Chapitre 12

Nelly mange seule, assise sur la terrasse, le ciel légèrement voilé au-dessus d'elle. Le silence est lourd autour d'elle, seulement troublé par le chant lointain des oiseaux. Bertrand s'est enfermé dans son bureau, et lorsqu'elle l'a appelé pour le déjeuner, il ne lui a même pas répondu. Une frustration sourde grandit en elle, mais elle la repousse, comme elle le fait si souvent ces derniers temps. Après s'être occupée de Louis et l'avoir installé pour sa sieste, elle profite de ce moment de calme, achevant son repas dans une solitude presque pesante.

Perdue dans ses pensées, elle sursaute violemment en entendant la voix de Bertrand derrière elle.

— Alors, ta semaine ? demande-t-il d'un ton neutre.

Elle lâche sa fourchette, qui tombe sur l'assiette dans un bruit sec. Elle se retourne brusquement et découvre Bertrand planté là, le visage apparemment paisible, comme si rien ne s'était passé plus tôt dans la journée.

— Tu veux manger quelque chose ? s'enquiert-elle aussitôt, son inquiétude prenant le dessus malgré tout, alors qu'elle se lève précipitamment de sa chaise.

— Je veux bien, oui, répond-il simplement.

— Installe-toi, j'arrive, propose-t-elle d'une voix douce, presque automatique.

Nelly s'oriente vers la cuisine, prête à lui préparer quelque chose, mais au moment où elle passe à côté de Bertrand, il la retient brusquement par le bras. La sensation est désagréable, trop familière. Le même endroit que d'habitude, là où sa poigne laisse trop fréquemment quelques marques. Elle serre les dents, se forçant à ne rien dire, à ne rien montrer.

— Je suis désolé, murmure-t-il dans un soupir, relâchant son étreinte. Mais tu me pousses à bout parfois, tu sais.

Il marque une pause, passant une main dans ses cheveux, comme s'il cherchait à dissiper une tension.

— Le boulot est épuisant, mais j'adore ce que je fais... tu devrais être fière pour moi.

Les mots résonnent en elle, douloureusement familiers. Il lui dit souvent cela, comme une justification à tout. Elle se tourne vers lui, ses yeux cherchant les siens, un mélange de fatigue et de résignation dans son regard.

— Je suis contente pour toi, répond-elle d'une voix calme mais ferme, plongeant ses yeux dans les siens pour qu'il la croit. Je suis même fière de toi, insiste-t-elle en appuyant le dernier mot.

Bertrand hoche la tête, satisfait, et se penche pour l'embrasser. Son baiser est plus agressif qu'affectueux, un mélange d'excuse maladroite et de passion brusque. Puis, dans un geste familier qu'elle trouve de plus en plus déplacé, il lui donne un petit coup sur les fesses, un sourire narquois aux lèvres.

— Va, femme. J'ai faim.

Nelly roule les yeux au ciel, tentant de masquer son exaspération. Cet humour, autrefois taquin, commence à l'agacer. Mais aujourd'hui, elle choisit de ne pas réagir, consciente que toute confrontation pourrait briser cette accalmie fragile. Elle n'a pas envie de se battre, pas maintenant. Jamais.

Dans la cuisine, elle s'efforce de respirer calmement, de retrouver son équilibre intérieur. Elle prépare rapidement une assiette, prend du pain, et le plateau de fromages.

Quand elle revient sur la terrasse, Bertrand est assis, les yeux rivés sur elle avec un sourire. Un sourire qui semble trop facile, trop déconnecté de ce qui s'est passé plus tôt. Elle pose maladroitement l'assiette devant lui et lui tend les couverts, sortis en hâte de la poche de son jean.

— Merci, dit-il simplement, attrapant le couteau.

Nelly lui rend un sourire rapide, un sourire qui n'atteint pas vraiment ses yeux, puis elle s'assoit en face de lui. Le silence est un peu tendu, mais supportable. Peut-être que tout va bien pour l'instant, peut-être que la journée se terminera calmement.

— Alors, tu ne m'as pas répondu. Ta semaine ? relance-t-il, comme s'il voulait vraiment savoir cette fois.

Nelly s'anime soudain, un éclat de vie revenant dans ses yeux. Elle a besoin de parler de son travail, de ses élèves, de ces moments où elle se sent utile et épanouie. Bertrand ne lui demande pas souvent, alors elle saisit cette opportunité.

— Oh ! Le spectacle de fin d'année était fantastique, s'enthousiasme-t-elle, les yeux pétillant de souvenirs. Tu les aurais vus ! Ils sont tellement prometteurs.

