Chapitre 2
AUTUMN
Pour peu qu'on ait déjà assisté à une vision de Cassandre, on avait rarement envie de le subir à nouveau.
Déjà, à cause du froid. Son pouvoir était basé sur la glace – ô surprise. Pendant ses visions, elle perdait le contrôle, laissait sa magie diffuser autour d'elle sans frein, et diminuait donc drastiquement la température autour d'elle. Certes, cela ne durait qu'une minute, mais en plein mois de février, je m'en serais passée.
Ensuite, et c'était bien la principale raison : elle exagérait.
D'accord, je n'avais jamais eu de visions (et je n'en aurais jamais, comme tout le monde. C'était un don extrêmement rare). Je ne pouvais pas savoir ce que ça faisait. Mais quand même. Cela se voyait qu'elle en profitait pour jouer la comédie.
Je veux dire, ses yeux devenaient entièrement blancs. Personne ne faisait des choses comme ça. C'était inutilement spectaculaire.
Je connaissais Cass depuis plusieurs années ; depuis qu'elle avait rejoint la fondation un beau jour, sortie de nulle part (sortie d'un train, en fait, comme elle nous l'avait expliqué un peu plus tard. Elle venait d'Alsace).
C'était moi qui l'avait remarquée en premier. Elle était plantée à l'extérieur du QG depuis une heure, incapable d'aller plus loin à cause des protections magiques. Debout. Immobile. Impassible. Elle était si pâle ; j'aurais pu la prendre pour une statue si le vent ne malmenait pas ses longs cheveux blonds. Ma première pensée fut qu'elle n'avait rien à envier au brushing de Legolas. Ma deuxième pensée fut qu'elle était probablement à la solde de Von Schwarzkönig.
J'avais donc fait ce qui me semblait le plus prudent. J'avais appelé Jolan.
Cassandre n'avait pas semblé très surprise de nous voir arriver vers elle. C'était louche. Les gens manifestaient toujours un minimum d'étonnement quand ils rencontraient Jolan pour la première fois – il avait toujours des fleurs sur lui, et un style vestimentaire assez particulier. À cette époque-là, il s'était mis à porter une cape. Je trouvais toujours dommage qu'il ait arrêté.
Je pensais que la blonde nous attaquerait directement. Comme d'habitude (nos adversaires essayaient rarement de discuter). Je me trompais. Elle nous a dit bonjour.
Sa voix était posée, sereine même, comme si elle venait d'arriver et ne faisait pas le pied de grue au beau milieu du trottoir depuis de longues minutes. Comme si tout était normal. C'était encore plus louche.
« Tu es envoyée par Von Schwarzkönig ? avais-je donc demandé en toute légitimité.
- Qui ça ? (c'était précisément ce que quelqu'un envoyé par lui dirait.)
- Le méchant.
- C'est donc son nom... »
Elle avait adopté un ton un peu mystique et avait laissé trainé la dernière syllabe largement trop longtemps. Les points de suspension se sentaient réellement dans sa voix. Encore une fois, personne ne faisait des choses comme ça.
Ce jour-là, Cassandre nous avait expliqué qu'elle avait eu une vision du QG. Qu'elle savait qu'elle allait venir jusqu'à nous. Elle prétendait être capable de lire l'avenir.
J'étais choquée. « Maman dit que cela n'existe pas. »
Jolan aussi. « Tu savais à quoi ça ressemblait, et tu es quand même venue ?»
Pour toute réponse, Cass avait levé les yeux au ciel ; je l'avais immédiatement trouvée antipathique.
Attention, cela n'a jamais été dans mes habitudes d'avoir des préjugés sur quelqu'un. Mais je ne pouvais pas échapper à la première impression, et celle-ci était mauvaise. Tout était trop bizarre à propos de Cassandre. C'était facile d'arriver avec ses beaux cheveux et son sac de voyage, et de déclarer qu'on avait des visions de l'avenir et qu'on venait aider. Tout le monde aurait pu le faire. Même moi, et j'avais une frange hideuse à l'époque (une erreur de jeunesse).
Jolan aussi avait déclaré qu'il ne lui faisait pas confiance. Puis, il avait dû changer d'avis, parce que c'était lui qui avait convaincu Jean-Luc d'accepter l'intruse. Mon oncle était dubitatif, et on avait tous dû rester sur nos gardes pendant des jours en sa présence ; jusqu'à ce qu'on assiste à sa première prédiction. À partir de ce moment, on l'a tous crue (même maman). Mais ce n'était pas parce qu'elle disait vrai à propos de son pouvoir spécial VIP qu'elle était sincère à propos du reste.
