Chapitre 35. « Petit frère veut grandir trop vite »
Samedi 1er février. L'EP de Deen sortait dans deux jours et j'étais surexcitée. Je n'avais pour l'instant pu écouter que quatre morceaux en entier avec mes visites au studio. J'avais menacé le rappeur de multiples manières pour qu'il me fasse écouter le reste de son projet mais il n'avait pas cédé.
Mais bon, maintenant il était trop tard pour supplier. Et puis je n'avais pas envie de m'abaisser à ça avec lui.
Mon père m'avait appelé une semaine plus tôt, me demandant si j'étais d'accord pour que Sohel passe le weekend chez moi. J'avais bien évidemment accepté : même si nous ne nous étions pas vu que depuis seulement un mois, sa petite bouille me manquait.
C'est donc sous la neige que je m'étais rendu à la gare.
Aussitôt sorti du train, j'avais repéré sa petite tête toute perdue et son sac à dos Spiderman, héro dont il était fan à cause de moi ; ce gosse faisait littéralement tout comme moi. Il me cherchait à droite et à gauche, perdu, se mettant parfois sur la pointe des pieds.
Je m'approchai lentement en souriant et lorsqu'il me repéra un sourire immense éclaira son visage, puis il me couru dans les bras. Je le soulevai et le serrai contre moi avant d'embrasser sa joue.
– Comment ça va mon Soso ?
– Super j'suis trop content de te voir ! On va faire plein de trucs hein dit ? Tonton il dit que tu vas me faire visiter Paris et tout ! Et on va voir Raphy ou pas ?
Sohel dans toute sa splendeur. Il ne s'arrêtait jamais de parler. Ça faisait à peine trente secondes que nous nous étions retrouvé et il avait déjà débité plus qu'une personne normalement constituée. Ce weekend allait être long. Très long.
L'accompagnatrice de mon petit frère s'approcha et me demanda ma carte d'identité :
– Je vois bien que le petit vous reconnait mais c'est le protocole, m'indiqua-t-elle.
Je lui adressai un sourire compréhensif. Elle n'avait pas envie de se retrouver responsable d'un kidnapping.
– On fait quoi Meeeeel ?
Nous marchions dans la rue en direction de mon appartement.
Je réfléchis. À vrai dire je n'avais pas trop eu le temps de penser aux activités que j'allais lui faire faire. J'avais bien envie de demander à Raphaël de passer la journée avec nous mais je savais qu'il avait énormément de travail en ce moment.
– Ce que je te propose c'est qu'on pose tes affaires chez moi, après on va manger quelque chose tous les deux, et puis on va au cinéma. Ça te va ?
Il sourit de toutes ses dents en hochant vivement la tête.
Une heure plus tard, nous étions assis au McDo du quartier et Sohel jouait avec la surprise de son Happy Meal.
– Soso, manges avant de jouer, ça va être froid.
Il s'exécuta tout de suite en souriant. Il n'y avait pas à dire, à moins qu'il se rebelle un jour, ses parents n'auraient probablement jamais aucun problème d'obéissance.
– Meeeeeel !
– Hmm ?
– Je pourrai voir ton amoureux ?
Je m'étouffai avec mon Big Mac. Il croyait vraiment que Deen était mon mec.
– Tu pourras pas voir mon amoureux puisque j'ai pas d'amoureux.
Il leva les yeux au ciel, du genre « et mes fesses c'est du poulet ? ».
– Et toi t'as une amoureuse ou un amoureux ?
– J'ai deux amoureuses ! Y'en a une elle s'appelle Célia et l'autre c'est Ilona !
Il y avait deux semaines c'était Valentine mais bon. Et puis pour la monogamie on repassera.
– Mais Célia elle m'énerve, elle est bête, alors qu'Ilona c'est la meilleure de la classe, même qu'elle sait lire mieux que tout le monde ! Et en plus elle se la pète pas, elle lève jamais le doigt, c'est la maîtresse qui la force à parler. Elle est timide Ilona mais moi je l'aime bien. Alors que Célia elle parle tout le temps c'est pénible.
C'est pénible parce que toi t'es une pipelette et que t'as pas l'habitude que les autres parlent plus que toi ouais, songeai-je.
– Et puis de toute façon je préfère les cheveux marrons. Célia elle est blonde c'est pas joli. Alors qu'Ilona elle a les cheveux marrons comme toi, elle est super belle. Mais toi t'es plus belle bien sûr !
Je pouffai de rire. Quel lèche-cul celui-là !