Elle sourit largement en se rappelant les visages de ses élèves sur scène.

— Et la petite Lorie... Enfin, « petite »... elle a tellement grandi. Elle est devenue incroyablement talentueuse. Je suis vraiment enchantée. Les parents étaient ravis ! Et puis, le maire...

Elle s'interrompt, son sourire s'effaçant légèrement.

Le maire, pense-t-elle, et son enthousiasme retombe un peu.

Elle hésite à parler de ses idées pour l'année scolaire prochaine, incertaine de l'intérêt de Bertrand. Après tout, il est souvent absorbé par ses propres projets, et elle ne veut pas l'ennuyer avec les détails.

— Il... a une nouvelle idée pour l'année prochaine.

Bertrand lève les yeux de son assiette, intrigué.

— Tu veux m'en parler ?

Nelly soupire, un mélange de soulagement et d'incertitude.

Je ne suis pas sûre que ce soit très intéressant pour toi, a-t-elle envie de déclarer. Mais elle se tait.

Bertrand la fixe un instant, puis hausse les épaules avant de se replonger dans son repas. Un silence confortable s'installe, mais dans le fond de son esprit, Nelly ressent une pointe de tristesse. Elle aimerait qu'il s'intéresse davantage à elle, à ses passions. Mais elle se contente du calme qui règne à cet instant, prenant ce qu'elle peut pour maintenir l'équilibre fragile de leur relation.

— Un truc avec une star des States, apparemment... lance-t-elle finalement pour briser le silence.

— Pourquoi si loin ? réplique-t-il en plissant légèrement les yeux, perplexe.

— Va savoir... Un sourire moqueur se dessina sur les lèvres de Nelly. Encore un p'tit fils à papa qui doit se sevrer, certainement.

— Il est connu ?

— Il paraît.

— Qui est-ce ? l'interroge-t-il, curieux.

— Jonas Dupré...

Bertrand écarquille les yeux et pose brusquement sa fourchette, ses sourcils se haussant sous l'effet de la surprise.

— Tu rigoles !

— Non.

Nelly marque une pause et Bertrand murmure, un sourire béat aux lèvres :

— Jonas Dupré...

Nelly fronça les sourcils.

Qu'ont-ils tous avec ce garçon ? pensa-t-elle, perplexe.

Est-il si exceptionnel ?

Il doit être charismatique, se dit-elle. Peut-être un bon acteur, mais... au point de susciter cette fascination ?

Il en est pourtant réduit à venir se réfugier dans un petit village français pour se « ressourcer ». Étrange.

— Il arrive quand ? s'intéresse soudain Bertrand, jetant un coup d'œil à Nelly tout en essuyant la bouche avec sa serviette.

— En septembre, pour le début des cours, répond-t-elle, détachée.

Bertrand haussa un sourcil, l'air un peu surpris par le ton distant de sa femme.

— Tu n'as pas l'air enchantée, ma chérie, fit-il remarquer en posant son assiette dans celle, vide, de sa femme.

Nelly soupire et hausse légèrement les épaules. Elle ne comprends pas l'engouement général pour cet acteur. Pour cet idée, tout simplement.

— Je ne sais même pas qui c'est ! réplique-t-elle avec un sourire en coin, ironique.

— Nelly, soupira Bertrand, d'un ton légèrement condescendant. Il faut vraiment que tu te familiarises avec le monde du cinéma... Si tu veux faire carr...

— Je t'arrête tout de suite, mon amour, l'interrompt-elle d'une voix douce mais ferme. Je ne souhaite pas être actrice, nous en avons déjà parlé. J'aime mon métier, et je suis...

— Très bien comme ça, oui, je sais, termina Bertrand dans un soupir exaspéré. Mais nous pourrions vivre tellement mieux !

Ses yeux se durcirent légèrement, trahissant l'agacement sous-jacent.

— Tu ne fais vraiment pas d'efforts...

Nelly sentit une pointe d'amertume monter en elle, mais elle garda son calme.

— Pourquoi ? Notre maison ne te plaît pas ? demanda-t-elle d'une voix posée, bien qu'elle sente son cœur se serrer légèrement. J'ai tout ce qu'il me faut ici.

Bertrand se figea, son regard se durcissant. Sans un mot, il se leva et commença à faire les cent pas le long de la terrasse. Il semblait en colère, frustré.

— Si j'avais eu cette opportunité... murmura-t-il d'un air las, comme s'il parlait à lui-même.

— Mais tu n'en as pas eu besoin, rétorqua Nelly, essayant de désamorcer la tension. Tu as ton talent, et cette gueule d'amour que j'aime tant, ajouta-t-elle en s'approchant doucement de lui, un léger sourire aux lèvres.

