Chapitre 25. « I don't know how I got this way, I know it's not alright »

J'avais retrouvé ma famille depuis quelques jours pour les fêtes de Noël.

Ça faisait un bien fou d'être à la maison. Raphaël et moi passions nos journées avec Sohel et Zoé, ce qui soulageait grandement Fanny et mon père. C'était la première fois qu'ils pouvaient se retrouver tous les deux depuis la naissance de leur fille.

Ma petite sœur avait déjà bien grandi. On pouvait vraiment dire que c'était un beau bébé maintenant, pas simplement un alien. J'avais toujours l'impression que ses yeux bleus rieurs sondaient mon âme. Mon père étant blond et ma tante brune, mon frère et moi nous faisions à malin plaisir à dire qu'elle était la fille du facteur à cause de sa petite tignasse rousse.

Sohel, qui au début avait eu peur de se faire remplacer, était fan de sa petite sœur et en gros caïd qu'il était, avait juré de la protéger sur sa vie.

Bien vite, le 25 décembre arriva, et avec cela toute la famille. Mes grands-parents maternels étaient présents, ainsi que leurs parents respectifs : la mère de mon grand-père, qui dans une vie antérieure avait dû faire partie du Ku-Klux-Klan, et les parents de mon grand-père, qui eux prônaient la tolérance après ce qu'ils avaient vécu pendant la guerre. De nombreux cousins s'étaient aussi rassemblé et la marmaille se baladait autour de la table et dans la maison, riant ou pleurant.

Le repas se déroula dans la bonne humeur, ma grand-mère veillait à ce que nous ne soyions pas affamés en nous reservant toutes les deux secondes, et mon grand-père racontait les anecdotes de sa semaine. Les adultes parlaient travail et mon père discutait élevage d'enfant avec les cousins de ma mère.

Au court du repas, ne pouvant s'en empêcher, mon arrière-grand-père ramena des sujets douloureux sur le tapis en regardant le récipient du plat de pomme de terre qu'avait amené sa femme :

– Je me souviens le jour où la Chloé et l'Adam ils avaient essayé de jouer au frisbee avec ça dans notre cuisine, dit-il en rigolant.

Le sujet de ma mère et de son jumeau n'était pas un sujet tabou, mais il restait quand même douloureux, surtout à Noël.

Mon regard se tourna directement vers mes grands-parents. Ils avaient perdu deux enfants en moins de deux ans, et même les années ne permettraient jamais de guérir les plaies qu'ils arboraient.

Ils souriaient tous les deux d'un air plus mélancolique que triste.

– Ils nous en ont fait baver ces deux-là, déclara mon grand-père. Je pensais qu'on pouvait pas faire pire mais c'était sans compter l'arriver de tes p'tiots Tyler !

Tout le monde rigola. Bien joué Papy, tu as réussi à détendre l'atmosphère.

– Du côté des conneries vous ressemblez plus votre père que votre mère, c'est pour ça, continua ma grand-mère. Je me souviendrai toujours d'un tantôt où ils étaient sortis tous les trois jouer dehors alors qu'il y avait une rabasse pas possible. Ils devaient pas avoir plus de dix ans. Ils étaient en short, ma Chloé avait mis une belle robe et ces zèbres sont allé sauter dans les flaques pieds nus. Ils sont rentrés gaugés dans la baraque, ils nous ont tout salopé ! J'ai cru que j'allais les tuer. Et ça c'était l'idée de Tyler, j'en étais sûre !

Son anecdote acheva de faire pleurer de rire tout le monde. Ils avaient tous connus mes parents et Adam jeunes, et les souvenirs de leurs conneries étaient encore vifs.

– Et sinon les amours ma grande ? me demanda mon arrière-grand-mère préférée.

Je me renfrognai un peu, n'ayant pas du tout envie de parler de ma vie avec cette femme de qui je n'étais absolument pas proche, avant d'avoir un éclair de génie :

– Je vais me marier, il s'appelle Mohamed !

