Chapitre 5. « I wanna do what I want anywhere »

Le lendemain, en début d'après-midi pendant un cours de traduction, je reçus un message d'un numéro inconnu :

+33612596748 : Ça fait quoi cette aprèm' ?

Il ne me fallut pas longtemps pour deviner de qui provenait ce message. On pouvait dire qu'il n'avait pas perdu de temps.

Moi : J'ai cours jusqu'à 15h

Deen : Ça marche, c'est quoi ta fac ?

C'était donc sans surprise qu'après lui avoir indiqué dans quelle fac j'étais, je retrouvai mon nouvel ami à 15h devant l'université :

– T'as vraiment que ça à faire de me voir ?

Il haussa les épaules :

– J'avais pas de séance de stud aujourd'hui, j'savais pas trop quoi foutre.

Évidemment. C'est vrai qu'un gars comme lui n'avait pas de pote, il était tout à fait normal qu'il veuille revoir une fille random rencontrée une semaine plus tôt. Je me passai bien de le lui dire et nous nous dirigeâmes dans le RER.

– On va où là en fait ? demanda-t-il, voyant que je dirigeais plus ou moins les opérations.

Je haussai les épaules :

– Alors là... J'en ai aucune idée.

Il m'analysa en silence pour déterminer si j'étais sérieuse et rit.

Je ne mentais pas. Je ne connaissais pas Paris, je ne savais pas quoi faire et ne connaissais aucun endroit où nous poser.

Une petite heure plus tard nous étions posés sur un toit parisien. Nous étions rentrés à la suite d'un petit vieux dans un immeuble et, par chance, l'accès au toit était ouvert.

J'observais l'horizon, les nuages couvrant et découvrant le soleil. Il faisait encore bon et les quelques rayons de soleil qui parvenaient à passer à travers les nuages me réchauffaient le visage.

– T'as quel âge au fait ? demanda Deen.

– Vingt-et-un ans. Presque vingt-deux, dis-je fièrement d'un air enfantin. Et toi Deen Burbigo ?

Il grimaça :

– M'appelles pas comme ça.

– Tu veux pas me dire ton prénom alors je fais avec ce que j'ai.

– Tu le mérites pas encore gamine.

Il avait utilisé sa plus belle voix grave et je levai les yeux au ciel. Le gars ne devait pas avoir plus de trente ans et il se prenait pour un sage.

– Bon et sinon tu vas me dire ton âge ou je le mérite pas non plus ?

Il fit danser ses sourcils.

– Allez ! 

Il continua à faire danser ses sourcils en silence, un sourire enfantin sur le visage.

– C'que t'es chiant ! J'aurais jamais dû accepter de te revoir putain !

Il rigola et céda enfin en fixant l'horizon, réalisant probablement qu'il était censé être mature :

– Vingt-six.

– Comment t'es vieux, le taquinai-je. Fais gaffe, dans un an tu peux rejoindre le club des vingt-sept !

– T'es vraiment qu'une p'tite conne hein, rit-il.

– Ah ouais nan pardon, t'es pas assez connu pour en faire partie.

Ce fut la goutte de trop et il fit mine de me jeter du haut du toit. Je m'accrochai à sa taille de toutes mes forces et il abandonna finalement l'idée d'une chute pouvant me transformer en pancake.

– C'est bon c'est bon j'arrête, suppliai-je, hilare.

Il se joignit à moi et me lâcha.

Après un silence brisé de temps en temps par des bruits de sirène ou de klaxon, il reprit la parole :

– T'es pas de Paname hein ? dit-il après m'avoir scruté pendant quelques secondes.

À son ton, c'était une question rhétorique.

– Quand tu t'es engueulé au téléphone l'autre soir y'avait un petit accent de je ne sais où qui est ressorti, m'expliqua-t-il.

Eh merde. Je n'avais pas un accent bourguignon si prononcé que ça pourtant, même si je savais qu'il ressortait sur certains mots. Ça n'était pas l'accent le plus sexy au monde et j'en avais parfois honte.

