Chapitre 1
(c'est jolan en illustration héhé)
JOLAN
J'aimais le métro. C'était un fait indéniable. S'il n'y avait pas eu les odeurs, les bruits et l'absence de réseau, cela aurait sans doute été mon endroit préféré.
Tout le monde avait l'air maussade. Personne ne me portait d'attention. Les quelques regards que je croisais étaient antipathiques. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça me faisait plaisir. Certains jours, je cédais à la tentation de m'arrêter dans la file de gauche des escalators. J'avais alors droit à des soupirs agacés (ils n'étaient pas destinés à ma personne, mais aux gens que j'empêchais d'avancer. Je les prenais quand même pour moi, et ignorais les sourires indulgents qu'on essayait de m'adresser à la place).
C'était génial.
Dans ces conditions, on comprendra aisément que dix minutes de trajet me laissent toujours sur ma faim. Donc, comme d'ordinaire, lorsque le nom de mon arrêt fut annoncé trop vite à mon goût, je me levai de mauvaise grâce. Je parvenais toujours à trouver des places assises. Même aux heures de pointes. Des fois, des vieilles dames me laissaient leur sièges ; j'acceptais systématiquement, parce que c'était confortable. Et puis, je pouvais toujours me dire qu'elles ne faisaient pas ça par gentillesse, mais parce qu'elles étaient séniles.
Malheureusement, je n'avais pas le temps de m'amuser avec la file de gauche, aujourd'hui. J'étais déjà en retard pour la réunion d'Ursule. Depuis que Jean-Luc était mort, il y a six mois, c'était elle qui avait repris le commandement de la fondation. Je m'étais bien proposé, mais tout le monde s'était accordé pour me refuser la place (sauf Autumn. Elle aurait sans doute payé des gens pour voter pour moi, s'il y avait seulement eu des votes).
Les autres prétendaient que j'étais trop jeune, et que ça ne serait pas correct de faire peser ce poids supplémentaire sur mes frêles épaules. En plus de cette attaque gratuite envers mon physique, ils préféraient apparemment que je prenne le temps de me remettre de ce qu'il s'était passé (ils refusaient d'employer le champ lexical du meurtre devant moi. Les discussions en devenaient ardues à comprendre. On passait notre temps à tuer des trucs). "C'était un choix difficile, mais tu as fait ce que tu devais faire, Jolan. Ne culpabilise pas." Je leur avais répondu qu'il n'y avait aucun risque que cela m'arrive et que je ne connaissais pas ce sentiment, mais ils avaient décrété que c'était seulement ma manière de réagir au traumatisme. J'avais cessé d'argumenter.
De toute manière, s'occuper d'une telle bande d'incompétents ne serait pas bon pour mes nerfs.
Ceux d'Ursule semblaient pour le moment plutôt préservés. Elle était d'une patience légendaire, et beaucoup trop motivée pour que cela soit sain. Dès qu'elle avait été nommée, elle avait décidé de mettre un coup de neuf dans notre système. Elle organisait des conseils chaque semaine, empêchait notre trésorier de frauder, restaurait le stock de pâtes instantanées et de barres de céréales de la cuisine avec un zèle étonnant, et faisait des affiches de propagande. Ce genre de choses. Elle avait même décidé d'arrêter d'envoyer les enfants de moins de quatorze ans au combat, qu'ils soient volontaires ou non. Nos rangs avaient subitement connu une baisse de la mortalité.
Pour peu, on en serait même devenus efficaces.
À croire qu'Ursule n'attendait que la disparition tragique de Jean-Luc pour nous faire découvrir ses qualités cachées d'organisation. Je me demandais depuis combien de temps elle rongeait son frein.
Seconder un chef aussi désordonné et laxiste que lui avait dû être un véritable calvaire.
Malgré tout, elle n'était pas parfaite. Son principal défaut était son manque de leadership. Du moins, son principal défaut en tant que cheffe. En tant qu'humaine, c'était clairement son goût prononcé pour la variété française. J'aurais été ravi de l'aider à corriger le deuxième, que je trouvais dramatique, mais elle n'aspirait qu'à m'utiliser pour le premier. Elle avait donc essayé de me nommer son second. J'avais refusé. Mon travail aurait consisté à répéter ce qu'elle disait pour que les gens l'approuvent, et je valais mieux que ça. Les postes à responsabilités ne m'intéressaient que s'il n'y avait personne au-dessus de moi.
Seconder un chef aussi ordonné et rigide qu'elle aurait été un véritable calvaire.
