Prologue

Avez-vous déjà essayé d'étrangler quelqu'un ?
Si oui, je ne vous apprendrais rien, mais au cas où, sachez que c'est terriblement ennuyeux.

Personnellement, c'était ma première fois. Je m'étais bien préparé ; il faut dire que mes tentatives de faire le mal tournant souvent... bah bien, j'essayais de mettre toutes les chances de mon côté. J'avais donc lu plusieurs méthodes sur internet, et même confronté différentes sources. J'avais ensuite noté l'essentiel sur un post-it et souligné les mots-clefs – trachée, carotide, asphyxie, mort – avec un stylo rouge. J'étais quelqu'un de consciencieux. (Pas assez pour fermer mes onglets derrière moi. Maman avait cru que c'était pour un exposé sur la strangulation. Nous étions actuellement en août, et j'avais terminé le lycée depuis deux ans, mais elle trouvait ça plus plausible que mon explication : à savoir, que je projetais de tuer mon maître).

Grâce à ma compilation d'informations, je savais pertinemment qu'il fallait rester appuyé environ dix minutes. Quinze, pour faire bien.

Je n'avais pas anticipé le fait que cela serait si long.
Je n'avais pas anticipé l'ennui.

Que vous ayez déjà essayé ou non (allez, vous pouvez l'avouer, je ne vous jugerai pas), vous devez savoir à quel point le temps peut passer lentement, parfois. Imaginez un cours soporifique un vendredi soir en dernière heure, ou bien une file d'attente à la poste pour aller chercher son recommandé. Chaque minute semble durer éternellement. J'étais en train de vivre quelque chose de similaire, mais en pire : chaque seconde semblait durer éternellement.

Maintenant, j'en étais réduit à essayer d'être patient, les deux mains serrées autour d'une gorge mal rasée, à genoux sur le béton humide. J'avais choisi une ruelle glauque et déserte, par praticité, mais surtout pour le style. Ne faites pas comme moi, c'est salissant. 

Jean-Luc avait cessé de se débattre depuis plusieurs minutes (six, selon le chronomètre que j'avais programmé sur mon téléphone), et m'avait coupé de ma seule source de distraction.
Il n'avait pas semblé très surpris quand je l'avais attaqué. Cela avait été très frustrant. Les gens normaux ne s'attendent pas à ce que l'élève qu'ils instruisent depuis huit ans ne les assassine dans un coin désert à minuit ; pourquoi faisait-il exception à cette règle ?

Après réflexion, il s'était sûrement douté de quelque chose quand je l'avais entrainé ici. L'endroit était propice à l'assassinat. Si j'avais été lui, je n'aurais d'ailleurs pas eu confiance en moi. Mais les autres ont toujours beaucoup trop confiance en moi. Pour une fois, ça m'avait arrangé.

Il s'était débattu, mais j'avais avec moi la force de la jeunesse, l'effet de surprise, et mon post-it de recherches sur la strangulation. Je n'avais pas tardé à prendre l'avantage. Malgré mes mains compressées contre sa trachée, Jean-Luc avait réussi à me glisser quelques mots. La plupart était inintelligible, mais j'avais saisi un « je te pardonne » qui m'avait donné encore plus envie de le tuer. « Je sais que c'était ce que tu avais à faire », avait-il réussi à ajouter. Cela n'avait pas de sens. Il aurait dû me détester. J'avais serré plus fort pour le faire taire, et il m'avait laissé seul.

Un miaulement rauque retentit à ma droite. Les chats de gouttières qui m'observaient de loin depuis le début s'étaient finalement rapprochés. L'un d'eux se mit à frotter sa tête contre ma cuisse en ronronnant. Les animaux aussi ont toujours beaucoup trop confiance en moi. Ça par contre, ça ne m'arrange jamais, et je dois réserver un budget phénoménal aux brosses anti-poils.

Entre deux agressions félines, je m'autorisai à regarder de nouveau le chronomètre. Une minute de plus s'était écoulée. Tout était désespérément lent. Une pointe de douleur s'était mise à pulser dans mon dos courbé, mais je ne baissai pas les bras. Ils étaient de toute façon trop tétanisés pour que j'esquisse un mouvement – sinon, j'aurais repoussé ces chats depuis belle lurette : ils ruinaient ma crédibilité. J'avais des crampes dans les doigts et un gravillon s'enfonçait dans mon genou à travers mon pantalon (noir, comme mon âme).
Vraiment, je ne pensais pas qu'assassiner quelqu'un serait aussi désagréable.

J'avais envisagé d'utiliser le poison, par commodité, mais le passé m'avait avait appris que ce n'était pas une bonne technique.

