travaillé dur pour bâtir quelque chose ici, et il débarque avec son visage connu, bousculant tout sans le vouloir.

Quand Nelly sort enfin du bureau, elle claque la porte derrière elle avec une force qui fit sursauter quelques élèves dans le couloir. Sans accorder un regard à Jonas, elle marche droit vers un petit groupe de jeunes qui patientent à l'entrée du théâtre. Son regard brûle de détermination, et son énergie déstabilise même ceux qui ne sont pas directement visés.

De son côté, Jonas se sent obligé d'intervenir avant que la situation ne dégénère davantage. Il ne veut pas qu'elle perde le contrôle, ni qu'elle pense qu'il ne respecte pas ce qu'elle a construit ici. Il lève les mains pour attirer l'attention des jeunes filles qui gigotent et trépignent devant lui.

— S'il vous plaît ! Sa voix, d'abord calme, se fait plus forte. S'il vous plaît ! répéta-t-il avec autorité, imposant enfin le silence.

Les jeunes filles se figent, leurs yeux grands ouverts, fascinées par l'aura de l'acteur qui leur parle directement. Le temps est suspendu autour d'eux, chacune attendant la prochaine parole de leur idole.

— Nous avons un cours à donner, déclare-t-il d'une voix plus posée, mais ferme. Si vous n'êtes pas venues pour cela, je suis désolé, mais je vous invite à sortir.

Quelques murmures confus s'élèvent dans la foule. Jonas reprit, sentant que ses mots devaient être plus clairs.

— Pour celles qui veulent suivre le cours, je vous demande de vous rendre en salle Molière, où nous allons commencer.

Il inspire doucement avant d'ajouter :

— Je serai à votre disposition cinq minutes avant le début et cinq minutes après, pour signer des photos et répondre à vos questions. Mais pas plus.

Les jeunes filles échangent des regards perplexes. Le charme de l'acteur semble soudain rivaliser avec le rappel de la réalité et, peu à peu, elles commencent à s'éloigner en direction de la salle Molière, sans un mot de plus.

Jonas les regarde partir, soulagé, mais un sentiment d'inconfort persistait. Il soupire longuement passant une main dans ses cheveux et s'oriente à son tour vers la pièce où Nelly et les autres élèves sont déjà rassemblés. Il sait qu'il lui doit des explications, qu'il devra trouver un moyen de lui montrer qu'il n'est pas là pour parasiter son travail. Il entre discrètement, cherchant Nelly du regard. Elle se tient debout, face à la scène, ses traits toujours crispés de colère contenue mais elle fait de son mieux pour ne pas laisser transparaître ses émotions devant ses élèves. Jonas la trouve encore plus impressionnante ainsi, dans le feu de l'action, essayant de tout maîtriser malgré le chaos.

Elle tourne la tête vers lui, ses yeux remplit d'une colère toujours brûlante. Jonas reste en retrait, regardant Nelly se redresser, sa voix retrouvant sa force naturelle alors qu'elle commence à expliquer les exercices du jour. 

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