Chapitre 16. « Vodka, Bourbon, Champagne, Rosé, Rosé, Rosé, ouais »

Une fois qu'Hugo et Tarek nous eurent quitté après l'apéro, nous avions passé la soirée avec des pizzas avachis sur le canapé du salon, devant une émission de télé débile. Nous avions pleuré de rire, comme très souvent lorsque notre petite famille était réunie. Nous ne nous ennuyions jamais ici, il y en avait toujours un pour se moquer des autres, et on pouvait compter sur les doigts de la main le nombre de fois où quelqu'un avait fait la gueule dans la maison.

– Eh je viens de penser, Zoé elle est née la veille de Thanksgiving en fait, dit mon frère. Si ça c'est pas une raison pour se faire remarquer pour que tous les ans on soit reconnaissant de sa présence...

– Ah ouais j'avoue elle a su y faire la petite ! renchéris-je. Tout ça pour nous évincer, on voit clair dans son jeu.

– Ouais c'est ce que je me suis dit aussi, avoua mon père. Et c'est con qu'on soit pas allé chez Granny pour le fêter, un peu plus et elle naissait aux États-Unis !

Raphaël et moi nous étions battu toute la soirée pour avoir Zoé dans nos bras le plus longtemps possible, et notre père avait mis fin à notre dispute en la gardant pour lui avant d'aller la coucher. J'avais quant à moi hérité du pot de colle Sohel, qui ne me lâchait pas d'une semelle, blotti contre moi sur le canapé.

– Ils viennent manger à la maison demain Papy et Mamie ? demanda mon frère.

Nos grands-parents maternels étaient aussi bien les parents de Fanny que ceux de mon père. Il considérait le jumeau de ma mère comme son frère avant la mort de ce-dernier et les trois avaient toujours été inséparables, faisant en quelque sorte de mon père le troisième enfant de nos grands-parents.

– Et non ! dit mon père. Christophe et Isabelle Duprés se sont offert un petit weekend à la campagne. Ils se font pas chier hein, c'est pas encore la retraite ! ironisa-t-il.

Trop jeune pour être en retraite, mes grands-parents tenaient une petite boulangerie depuis plus de vingt ans. Lorsque Raphaël et moi étions petits et qu'ils devaient nous garder, notre grand-père nous faisait remplir les présentoirs de bonbons. Il savait très bien que nous en mangions un bon quart mais il ne nous avait jamais rien dit tellement il était gaga de nous. Il se faisait ensuite réprimander par notre grand-mère mais ça ne l'empêchait pas de nous donner la même tâche tous les jours pour autant.

– Ils ont bien raison, lançai-je. Faut qu'ils en profitent avant d'être en retraite et que vous en profitiez pour leur refiler Zoé tous les jours.

– Il faut bien qu'ils servent à quelque chose.

Mon père se prit une claque derrière la tête de Fanny.

Quel hypocrite. Il aimait les parents de Fanny probablement plus que ses propres parents.

– T'as quand même eu des nouvelles des Clarkson ? demandai-je à mon père, en repensant à ma famille paternelle.

– Ouais ouais, bah tout va bien apparemment. Nick était là le jour de Thanksgiving donc on a bien fait de pas y aller.

Nick était notre grand-père. Enfin, le géniteur de notre père plutôt. Leur relation avait toujours été conflictuelle, même si mon frère et moi n'avions jamais compris pourquoi. Notre père n'avait jamais voulu nous envoyer seuls chez eux à cause de lui, trouvant toujours une alternative pour nous faire loger chez notre grande-tante ou quelqu'un d'autre de notre famille.

– Il a réussi à se libérer ? Bravo, champion ! se moqua mon frère.

Nick n'avait jamais été présent pour personne dans sa famille, travaillant le plus possible à l'hôpital où il exerçait en tant que chirurgien.

– Ah au fait, Jared m'a envoyé des photos des petits ! se rappela mon père en sortant son téléphone.

Jared était le cousin de mon père. Ils étaient nés la même année et ma grand-mère et sa sœur les avait littéralement élevé ensemble. Ils se considéraient donc comme des frères et je savais qu'ils se manquaient beaucoup.

Je pris le téléphone des mains de mon père et découvrit la photo de quatre enfants, deux filles et deux garçons :

– Ils sont trop mignons ! m'exclamai-je en tendant le téléphone à mon frère.

– Moi aussi je suis mignon, bouda Sohel en se frottant les yeux, venant visiblement de se réveiller.

Je lui frottai la tête et l'embrassai :

– Mais oui, t'es le plus mignon !

– Ouais, et tu vas aller te pieuter, intervint Fanny. Dis bonne nuit.

Sohel bouda mais pris finalement tout le monde dans ses petits bras et partit se coucher accompagné par sa mère.

– Ils ont quel âge maintenant ? demanda mon frère en rendant le téléphone à notre père.

– Alors, Hayden elle a dix ans je crois, Aaliyah huit, Caleb ça lui fait six ans et Corey quatre.