Bertrand s'arrêta, et un sourire effleura enfin ses traits, adoucissant la dureté de son visage. Il la regarda avec tendresse, ses yeux scrutant chaque détail de son visage. Puis, d'un geste presque machinal, il la serra contre lui, son menton se posant sur sa tête.

— Tu as raison... Je réussis par moi-même.

Nelly hocha doucement la tête contre sa poitrine.

— Je t'encourage quand même, murmura-t-elle, sa voix douce et apaisante.

Bertrand la serra un peu plus fort. Son étreinte était rassurante, mais il y avait toujours ce quelque chose, ce petit pincement qui ne partait jamais complètement.

— Évidemment, répliqua-t-il en souriant. Mais mon succès, je le dois à moi seul.

Ces mots résonnèrent un peu trop fort dans le silence. Nelly ferma brièvement les yeux, cherchant à ignorer la froideur involontaire de cette déclaration. Avant, elle l'assistait, l'écoutant relire ses textes, préparer ses rôles. Elle se sentait encore impliquée dans sa vie professionnelle.

— Avant, je t'aidais à réviser, murmura-t-elle contre son torse, sa voix à peine audible, comme si elle parlait plus à elle-même qu'à lui.

Bertrand haussa légèrement les épaules, comme si cette époque appartenait déjà à un autre temps.

— Oui... mais aujourd'hui, tu n'es pas là, Nelly ! répliqua-t-il d'un ton plus sec. Tu préfères rester ici !

Ces mots la frappent en plein cœur. Le ton accusateur, la force de cette phrase lui fit mal, bien plus qu'elle ne voulait l'admettre. Elle se redressa légèrement, le regardant avec tristesse.

— Nous avons notre vie ici, Bertrand, soupira-t-elle, fatiguée de cette dispute répétée.

Ils en revenaient toujours à ça, encore et encore. Bertrand fit un pas en arrière, grognant doucement entre ses dents.

— TA vie, Nelly ! cracha-t-il presque, ses yeux flamboyants de colère contenue. C'est d'un égoïsme !

Ces mots la poignardèrent. Elle resta figée, le souffle coupé par cette accusation. Égoïste. Ce mot résonna dans sa tête comme une sentence. Vivre à Paris n'avait jamais été son rêve. Ici, c'était chez elle. Sa famille était là : son père, sa sœur, ses neveux et nièces, Leticia, son travail. Tout ce qu'elle aimait se trouvait ici. Elle n'avait jamais rêvé de grandeur, jamais cherché la célébrité, et pourtant...

Elle regarde Bertrand s'éloigner, son dos tendu, ses épaules crispées. Il franchit la porte de la cuisine et s'appuya contre le bar, le regard fixé sur le sol. Un soupir s'échappa de ses lèvres. La fatigue émotionnelle pesait sur elle. Mais malgré tout, elle s'approche lentement de lui, toujours guidée par l'espoir de retrouver une harmonie.

— Je n'ai pas la prétention d'être aussi douée que toi, lui glisse-t-elle doucement, comme une tentative de paix.

Bertrand tourne lentement la tête vers elle, un sourire narquois aux lèvres.

— C'est sûr, répond-t-il en riant légèrement. Mais tu te débrouilles. Puis tu es assez jolie. Je suis sûr que tu passerais plutôt bien à l'écran. Pas pour un grand rôle, bien sûr, mais...

Nelly fronce les sourcils, une irritation sourde montant en elle. Elle n'a pas envie d'entendre la fin de cette phrase. Elle lève la main, posant doucement son index sur les lèvres de Bertrand, lui intimant de se taire.

Il se recule légèrement, sans brusquerie, et la prend à nouveau dans ses bras. L'étreinte est douce cette fois, mais quelque chose en elle restait bloqué, comme une note dissonante.

— Je sais, murmure-t-il, un soupir résigné. Ça ne t'intéresse pas. Tu es si... simple, ma chérie.

Simple. Le mot la fit tressaillir. C'est censé être un compliment, mais il sonne creux. Elle l'entoure de ses bras, posant sa tête contre sa poitrine, cherchant dans cette proximité un peu de réconfort, un peu de cette sécurité qu'elle avait autrefois ressentie.

— C'est pour ça que tu m'aimes, non ? murmura-t-elle, sa voix douce mais teintée d'une pointe de tristesse.

Bertrand reste silencieux. Un sourire vague effleure ses lèvres, mais il ne répond pas. Au lieu de cela, il se contente de l'embrasser sur le sommet du crâne, sans dire un mot.

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