En sortant du métro, je n'avais qu'à marcher cinq minutes pour arriver à destination. Le siège de la fondation (Autumn disait : QG) se situait dans un gymnase désaffecté qui avait été réaménagé. Au départ, l'endroit avait été choisi pour des raisons financières. Je soupçonnais que nous n'y étions restés que parce que Jean-Luc avait été un joueur émérite de badminton dans sa jeunesse. Combien de temps Ursule allait mettre avant de craquer et de nous chercher un nouvel endroit ? Les débats étaient ouverts. Je n'étais pas contre quelque chose de plus esthétique. À l'âge vénérable de treize ans, j'avais fait une liste par ordre alphabétique de tous les châteaux et autres manoirs gothiques dans lesquels nous pourrions migrer ; je n'attendais qu'un mot de sa part pour la ressortir.
En attendant, je devais me contenter de cette espèce de cube immonde.
Lorsqu'il fut enfin en vue, je récitai mon habituelle malédiction à l'encontre de l'architecte du bâtiment. J'avais fait des recherches sur lui. Il menait une vie paisible, était trois fois grand-père et possédait une maison de vacances sur la Côte d'Azur. J'essayais de remédier à son insouciant bonheur depuis mes douze ans, avec des lettres de menace. La poste les perdait à chaque fois. Maman croyait que j'envoyais des lettres d'amour à quelqu'un qui ne voulait pas de moi.
Je passai les barrières magiques, qui n'étaient bien sûr pas d'origine. Elles entouraient le bâtiment, invisibles. Pour peu que l'on pratique la magie, elles restaient perceptibles. Ce n'était pas comme si nous cherchions à être discrets, après tout. Contrairement à ce que j'aurais cru, les protections avaient survécu à Jean-Luc ; à sa mort, Ursule avait quand même tenu à les renforcer. On sentait l'arôme sucré et entêtant de sa magie par-dessus celle, terreuse, de mon ancien maître. Je ne pouvais jamais me permettre de me moquer des pouvoirs des autres. Le mien sentait les fleurs.
La deuxième barrière était bien plus commune. Une porte verrouillée avec un code à taper. Elle avait été installée peu de temps après la première offensive de Von Schwarzkönig. Avant lui, c'était inutile : nous n'essuyions quasiment que des attaques d'ombres. Ces idiotes ne savaient pas ouvrir les portes. Du temps de Jean-Luc, le code était la date de naissance de David Bowie. Depuis Ursule, il changeait régulièrement. J'étais nul en chiffres. Je détestais cette initiative.
Enfin, la troisième et dernière protection était un gamin assis dans un pouf, au beau milieu de l'entrée. Une vieille DS turquoise entre les mains, et une boîte de granola sur les genoux, il faisait partie des moins de quatorze ans. Ceux qui n'avaient pas le droit d'aller au combat. Ça devait être son tour de garde. J'oubliais toujours s'il s'appelait Thierry ou Kévin, alors que je l'appelais W. Il croyait que c'était affectueux.
« Ils t'attendent, m'informa-t-il gentiment sans toutefois lever les yeux de son jeu.
- Je sais. »
Ils m'attendaient toujours. Quand j'avais décidé de ne pas venir, pour la première réunion, ils m'avaient attendu jusqu'au lendemain. Une partie de moi avait envie de réitérer l'expérience et de voir combien de temps étaient-ils prêt à patienter pour moi. Mais j'avais déjà essayé par le passé de ne plus me pointer à la fondation ; avant même la fin de la semaine, ils avaient envoyé Autumn chez moi pour s'assurer que j'allais bien. Depuis, je passais quasiment tous les jours. C'était le prix à payer pour qu'elle se tienne loin de ma maison (j'avais aussi essayé les menaces de mort, mais c'était inefficace).
Je pris un granola à W et montai directement vers l'ancien bureau de Jean-Luc — même s'il niait, j'étais certain qu'il dormait aussi dedans ; je n'avais jamais pu le prouver.
Des discussions tranquilles me parvenaient de la porte fermée. J'entrai en prenant soin de faire voler les pans de mon nouveau manteau derrière moi (il avait une doublure rouge. Il fallait qu'ils le remarquent. Je savais faire des entrées soignées depuis l'école primaire).
« Ah, Jolan, me salua Ursule.
- Jolan ! s'écria Autumn.
- Jolan..., maugréa Cassandre.
- Jolan, dis-je à mon tour.
Les gens avaient une tendance à beaucoup trop prononcer mon prénom.