– Et au fait maintenant je fais du handball comme toi ! Tous mes copains ils font du foot mais moi je veux faire du handball parce que c'est trop cool !
Et allez, remets-en une couche. Il ferait tout pour m'impressionner et me flatter, c'était vraiment très mignon. Mais je restais méfiante ; il faisait souvent ça pour obtenir ce qu'il voulait.
Je ne pus placer qu'une dizaine de phrases en moins d'une heure. Il avait tellement de bagout, il ne s'arrêtait jamais. Je savais tout de sa vie : ses dernières notes, où sa classe de CP en était dans le livre Gafi, qu'il avait regardé pour la millième fois Toy Story, que Zoé elle le réveillait la nuit mais qu'il l'aimait bien quand même, et plein d'autres détails de la vie d'un enfant de sept ans. Épuisant. Et ce n'était que le début.
Arrivés au cinéma je lui donnai le choix entre deux films : La Reine des Neiges (tout en priant pour qu'il ne choisisse pas celui-ci) ou Sur la Terre des Dinosaures. Si j'avais été une sœur indigne je l'aurais emmené voir Le Hobbit, mais mon père insistait pour ne pas reproduire le même schéma qu'avec mon frère et moi, donc Sohel devrait pour l'instant se contenter des films d'animations ou familiaux.
– J'veux voir les dinosaures !
Yes. Je poussai un soupir de soulagement. Je n'étais pas prête à voir un Disney avec des princesses.
La séance de cinéma fut mon moment de répit de l'après-midi : Sohel était tellement concentré sur le film qu'il ne décrocha pas un mot. Je l'aimais énormément mais ça faisait quand même du bien quand il se taisait.
– C'était trop de la balle ! s'exclama-t-il à peine sortis de la salle.
Puis il me raconta en détail le film que nous venions tous les deux de voir.
Alors que nous marchions dans la rue, mon téléphone sonna. C'était Ken.
– Wesh ! Faut qu'on continue Prison Break, ramènes tes fesses ! On est chez Bigo, on lui a fait un petit débriefe des épisodes qu'il a pas vu.
– Je peux pas Ken, je suis avec mon petit frère.
– Et bah ramène-le aussi, on le calera devant un dessin animé.
Après tout pourquoi pas.
– On arrive. Par contre vous arrêtez de fumer et vous aérez avant qu'on arrive !
Je raccrochai.
– Meeeeel ! On fait quoooooi ?
– On va chez un copain.
Il laissa sortir un petit cri de joie et continua son chemin en sautillant.
Une demie heure de trajet et une bataille de boule de neige plus tard, je débarquai avec mon petit frère à Aubervilliers.
– Soso tes ! Chaussures...
Trop tard, mon frère était déjà entré dans l'appartement avec ses baskets pleines de neige et en avait foutu partout.
Les trois gars présents dans l'appartement rigolèrent et je m'activai à nettoyer la saleté de Sohel.
– Alors c'est toi le mini Clarkson ? demanda Ken.
– Nan ! Moi je m'appelle Sohel Dupré ! Parce qu'en fait et bah le Papa de Mel c'est pas mon Papa à moi et ma Maman à moi et bah...
Ça y est, il était déjà en train de les saouler.
Mes trois amis l'écoutaient, stupéfaits par aussi peu de timidité.
– Bon Soso t'as fini de raconter ta vie là ? Viens te déshabiller.
Il avait encore sa doudoune, ses gants et son bonnet, mais il était déjà installé sur le canapé entre les gars et faisait comme chez lui. Incroyable ce gosse.
Je lui enlevai ses affaires et il retourna directement vers mes amis :
– Et bah nous on est allé voir un film avec des dinosaures c'était trop cool ! Même qu'à un moment le tricératops il fait trop peur, moi je croyais qu'il allait rentrer dans la salle mais nan, parce qu'il y a un écran tu comprends ? demanda-t-il à Deen.
Je vis mon ami étouffer un rire et ne pu m'empêcher d'en étouffer un moi aussi.
– Vous lui dites de se taire s'il vous saoule, conseillai-je à mes amis. Parce qu'il peut continuer pendant des heures comme ça.
Sohel se retourna et fronça les sourcils d'un air boudeur dans ma direction, ce qui nous fit tous rire. Puis il continua le récit de son film dont mes amis se moquaient éperdument. Mais ils avaient apparemment assez de patience pour faire semblant, et je leur en étais reconnaissante.
Quelques minutes plus tard, Sohel avait mes écouteurs et regardait des dessins animés sur le téléphone de Deen. Je pouvais enfin respirer deux secondes.