– Ah ouais c'est moche t'as vu ? En fait il ressort pas mal quand je suis énervée. Mais je te promets qu'en général j'ai pas un accent de bouseuse, j'arrive à me maîtriser. Par contre quand je suis en famille c'est terrible.

Il se contenta de rire.

Ça n'avait jamais aidé personne d'avoir un tel accent. Et c'était sans parler des expressions ! Il m'arrivait souvent de sortir des mots que personne ne comprenait parce que je ne savais pas que c'était du pur patois.

– D'ailleurs bigot chez nous c'est pour dire que t'as des fourmis quelque part. Genre « j'ai la jambe bigot ». Nos bourguignons ont du talent...

Il explosa de rire et nous débattîmes sur les expressions de nos régions respectives.

J'aimais bien ce genre de discussion légère. Nous parlions de nous seulement partiellement sans se confier pour autant, chose que je détestais faire. J'étais une grande pipelette, mais dès qu'il s'agissait de sujets trop profonds je me refermais comme une huître.

– T'es d'où dans le Sud ? demandai-je.

– Je suis né à Marseille mais j'ai vécu le plus longtemps à Toulon. J'ai encore de la famille là-bas. Et toi ? Je t'avoue que tout ce que je connais de la Bourgogne c'est le bœuf.

Je ris. Nous ne nous connaissions pas depuis très longtemps mais nous avions découvert que la nourriture était une passion commune.

– De Dijon.

Alors qu'il ouvrait la bouche, je le coupai :

– Ouais je sais, la moutarde, ta gueule.

Il éclata de rire. C'était beaucoup trop prévisible, je ne comptais même plus le nombre de fois où on me l'avait sorti.

Nous parlâmes de nos villes et de nos régions pendant un petit moment, se confiant à quel point elles nous manquaient. Lui se sentait comme un poisson dans l'eau à Paris, c'était devenu sa ville. Quant à moi, j'avais encore un peu de mal.

– Tu t'y feras tu verras, me dit-il en me gratifiant d'un coup d'épaule. Par contre tu resteras toujours chauvine. Je me surprends encore à critiquer Paname en comparant avec Toulon moi.

Ah bah ça, je ne risquais sûrement pas de préférer Paris à ma Bourgogne natale.

– Ils bossent dans quoi tes darons ? me demanda-t-il enfin.

– Mon père est pompier et ma mère technicienne dans un labo d'analyses médicales.

Je ne mentais pas complètement. Ma mère travaillait vraiment dans un labo avant sa mort. J'omettais simplement le fait qu'elle ne faisait plus partie de ce monde. Je n'aimais pas faire connaissance avec des gens et leur parler d'elle tout de suite, on avait souvent pitié de moi et je détestais ça. Je préférais affirmer mon caractère avant d'en parler, ça réduisait considérablement la pitié de mes interlocuteurs.

– Et les tiens ? Je les vois bien propriétaire d'un petit resto familial avec une belle terrasse ensoleillée et le chant des cigales, dis-je l'air rêveur.

Il rit mais ne tarda pas à démentir mes propos :

– Ah nan, même pas. Ma daronne elle est horticultrice et mon daron est dans l'armée.

– Ouah c'est trop cool, je kifferais bien être horticultrice. Tu crois qu'elle m'embaucherait ta mère à la fin de ma carrière sportive ?

– Attends t'es sérieuse ? dit-il en riant.

– Très. La fac ça va deux minutes, je suis pas faite pour le système scolaire. J'aime bien bouger. En plus vous deviez bien manger avec les produits frais qu'elle ramenait nan ?

– Ouais ouais, de ce côté-là aucun soucis, mon p'tit reuf et moi on a bien été nourris.

– Il est resté dans le Sud ? demandai-je.

– Nan il est monté sur Paname pas longtemps après moi, il fait du rap aussi. Il est souvent en stud' avec moi, tu pourras le rencontrer si tu veux.