Des années plus tard, je ne pouvais pas dire que mes sentiments s'étaient adoucis. Après tout, ils avaient enfin des fondements.
Ursule attendit que la température autour de Cassandre recouvre une certaine normalité pour venir s'agenouiller à côté d'elle. Je ne l'en blâmais pas. Mon mollet droit, le plus proche de la blonde, était engourdi par le froid. Je me décalai un peu vers Jolan.
L'adulte attrapa la main de Cassandre et la serra entre les siennes. Sa peau noire faisait paraître celle de Cass encore plus blanche qu'elle ne l'était. Je m'étais toujours demandé si c'était normal d'être aussi livide. Elle était peut être anémique.
« Cassandre ? Qu'as-tu vu ? »
Une fois sur deux après une vision, Cass s'évanouissait (de fatigue. Ou pour le teasing). C'était souvent moi qui m'occupais d'elle : j'avais mon brevet de secourisme, et j'étais l'infirmière officieuse de la fondation – ma magie avait toujours eu une affinité particulière pour les soins.
Cette fois-ci, elle était restée éveillée, mais sa tête dodelinait dangereusement. Elle battit des paupières ; ses cils blonds étaient collés entre eux par des larmes qui n'avaient ni coulé, ni gelé, comme ça arrivait parfois. Elle inspira longuement, et plusieurs dizaines de secondes passèrent avant qu'elle ne se décide à répondre. Elle ménageait toujours un peu de suspense. Tout le monde était suspendu à ses lèvres ; ça devait lui plaire.
« Je... Autumn. (Sa voix était grave et un peu enrouée) J'ai vu Autumn.
- Moi ?
Tous les têtes se tournèrent dans ma direction. Sauf celle de Jolan, qui observait toujours Cassandre. Et sauf celle de Cassandre, qui fixait un point droit devant elle.
- Toi, confirma-t-elle inutilement.
- Ah, super.
- Et donc ? la pressa Ursule.
Elle avait lâché sa main et la tenait par les épaules. Je ne savais pas si c'était pour la réconforter ou parce qu'elle avait envie de la secouer comme un prunier.
Je soupirai. Dans la dernière vision qu'avait eu Cass de moi, elle m'avait prédit une chute dans les escaliers (elle ne contrôlait pas ce qu'elle voyait. Des fois, expliquait-elle, cela n'avait aucun intérêt. J'espérais qu'elle ne parlait pas de moi en disant ça.) En tout cas, par acquis de conscience, j'étais restée dormir au rez-de-chaussée pendant la semaine ; j'étais tombée le lundi suivant.
D'après la tête qu'elle faisait, cela semblait plus sérieux cette fois.
- Si c'est une mauvaise nouvelle...
- C'est le cas. Tu es en danger.
- ... je n'ai pas envie de savoir.
Jolan se pencha en avant. Son genou touchait le mien. Ça aurait pu être fait exprès. Ça aurait pu ne pas l'être. Je préférais croire que si.
- Moi je veux.
Au son de sa voix, Cassandre parut revenir à elle pour de bon. Son visage se ferma et elle se dégagea du contact d'Ursule. Elle n'avait toujours croisé le regard de personne.
- Dis-nous, l'invita notre cheffe devant son silence prolongé.
- Vous ne me croirez pas.
- Bien sûr que si.
- On l'a toujours fait, renchérit Amina. Depuis le début.
Ses prédictions ne se réalisaient pas toujours, mais ce n'était pas parce qu'elle mentait ou se trompait. C'était seulement parce que l'on faisait en sorte de les éviter. Le reste du temps, les choses se passaient exactement telles qu'elle les avait prévues. Personne n'avait jamais remis en cause sa sincérité : on avait eu assez de preuves pour savoir qu'elle était digne de confiance sur ce plan. Et c'était sans doute la raison pour laquelle nous la gardions avec nous.
Cassandre secoua la tête et ses mèches platine suivirent élégamment le mouvement. Elle ne ratait jamais une occasion de frimer à propos de ses cheveux. J'avais cessé de lui demander des conseils capillaires quand j'avais compris qu'elle ne faisait rien de particulier pour en prendre soin. On n'était pas tous égaux.