– Jamais il s'arrête de parler ? me demanda Moh, hébété.
Je soupirai :
– Jamais. Il est super mignon mais putain qu'est-ce qu'il cause ! Il m'épuise.
Mes amis rigolèrent de mon malheur.
– T'inquiètes Elma, nos enfants ils seront pas comme ça.
Je lui tapai derrière la tête. La lourdeur de ce gars !
– Oh et toi ! m'exclamai-je en montrant Deen du doigt. Crois pas que parce que t'as passé ton phone à mon frère je te pardonne !
Ken nous adressa un regard d'incompréhension.
– Cherche pas gros, soupira Deen, elle m'en veut parce que je lui ai pas fait écouter tout l'EP.
Ken rigola :
– C'que tu peux être susceptible !
– Ta gueule j'suis jalouse, je suis sûre que vous vous l'avez déjà écouté vous.
Ils ne me contredirent pas et je fis semblant de bouder.
Deen alla chercher des bières et des chips dans la cuisine et posa le tout sur la table basse.
– Il veut une bière ton reuf ?
– Peut-être mais je pense qu'un jus d'orange ou une connerie du genre ça ira très bien.
Il lui servit un verre de coca et nous mîmes enfin la série en route.
Mais le silence ne dura qu'un temps. Juste après le générique, la voix de Sohel retentit derrière nous :
– Pourquoi il a des tatouages partout le monsieur ?
Je fermai les yeux d'agacement et mes amis rigolèrent de mon désespoir.
– Pour te faire parler, regardes ton dessin animé toi !
Sohel se tut et je me reconcentrai sur l'écran, la tête sur l'épaule de Ken.
– Pourquoi ils sont en prison ?
S'il n'avait pas une voix et une bouille aussi mignonne je l'aurais jeté par la fenêtre.
– Parce que quand ils étaient petits ils ont pas arrêté de poser des questions pendant que les adultes regardaient une série.
Je me retournai pour voir le visage de mon petit frère et il était devenu livide. Je me retournai vivement pour qu'il ne puisse pas me voir rire.
– T'es un tyran, me chuchota Deen en riant.
– J'aimerais bien te voir avec un petit frère de sept ans.
Quelques minutes plus tard, Sohel était debout derrière le canapé. Je ne l'avais pas entendu s'approcher :
– Ça fait combien de temps que t'es là ? m'exclamai-je après avoir sursauté.
– Depuis que le monsieur il a dévissé le banc.
Je soupirai. C'était peine perdue :
– Allez viens là.
Je me redressai et Sohel s'assit sur mes genoux.
– Par contre tu te tais !
Il hocha doucement de la tête. Je sentais qu'il commençait à fatiguer.
Bien vite, il s recroquevilla dans mes bras et sa tête reposait sur ma poitrine. Je caressais ses cheveux depuis qu'il s'était mis sur mes genoux et c'était ce qui avait dû le bercer.
Il était vraiment mignon quand il dormait. Pas de bruit, pas de « Meeeeel », pas de questions, juste sa petite bouille angélique.
– Je peux le mettre dans ta chambre ? chuchotai-je à Deen.
Il hocha la tête :
– Tu veux de l'aide ?
– Nan t'inquiètes c'est un poids plume, lui dis-je en me levant avant d'aller déposer Sohel sur le lit.
– C'est sa petite bouille d'ange qui se fight là ? me demanda Ken alors que je me réinstallai sur le canapé.
J'acquiesçai en soupirant :
– Il dit que c'est parce qu'il est en colère mais j'ai l'impression qui veut faire comme moi. J'ai pas mal cogité depuis que mon père m'a appelé et je sais que Soso prend exemple sur moi depuis qu'il est tout petit et il sait que je me battais à son âge. Ça m'énerve, je veux pas qu'il tourne mal !
– Bah wesh, t'as pas tourné mal, dit Moh.
– Nan mais c'était pas loin. Et moi j'avais Raph' et toute ma bande de cons depuis l'enfance. Je veux pas que mon petit frère se foute dans des bails chelous tout seul et qu'il en ressorte pas. Le fait qu'on ai été quatre ça nous a tiré vers le haut, j'en serais pas où j'en suis sans eux et ils en seraient pas où ils en sont sans moi. Et pour revenir à ces histoires de bagarres, j'ai l'impression qu'il veut juste montrer que c'est le plus fort pour me rendre fière parce qu'il m'adule et j'ai pas envie que ça évolue en envie d'être le caïd de la cour de récrée et puis après le grossiste du coin.