J'avais aussi pensé à la magie, bien sûr. J'avais vite réalisé que ce choix n'était pas le plus judicieux. Pas parce que je soupçonnais Jean-Luc d'être plus fort que moi, j'avais quand même de l'amour propre. Mais il m'avait tout appris. Il connaissait mes failles. En outre, même si je n'avais jamais pu le vérifier, j'avais peur que ma magie soit un peu trop positive pour assassiner quelqu'un de sang-froid. Et puis, les gens auraient pu croire que j'avais perdu le contrôle de mes pouvoirs et pas fait exprès de le tuer, et c'était bien la dernière chose que je souhaitais.

Je peux vous assurer qu'avec cette attente infernale, le doute ne serait pas permis quand à ma culpabilité.


Après plusieurs minutes interminables que j'employai à essayer de faire fuir les chats avec la force de mon regard noir (sans succès), mon téléphone bipa : le temps était enfin écoulé. Triomphant, j'ôtai mes mains de la gorge de Jean-Luc. Elles tremblaient comme si j'étais gravement atteint de Parkinson. J'appuyai néanmoins deux doigts sur le côté de son cou, qui portait les marques de mes paumes. Pas de pouls. Il était bel et bien mort. J'avais réussi.

« Jolan ?

Des pas rapides retentirent soudain derrière moi. Le son d'un hoquet de stupeur se réverbéra contre les murs de la ruelle et fit enfin fuir les chats. Je me retournai, les doigts toujours contre la carotide silencieuse de Jean-Luc. Ursule, une autre instructrice (et sa seconde) courrait vers moi. Je me demandais vaguement comment elle avait fait pour savoir où nous nous trouvions. Je souris : elle allait être le premier témoin de mon méfait. La première personne à me détester (si on excluait Cassandre).

- Dieu merci, Jolan, tu n'as rien ?

Mon sentiment de satisfaction s'évanouit aussitôt. Ce ton soulagé, alors que j'étais agenouillé à côté d'un cadavre, cela ne me disait rien qui vaille. Je ne répondis pas.

- Ne le réanime pas, ça ne sert plus à rien !

J'en aurais été incapable. Mes bras n'étaient que des tubes inertes dénués de force et emplis de courbatures. Ursule s'approcha encore et enleva mes doigts de la gorge de Jean-Luc. Elle se laissa tomber ensuite à côté de moi et grimaça. J'étais certain que des gravillons lui meurtriraient les genoux à elle aussi.
Elle observa le visage bleuâtre de son ancien supérieur. Soyons honnête, s'il avait été un tant soit peu charismatique de son vivant, la mort ne lui seyait guère.
Ursule lui ferma les paupières d'une main tremblante, mal à l'aise.

- Il t'a attaqué, c'est ça ? murmura-t-elle après un long silence.

- Non pas du tout, je l'ai tué de sang-froid.

Elle soupira et se mit à malaxer ma main. Je la lui aurais bien retirée si j'avais pu esquisser un geste.

- J'aurais dû me douter que tu l'aurais deviné avant nous.

Mon sentiment de malaise s'accentua. Elle ne me détestait visiblement pas. Cela ne me disait rien qui vaille. Je n'étais pas certain de vouloir plus de détails, mais je demandai quand même :

- Deviné quoi ?

- Il nous avait trahi, articula l'adulte avec difficulté.

Elle serra ma main encore plus fort, puis se mit à me raconter comment ils avaient découvert que Jean-Luc jouait un double-jeu depuis des mois, voire des années. Apparemment, il s'était rallié à la cause de Von Schwarzkönig, notre ennemi, et œuvrait pour lui dans le plus grand secret. Elle me confia d'une voix amère qu'elle était même sûre qu'il avait prévu de me tuer, et qu'ils s'étaient aussitôt mis à me chercher.
Si seulement elle était arrivée plus tôt. Au fur et à mesure qu'elle me dépeignait combien mon mentor s'était révélé être une personne horrible, je commençai à regretter mon geste. Dans ces conditions, j'étais certain d'une chose : personne ne m'en voudrait. Au contraire.

À la fin de son discours, Ursule tourna la tête vers moi. Elle dut lire ma détresse sur mon visage, puisqu'elle écarta les mains avec une moue compatissante. Comme si j'allais lui faire un câlin. Je voulus me relever et partir en courant, mais mes jambes engourdies répondaient mal. Je trébuchais droit dans ses bras, et elle les referma sur moi en me chuchotant des paroles réconfortantes.

- Ne t'inquiète pas mon grand, tu as fait ce qu'il fallait.  »

J'avais étranglé quelqu'un. Et on me remerciait pour ça.

Les choses ne s'était encore une fois pas déroulées comme prévues.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top