Je balayai la pièce du regard, à la recherche d'une place. Une douzaine de personnes était entassée dans le bureau, répartie sur l'assemblage hétéroclite de chaises, fauteuils et canapés. Cassandre, ses longs cheveux platine noués en un chignon serré, s'était carrément installée en tailleur sur le tapis. L'air très digne, elle me fusilla de ses iris pâles. J'aimais le métro, certes, mais les regards méchants des autres voyageurs n'arrivaient pas à la cheville des siens.
Sans surprise, Autumn m'avait réservé un bout de fauteuil à côté d'elle.
- J'adore ton manteau, me glissa-t-elle quand je m'installai.
Elle réagissait positivement à mes entrées soignées depuis le collège.
Ursule se leva, un classeur dans une main, une paire de lunettes de vue dans l'autre. Elle rejeta ses cheveux en arrière – des tresses roses qui contrastaient d'une manière intéressante avec sa peau ébène.
- Puisque tout le monde est là, on peut commencer. Débriefing de cette semaine, d'abord, puis on établira les prochaines gardes. Il faudra aussi faire un point sur nos forces pour...
- Quelles forces ? coupa Cassandre avec cynisme (tout le monde l'ignora.)
- ... pour voir ce qu'il faut encore améliorer. Von Schwarzkönig n'a rien tenté depuis un moment, mais cela ne saurait tarder. Pour une fois, il faudrait le surprendre et riposter.
- Les ombres sont de plus en plus agressives, fit remarquer Autumn. Elle sont rentrées chez nous la nuit dernière, alors que cela n'arrive jamais. Maman a dû en tuer trois dans le cellier.
- Langage, Autumn.
- Maman a dû en câliner trois, se reprit-elle. Enfin, je pense que ce n'est pas le moment de tenter quelque chose.
Ursule et Amina, sa seconde, secouèrent la tête, mais j'entendis quelques personnes approuver, derrière nous. La dernière fois que nous avions essayé d'attaquer, cela avait été un fiasco. Des gens étaient morts (dont des enfants de moins de quatorze ans, du coup). Je n'y avais pas assisté. L'offensive avait été lancé contre les ordres de Jean-Luc ; j'étais d'ailleurs avec Autumn et lui au moment où cela s'était passé. Il ne voulait pas que je m'approche de trop près de Von Schwarzkönig. Je croyais que c'était parce qu'il avait peur qu'il me tue – évidemment, c'était l'inverse. Mais il se trompait : cela n'avait jamais été dans mes intentions de supprimer notre ennemi. Les gens auraient beaucoup trop apprécié.
- Avec un peu d'organisation, on pourrait réussir.
- L'organisation ne fait pas tout, objecta Cassandre, toujours depuis le sol. Il faudrait d'abord être sûr que personne ne nous trahisse.
- Elle a raison, intervins-je. J'ai trouvé W un peu louche, en arrivant.
- Qui que soit W, ce n'était pas lui que je visais en disant ça, Jolan.
Elle se dévissa le cou pour m'adresser un regard assassin. Autumn se crispa.
- Arrête avec ça, Cassandre ! C'est totalement stupide de t'acharner là-dessus. Il ne nous trahira pas, enfin ! Dis-lui, Jolan.
- Oh, si si, c'est prévu.
- Vous voyez ? Même lui l'avoue!
- Ça t'est sûrement inconnu, mais on appelle ça de l'humour, Cass.
Autumn était mal placée pour lui reprocher ça. D'une part, elle-même ne comprenait pas mon humour, d'autre part, elle avait les DVD des spectacles de Kev Adams chez elle.
Ursule tapa dans ses mains pour ramener un peu de calme.
- On laissera ce genre de débats pour toute à l'heure, si vous voulez bien...
- Bof, elle soulève un point intéressant. Ne vous attendez pas à que je tue Von Truc. (j'avais fait LV2 allemand mais prononcer son nom me décourageait. De toute façon, j'avais eu 8 au bac.)
- Plus facile de câliner ton mentor que ton pire ennemi, hein ?
Cassandre respectait la censure sur le vocabulaire de la mort, mais je n'avais jamais entendu le mot câliner être prononcé avec autant d'agressivité.
- Cassandre, ça suffit maintenant. Tu sais bien que Jolan a subi un traumatisme.
- Non, je vais bien.
- Et qu'il est dans le déni.
- Je n'ai pas de problème avec le meurtre. Pour tout dire, je pense plus vous tuer vous, que lui.
Tout le monde s'arrêta soudain de parler. La température baissa d'un cran. Je crus, bien naïvement, qu'ils me croyaient enfin. Je m'étais trompé.
Cassandre était en train d'avoir une vision.
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