– Tu psychotes, lança Deen, ça a l'air d'être un bon gamin, et puis je pense que ton daron il en a assez bavé avec vous pour pas reproduire la même chose avec lui.
– Ouais bah j'espère...
Un épisode plus tard, Ken et Moh rentrèrent chez eux.
– Soirée chez nous si t'arrives à te débarrasser du tipeu ! me lança Ken avec un sourire moqueur.
Quel con. Il savait très bien que je ne pouvais pas sortir.
Je me retrouvai bien vite seule avec Deen.
J'avais envie de lui, il avait envie de moi, et nous le savions tous les deux. Mais sa chambre était occupée, et je ne voulais rien faire juste à côté de mon petit frère.
– Il est bien mignon mais il t'accapare et ça, ça m'arrange pas ! dit-il.
Je ris. Ah bah s'il était jaloux d'un enfant de sept ans on était pas sortis.
Il se leva et revint avec son téléphone, qu'il me tendit :
– Tiens, je voulais te le donner ce soir de toute façon.
Je lui jetai un regard interrogateur.
– Déverrouilles.
Je m'exécutai et tombai sur la pochette de son EP.
– Tu le mérites pas à réclamer comme ça, mais comme j'suis une âme charitable je te permets de l'écouter avant lundi.
Nous passâmes l'heure suivante en silence, moi à l'écoute de son EP et Deen faisant les cent pas dans son salon.
– Pourquoi tu bouges comme ça là ? m'agaçai-je.
– J'sais pas, c'est stressant d'attendre que t'ai écouté et que tu te fasses ton avis.
– T'as peur que j'aime pas ? demandai-je en faisant danser mes sourcils.
– Nan, ouais, j'sais pas, peut-être un peu. Tu t'y connais grave en peura et t'as un esprit vachement critique, j'ai envie que ça te plaise.
Je ris. J'aimais bien analyser des morceaux de rap et émettre mon avis dessus mais quand même, je n'étais pas une référence, je faisais seulement partager mes goûts.
Ayant joué l'EP en aléatoire, le dernier morceau qui passa fut J'résiste et il me mit des frissons. C'était étrange les sensations qu'il m'avait procuré. Je me voyais aisément regarder par la fenêtre dans un voyage en train ou en voiture avec cette musique dans les oreilles. Je crois que Deen avait vu ma réaction mais il ne dit rien.
J'enlevai mes écouteurs et le rappeur s'arrêta subitement de marcher, analysant mon visage :
– Alors ?
– En vrai bof, dis-je en soufflant.
Mais il n'en croyait pas un mot et s'approcha de moi avec un sourire joueur :
– Mytho pas !
– Nan franchement pas top hein, peut mieux faire.
Le rappeur s'approcha plus près de moi me chuchota dans l'oreille.
– Arrêtes de rendre fou.
Je frissonnai. Putain je détestais l'effet qu'il avait sur moi.
Il s'écarta et me regarda. Oulah j'avais chaud.
– Tu veux vraiment mon avis ? demandai-je plus sérieusement.
Il hocha la tête et écarquilla les yeux genre « bah ouais connasse je t'ai demandé trois fois » .
– Il est génial. Franchement. Et je dis pas ça parce que t'es mon pote, je te parle en toute objectivité. J'ai beaucoup aimé, t'es vraiment fort. J'ai hâte de te voir sur scène.
Un sourire satisfait vint illuminer son visage. Ça me faisait tellement plaisir de le voir aussi fier ! Même s'il n'était pas encore sorti, son travail avait commencé à payer.
– C'est quoi tes ceaumors préférés ?
Je ne réfléchis pas longtemps, ils m'avaient tous les deux emportée.
– Suis-je et J'résiste. Mais surtout le deuxième. Je m'imagine trop dans le train à réfléchir au sens de la vie avec ça dans les oreilles !
Il rit puis se rapprocha et commença à m'embrasser.
J'en avais vraiment envie, mais ce n'était pas le moment.
Mais avant que je n'ai pu le repousser, une petite voix résonna dans la pièce :
– Meeeel, on rentre quand ?
Deen et moi sursautâmes puis partîmes en fou rire.
Je quittai l'appartement avec Sohel dans les bras quelques minutes plus tard, et celui-ci adressa un regard noir à Deen. Possessif le petit.
Je passai la soirée à expliquer que Deen n'était pas mon copain et à inventer des excuses pour justifier ce dont il avait témoin.
Rappelez-moi de ne jamais avoir d'enfants.
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