Je crus qu'elle allait faire une syncope en direct. J'aurais aimé avoir un appareil photo pour immortaliser ce moment tellement il était magique. Tout le monde rigola, sachant très bien que j'adorais la provoquer. Raphaël acheva de la choquer en lui parlant d'Ines, qu'elle n'avait toujours pas acceptée puisqu'elle était d'origine marocaine en plus d'être musulmane, et le reste du repas et de la journée continua dans les rires et la bonne humeur.


[...]


Le soir, gavés comme des oies, mon frère et moi rejoignîmes Tarek chez lui. Il ne fêtait pas Noël et c'était généralement notre rituel du 25 que de finir la journée chez lui, en face de notre ancien appartement.

Khadija, sa mère, nous ouvrit et nous sauta dessus afin de nous embrasser chacun notre tour. Ses élans d'affection m'avaient manqué, je n'avais jamais passé autant de temps loin d'elle.

– Comment tu vas ma fille ? s'empressa-t-elle de me demander après avoir fait de même avec mon frère.

– Très bien et toi ? On te manque comment ? demandai-je comme une enfant.

– C'est comme si j'avais perdu deux de mes enfants, avoua-t-elle. Pourtant c'est pas ça qui manque.

En effet, Khadija et son mari avaient quatre enfants, dont Tarek était l'aîné, tous des garçons. Elle m'avait plusieurs fois confié qu'elle regrettait de ne pas avoir eu de fille. Ceci expliquait pourquoi elle m'avait toujours plus chouchoutée que Tarek et mon frère.

– Sofiane, Bilal ! hurla-t-elle aux deux derniers de quatorze et douze ans. Venez dire bonjour !

J'avais toujours adoré la façon dont elle s'adressait à ses enfants - d'un ton bourru et sans douceur - et le ton qu'elle prenait quand elle s'adressait à mon frère et moi, toujours doux et affectueux. Tarek aimait plaisanter en disant qu'elle aurait préféré nous avoir comme enfant à leur place, mais on savait tous que c'était faux ; c'était simplement sa façon à elle de leur montrer son amour sans qu'ils ne prennent trop la confiance. Après tout, elle était responsable de leur éducation mais pas de la nôtre.

Les deux garçons kabyles arrivèrent et Bilal me sauta dans les bras. Je m'étais souvent occupée de lui lorsqu'il était petit et nous étions restés proches. Sofiane se contenta de me faire la bise avant de repartir aussi sec dans sa chambre. En pleine crise d'adolescence, il était évidemment trop grand pour ce genre de démonstration.

Khadija nous fit signe de nous installer dans le canapé et nous servit le merveilleux thé dont elle seule avait le secret. Purée qu'est-ce que ça m'avait manqué !

– Tarek va arriver, nous informa-t-elle. Il est avec des amis, cet idiot avait oublié que vous veniez. Et Younes est je ne sais où dans le quartier, en train de réfléchir à sa prochaine bêtise. C'est pas facile tous les jours avec ces ânes.

Elle avait l'air désespéré et cela nous fit rire. Elle adorait ses fils et ils le lui rendaient bien, mais c'est vrai qu'ils n'étaient pas toujours facile à vivre.

Nous discutâmes pendant une heure avant que Tarek ne daigne se pointer :

– Salut les p'tits potes !

Khadija se leva et lui asséna une de ses fameuses claques derrière la tête :

– « Salut les p'tits potes » ? répéta-t-elle avant de continuer en arabe : ça fait une heure qu'ils t'attendent ! Je vous jure, qu'est-ce que j'ai fait au bon dieu pour avoir des fils pareils alors que ces deux anges ont été offerts à une autre famille ?

Mon frère et moi éclatâmes de rire et Khadija disparut dans la cuisine en pestant en arabe.

Grâce au temps que nous avions passé chez eux étant enfant, Raphaël et moi comprenions et parlions un petit peu la langue, et écouter Khadija réprimander ses enfants en kabyle était l'un de nos passe-temps favoris.

Nous nous dirigeâmes dans la chambre de Tarek et de Younes, chambre dans laquelle nous avions passé le moitié de notre vie : lorsque nous n'étions pas chez Tarek, Tarek était chez nous, ou alors nous étions tous les trois chez Hugo.