– Vous vous foutez pas trop sur la gueule à être toute la journée ensemble ?

– Y'a des jours plus compliqués que d'autres, mais en général quand on s'embrouille ça dure pas très longtemps. On est pas fusionnels mais on s'entend plutôt bien et on est tous les deux faciles à vivre donc ça passe.

J'étais surprise. Je connaissais des fratries dans lesquels les liens étaient beaucoup plus compliqués que ça.

Cela faisait une bonne heure que nous discutions en nous passant un joint. Moi qui n'avait plus l'habitude de fumer autant, ma tête commençait à tourner.

– Attends je comprends plus rien là, m'arrêta-t-il alors que nous parlions encore de nos familles respectives. C'est ton reuf du coup ou c'est ton cousin ?

Je lui assénai un coup dans les côtes.

– Putain mais c'est pas possible concentres-toi aussi là, j'ai l'impression de parler à un CP ! Je réexpliques une dernière fois, après si t'as pas compris tant pis pour ta gueule.

Il se positionna en face de moi de façon à me regarder droit dans les yeux, un petit rictus moqueur sur le visage. Putain qu'est-ce qu'il m'énervait.

– C'est pas compliqué en plus. En gros, ma mère et mon père ils m'ont eu moi et mon jumeau. Jusque là tu devrais arriver à suivre nan ? raillai-je. Et de son côté la petite sœur de ma mère elle a eu un petit garçon, Sohel, mais elle est plus avec le père. Il a sept ans. Et depuis quelques années mon père et ma tante ils sont ensemble et là ils attendent un bébé.

– Aaah d'accooord !

Un éclair de lucidité était passé dans ses pupilles, le génie qui sommeillait en lui venait de se réveiller. Il y avait donc encore de l'espoir pour cet homme.

– Donc en gros Sohel d'un point de vue de l'arbre généalogique c'est mon cousin mais je le considère plus comme mon petit frère.

La lumière s'était fait dans ses yeux et je ne pus m'empêcher d'exploser de rire.

– Tu verrais ta tronche, on dirait que tu viens de découvrir le sens de la vie, me moquai-je.

Il me fit une grimace digne d'un enfant de cinq ans.

– Il te manque ton reuf ? J'ai pas de jumeau mais j'imagine que ça doit être compliqué d'être loin de lui. À moins que vous puissiez pas vous blairer.

– Euh bah en fait on est tellement fusionnels qu'il est venu avec moi sur Paris... répondis-je d'un air coupable.

– Ah ouais c'est à ce point ? rit-il.

– Non, encore là c'est soft, quand on était gosses c'était terrible. Déjà tout petit, en plus du français et de l'anglais, avec mon frère on a créée notre propre langage, personne pouvait nous comprendre. On s'était déjà enfermé dans notre bulle de jumeaux fusionnels alors qu'on avait cinq ans quoi. Et puis au niveau du comportement je me souviens d'une fois où mes parents nous avaient séparés parce que le pédiatre avait dit qu'on était trop proches. Mon frère est allé chez notre oncle et je me suis retrouvée chez le meilleur pote de mon père. J'ai refusé de manger, j'ai essayé de faire le mur, mon frère arrêtait pas de pleurer, il vomissait tellement il allait mal. Ils ont plus jamais réessayé.

Il me regardait avec les yeux écarquillés :

– C'est ultra chaud ! Mais vous êtes connectés du coup en fait, nan ? Genre vous ressentez la douleur de l'autre et tout ?

Je ris. On nous avait posé cette question des centaines de fois :

– C'est plus compliqué que ça.

Il écarquilla les yeux de plus belle, ne s'attendant probablement pas à ce que je réponde à sa question par la positive.