- Vous ne me croyez jamais quand c'est à propos de lui.
D'un mouvement de main agressif, elle gifla l'air en direction de Jolan. Celui-ci se pencha encore plus. Je vis que ses cheveux blonds commençaient déjà à repousser sous sa teinture noire.
- J'y étais ?
- Je crois. Oui.
- Je faisais quoi ? Je la tuais ? C'était où ?
Je n'avais toujours pas vraiment envie d'en apprendre plus, mais il avait raison de poser ces questions. Il fallait connaitre les détails si nous voulions empêcher sa vision de se réaliser. Or, Jolan ferait tout ce qui était en son pouvoir pour me protéger – nous protéger. Il l'avait bien montré, quand notre sécurité avait impliqué de tuer Jean-Luc. Je n'avais jamais pu lui en vouloir d'avoir fait ça, quand bien même c'était de mon oncle dont il s'agissait.
Avant qu'elle ne puisse répondre, Ursule l'interrogea à son tour.
- Est-il aussi en danger ?
- Non, bien sûr que non, s'agaça Cass. C'est lui le danger.
Un grommellement général fut tout ce qu'elle obtint. Ursule secoua la tête. Elle s'écarta et retourna s'appuyer contre la table.
- Ne recommence pas avec ça, Cassandre, dit-elle sèchement. Tu devrais sérieusement arrêter de toujours l'accabler sans fondements. On en a marre d'entendre ça.
Son obsession sur Jolan était loin d'être saine : il se passait difficilement une journée sans qu'elle ne cherche à convaincre quelqu'un de sa prétendue malveillance. Elle semblait oublier un peu vite que c'était en partie grâce à lui qu'elle était là. Et que c'était aussi en partie grâce à lui que nous étions en vie. Cela faisait bien longtemps que je ne cherchais plus à comprendre pourquoi elle le détestait autant : cela n'avait tout bonnement aucun sens.
Comme elle sentait qu'elle commençait à perdre l'attention générale, Cassandre se leva brusquement. Sa colère donnait un peu de couleur à son visage laiteux. Elle devrait essayer le blush.
- Je me demande pourquoi je reste ici, si ce que je dis ne vous convient pas.
- Moi ça m'intéresse, rétorqua Jolan. Tu as vu quoi exactement ?
Elle l'ignora. Ses yeux gris clair passaient de visage en visage, comme si elle s'empêchait de le regarder lui. Quand son regard croisa le mien, elle prit une expression résolue. J'ouvris la bouche pour dire quelque chose, mais elle avait déjà tourné les talons. La seconde suivant, la porte claquait violemment derrière elle.
- Drama Queen, remarqua Antonio.
Il n'avait pas dit quelque chose d'aussi sensé depuis longtemps.
Il y eut quelques rires nerveux, puis un silence pensif tomba sur la pièce. Maintenant que Cass était partie, je trouvais ça gonflé qu'elle ne m'ait rien dit de plus. C'était carrément égoïste de me prédire une mort prochaine et de s'en aller sans rien m'expliquer. Comment j'étais censée faire, moi ? Éviter les escaliers de nouveau ? Ne pas prendre de tour de garde ? (Éviter Jolan ?)
Ce dernier se leva. D'un geste de la main, il défroissa son manteau, et une familière odeur de fleurs accompagna son mouvement. Avant que je ne puisse esquisser un geste, il traversa la pièce et sortit lui aussi.
- Jolan ? le rappela Ursule en se précipitant à la porte. La réunion !
Elle n'eut droit à aucune réponse.
Je savais qu'il allait chercher Cassandre. Il avait besoin de savoir ce qu'elle avait vu. Mais s'il y avait une personne qui en avait encore plus besoin, c'était bien moi. Même si cela ne m'enchantait pas vraiment, je devais aller lui demander des comptes. C'était mon droit. Nous ne serions de toute manière pas trop de deux pour lui tirer les vers du nez (je ne pensais pas que Jolan aurait beaucoup de succès. Elle refusait de lui adresser la parole une fois sur deux.)
- Je vais aller le chercher, promis-je.
Comme je passais le seuil à mon tour, j'entendis Ursule soupirer. Il n'y avait pas besoin d'être un génie pour savoir ce qu'elle pensait : sa réunion était un échec.
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