– Alors, la vieille elle a cassé les couilles ? demanda celui-ci en s'affalant sur le lit de son frère.

Il parlait de notre arrière-grand-mère adorée. Adolescents, nous adorions inviter Tarek en même temps qu'elle pour l'énerver. Sa xénophobie dépassait tout ce que l'on pouvait imaginer, et voir son visage crispé face à notre ami était toujours à mourir de rire.

– Je lui ai dit que j'allais épouser Sneazz, elle a pas trop trop apprécié.

– Et puis elle a toujours pas digéré que ça fonctionne entre Ines et moi, rigola mon frère.

- Ah mais quelle femme merveilleuse ! s'exclama Tarek. De toute façon maintenant c'est trop tard pour la faire changer, elle a quoi, 112 ans ? En même temps les gars vous abusez, vous auriez pas pu choisir mieux qu'un bougnoule et un pédé comme meilleurs potes ?

Nous éclatâmes de rire avant de nous remémorer des anecdotes hilarantes sur le racisme et l'homophobie de notre grand-mère.


[...]


Nous passâmes le reste des vacances avec notre famille, à chouchouter notre frère et notre petite sœur ou avec notre père. Je passai beaucoup de temps avec ce-dernier, il me manquait beaucoup à Paris. Je redoutais le moment de nos au revoir.

Lorsque nous n'étions pas en famille, nous étions avec Hugo et Tarek chez l'un d'eux ou chez nous à jouer aux jeux vidéos en écoutant du rap, à traîner en ville, ou à faire des conneries dans notre quartier, comme à notre habitude. Nous passions aussi pas mal de temps avec les amis galériens avec lesquels nous avions grandis, parlant de la vie ou gloussant en fumant et en buvant.

Nous passâmes notre dernier après-midi chez Tarek et je fus la dernière à partir, souhaitant profiter de mon frère jusqu'au dernier moment.

Avant de partir à mon tour, Tarek me serra dans ses bras.

J'en sursautai de surprise, les bras ballants. Ça n'arrivait jamais et ça n'augurait rien de bon. Au bout de quelques secondes je me décidai à refermer mes bras derrière son dos.

Il se détacha de moi et me regarda droit dans les yeux en rangeant délicatement une mèche de cheveux derrière mon oreille. Il était beaucoup trop tendre et avait l'air inquiet, je ne l'avais jamais vu comme ça, lui qui se foutait toujours de tout.

– Tu sais que j't'aime Clarkson hein ?

Ok, ça n'augurait vraiment rien de bon, je n'aimais pas ça du tout.

– Qu'est-ce que t'as ? demandai-je avec inquiétude.

– Rien, je veux juste que tu le saches, on sait jamais de quoi demain sera fait, dit-il en forçant un petit rire.

D'accord, il allait falloir être plus froide :

– Tarek qu'est-ce qui se passe ?

Il tiqua en entendant son prénom. Je ne l'utilisais que très rarement et il savait que ça trahissait souvent des problèmes pour lui.

– Rien je te dis.

Son ton était moins assuré, il commençait à faiblir.

– Tarek Hassan Bouhied, je te jure que si tu me dis pas ce que t'as tout de suite j'en parle à ta mère.

La menace ultime. Je savais qu'il allait craquer. Même si je n'oserai jamais mettre mes menaces à exécution il ferait tout pour épargner à sa mère ses problèmes.

Il s'assit sur son lit et passa une main sur son visage.

– Je... Je suis dans la merde Mel... Je dois de la thune à des types... Des types pas cool si tu vois ce que je veux dire.

Je voyais très bien ce qu'il voulait dire. Le genre de gars qui ne reculerait devant rien pour avoir son argent.

J'avais envie de le frapper, de lui casser le nez, de casser tout ce que je trouvais autour de moi. Il n'avait pas osé. Pas après tout ce qu'on avait vécu. Mais il avait l'air tellement paniqué que je me contins : jamais je ne l'avais vu dans un tel état et j'avais envie de le prendre dans mes bras. Mais ça aussi je me retins de le faire, il ne gagnerait pas si facilement.