– Nan mais on est pas télépathes non plus, on est pas des X-Men, me regarde pas comme ça ! On ressent pas la douleur de l'autre à proprement parler. Mais par exemple s'il y en a un qui ne va pas bien, même à distance l'autre ressent qu'il y a quelque chose de bizarre. Je me rappelle d'une fois où je dormais chez un pote et le lendemain je me suis réveillée un peu déprimée, mais sans aucune raison. Et j'ai tout de suite capté que c'était pas de moi que ça venait, alors j'ai appelé mon frère et en fait il venait de se faire larguer et il déprimait. Et pendant tout le temps qu'il lui a fallut pour se remette de sa rupture j'allais pas bien. C'était super long putain, je l'engueulais à force tellement j'allais mal !

– Ah ouais mais c'est super utile en vrai ! Ou alors c'est ultra chiant parce que vous pouvez rien vous cacher.

– C'est exactement ça, on peut mentir à tout le monde mais on se connaît trop pour se mentir mutuellement.

Un court silence s'ensuivit pendant lequel Deen semblait réfléchir à ce que je venais de lui raconter.

– Ah ouais par contre sinon y'a une sorte de mimétisme inconscient entre nous ! me rappelai-je. Par exemple s'il y en a un qui a mal à la tête et que l'autre le sait, il aura mal aussi. S'il y en n'a qu'un qui a la gastro, l'autre aura les symptômes sans le virus. Par contre si on sait pas que l'autre est malade on aura rien tu vois, donc je considère pas vraiment ça comme un super-pouvoir de jumeau, je pense que c'est juste parce qu'on est trop proche et que comme on sait que l'autre est malade, on se rend malade inconsciemment.

– Je suis gavé content de pas avoir de jumeau ! dit-il en soupirant de soulagement. Ça a l'air cool votre relation mais en même temps c'est super tendu, comment vous ferez s'il y en a un qui claque ?

Je secouai vivement la tête comme pour en chasser cette pensée :

– Je refuse d'y penser, c'est vraiment mon pire cauchemar.

Deen paru soudain gêné, se rendant compte de son manque de tact :

– Désolé, c'est vrai que c'est con comme question. Perdre Max ça me bousillerait, j'imagine même pas ce que ça pourrait être pour vous.

La seule mention du sujet avait mis un froid dans la discussion, et je n'aimais pas ça. Il était seulement curieux et j'aimais beaucoup parler avec lui, je ne voulais pas que les choses deviennent gênantes à cause d'une simple question. J'enchaînai donc sur un nouveau sujet :

– Vous faites plus de Rap Contenders avec tes potes, si ?

– Nan c'est finit. C'était golri un moment mais si tu restes là-dedans tu te fermes pas mal de portes tu vois, t'es vite catalogué. Après avec les gars du L'Entourage on a eu de la chance quand même, on a réussi à se faire connaître en dehors de ça.

– C'est con j'aurais bien aimé te voir à l'œuvre en vrai. Par contre y'a moyen que mon père t'ai vu toi ou peut-être tes potes. En vrai je sais même plus qui fait parti de L'Entourage tellement j'écoute de trucs. Mais ouais mon père a assisté à un RC avec ses potes et je suis quasiment sûre qu'il a vu au moins l'un de vous.

– Putain ça fait trop bizarre qu'un daron vienne à des trucs pareils !

– Ouais, il est vachement jeune dans sa tête. Parfois c'était autant mon pote que mon père, dis-je en riant.

Le soleil s'était couché derrière les bâtiments et l'air se faisait plus frais. Les lumières de la ville scintillaient dans le noir et je ne pus m'empêcher de trouver cette vue magnifique.

– Bon, je vais peut-être rentrer moi, dis-je en me levant. Surtout que j'ai aucune idée d'où on est !

– T'inquiètes je te raccompagnes, dit-il en riant. T'as vraiment des idées à la con quand même. Surtout à Paname, c'est pas ta petite bourgade de mille-cinq-cent habitants là.

Je lui assénai un coup dans le bras, et nous passâmes le trajet du retour à nous chamailler comme des enfants.

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