– J'sais plus quoi faire putain... Il faut que je trouve de la thune vite ou que je me taille j'sais pas où, sinon c'est sûr j'vais caner et ma mif aussi.

Putain de bordel de merde. J'étais déchiré entre la peur, la rage et la tristesse.

– Combien ? demandai-je froidement.

– Quoi ?

– Combien tu leur dois espèce d'abruti de con ?

Je n'allais pas tenir longtemps avant de casser quelque chose.

– Quatre-mille.

Je me laissai tomber sur le lit de son frère, en face de lui, et me pris la tête dans les mains. Tarek se leva, probablement pour venir me réconforter, mais je ne lui en laissai pas le temps, me relevant pour tambouriner contre son torse avec rage. Je me contentai de ça parce que je savais que je pouvais vraiment lui abîmer le visage si je laissais aller ma colère :

– Putain mais j'te déteste c'est pas possible d'être aussi con bordel ! On avait dit qu'on arrêtait ce genre de conneries putain, t'avais dit que t'arrêtais aussi, on avait fait un pacte !

Il me laissait lui frapper le torse, tentant toutefois de saisir mes poignets.

Je sentais des larmes de rage couler sur mes joues. C'était bien la première fois que je pleurais devant lui et je vis que le simple fait de me voir dans cet état rendait ses yeux brillants.

– J'te déteste tellement j'te jure ! Comment tu peux faire ça après Ali putain ?! On s'était juré de tout arrêter après ça !

Je vis dans ses yeux une lueur de douleur et réalisai immédiatement que j'avais utilisé l'argument ultime ; des larmes coulaient maintenant sur nos deux visages. À bout de force, je relâchai enfin mes muscles et faillit tomber dans un sanglot. Mais mon frère m'attira fermement à lui pour me serrer de toutes ses forces tandis que je sanglotai contre son torse.

– Je sais, j'suis désolé, sanglota-t-il. Mais je te promets que je vais pas finir comme lui, je vais m'en sortir, je vais la trouver la thune.

Je sanglotai de plus belle. Pas Tarek, pas encore un de mes frères, s'il vous plaît, je ne le supporterai pas.

– Je peux pas te perdre toi aussi Tarek, c'était trop dur pour Ali. J'arrive pas à croire que t'ai oublié ce qu'on a tous ressenti.

Il caressait mes cheveux pour essayer de m'apaiser.

– J'ai pas oublié. J'oublierai jamais, je sais même plus comment j'ai réussi à me mettre dans une telle merde, les choses se sont envenimé trop vite. Je... j'ai à peine eu le temps de calculer ce qui se passait qu'ils menaçaient ma mif.

Je m'agrippai à lui de toutes mes forces, de peur qu'il ne m'échappe.

Il nous fallut une dizaine de minute pour nous apaiser tous les deux, puis nous nous réinstallâmes l'un en face de l'autre en essuyant nos larmes et Tarek m'expliqua sa situation ; de bicrave en bicrave, il s'était creusé sa propre tombe et le regrettait amèrement. Je lui en voulais énormément d'en être arrivé là mais la peur pris le dessus :

– Je peux te faire un virement, déclarai-je alors qu'il me regardait avec des yeux exorbités. Depuis mes débuts à Dijon je garde une petite cagnotte de côté pour les cas d'extrême urgence, pour aider mes parents, Raph, Hugo, ou toi. Je peux te filer les quatre-mille balles maintenant et tu me rembourses quand t'as la thune, je m'en fous, j'ai le temps.

Il protesta quelques minutes mais accepta finalement. C'était ça ou un destin funeste.

– Par contre tu dois me jurer que t'arrêtes, une bonne fois pour toute. Je peux pas te perdre Bouhied.

Ma voix s'était encore étranglée sous l'émotion. Je le détestais de le laisser me mettre dans de tels états.

– Je te le promets, me dit-il solennellement.

Il se leva de son lit pour venir s'installer à côté de moi, et entoura mes épaules de son bras avant de m'attirer à lui et d'embrasser ma tempe.

– Tu fais chier, je te déteste, lâchai-je en me blottissant contre lui.

– Moi aussi j'me déteste.

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