La dernière fois que j'avais vu ma famille américaine, Corey était encore un bébé, sur la photo on aurait dit qu'il avait déjà l'âge de conduire :

– Ils sont vachement grands ! À tous les coups ils ont choppé les gênes de Jared.

– Ça va, il est pas si grand que ça mon frère, ironisa mon père.

Les deux aimaient se battre pour savoir lequel des deux était supérieur à l'autre. Jared était plus vieux de deux mois et mon père, par mauvaise foi, se vantait de faire deux centimètres de plus que lui. C'était marrant de marcher à leurs côtés, leurs mètres quatre-vingt-dix impressionnait les gens et j'avais toujours l'impression de me trimbaler avec mes gardes du corps.

Fanny revint s'installer parmi nous, et se blottit contre mon père en soupirant :

– J'ai galéré à le coucher, il voulait pas te quitter Mel. Il va être intenable jusqu'à Noël.

Effectivement, le temps allait paraître long pour tout le monde.

– C'est ouf ce qu'il s'en bat les couilles de moi ! s'injuria mon frère. Je comprends pas ce qu'elle a de plus que moi !

– Tout le monde préfère Maëlle, dit mon père, même moi. Ça fait vingt ans, il va falloir que tu t'y fasses maintenant.

– Redis ça pour voir !

– On t'aime pas, dit mon père en souriant d'un air provocateur.

Mon frère se jeta sur lui et les deux partirent en combat de catch tandis que Fanny et moi encouragions l'un ou l'autre en rigolant.

Qu'est-ce que j'aimais ma famille !



[...]


À 23h, nous avions retrouvé Hugo et Tarek en bas de notre ancien immeuble, dans le quartier dans lequel nous avions grandi. Rien n'avait changé : les bâtiments étaient toujours aussi délabrés, les mêmes gars zonaient en bas des immeubles, d'autres faisaient des tours en scooter ou en vélo dans les rues. Nos sacs à dos étaient, comme d'habitude lorsque nous retrouvions nos amis, remplis de bouteilles d'alcool en tout genre.

– Oh les gars c'est les Clarkson ! s'exclama Nabil, un très bon ami d'enfance.

Après avoir salué tout notre ancien groupe d'amis, pris et donné des nouvelles, et rigolé comme lorsque nous squattions en bas des bâtiments seulement quelques mois auparavant, notre bande de quatre suivit Tarek :

– Qu'est-ce que t'as encore prévu ? demandai-je à mon meilleur ami d'un air méfiant.

– On va faire une mission commando dans notre très cher ancien collège ! dit-il tout fièrement.

Je levai les yeux au ciel. Ça n'avait aucun intérêt. Mais c'était typiquement le genre de conneries que nous faisions lorsque nous étions justement au collège, alors je motivai le reste des troupes à nous suivre.

Quelques minutes plus tard, Tarek me faisait la courte-échelle pour passer au-dessus de la grille.

Une fois tous rentrés, nous nous dirigeâmes vers l'entrée du hall principal.

– Par contre gros si c'est fermé t'as prévu de crocheter la serrure ou c'est comment ? demanda mon frère.

– La porte de derrière, vers les vestiaires, lui répondis-je. Elle était jamais fermée tu te rappelles ?

Nous sortions toujours par cette porte lorsque nous nous faisions virer de cours ou que nous voulions sécher. La grille de ce côté du bâtiment n'était jamais surveillée et nous nous faisions la courte échelle pour sortir.

La porte du hall principal n'était pas fermée, et nous y entrâmes. Rien n'avait changé. Les casiers étaient les mêmes et je retrouvai facilement les nôtres, « décorés » par le fidèle marqueur d'Hugo en cinquième. Ils étaient couverts d'injures et de private jokes que seuls nous quatre pouvions comprendre.

– On était vraiment des débiles ! lança Hugo en admirant son travail.

– On ? s'injuria Tarek.

– La moitié des trucs ça vient de toi, répondis-je, c'est juste que tu sais pas écrire espèce d'analphabète !

Il me lança un regard plein de reproches :

– Y'avait pas que moi, Ali il disait v'là les conneries aussi !

La réplique de Tarek mit un petit froid dans notre groupe, puis mon frère brisa le silence :

– Venez on commence par la salle de Vervet ! s'exclama-t-il.

Mme Vervet était notre prof de français et la meilleure prof que nous avions jamais eu. Nous n'avions jamais été aussi attentifs que pendant son cours et elle nous aimait beaucoup car nous la faisions rire. Elle ne devait pas avoir plus de trente ans à l'époque.

Arrivés dans la salle, nous prîmes tous un feutre, ayant eu la même idée d'écrire des anecdotes qu'elle seule pourrait comprendre, en espérant que ça la fasse sourire en revenant lundi.

Hugo écrivit : « Je roulus, tu roulus, il roulu, nous roulutes, vous roulumes, ils roulurent » en référence à l'une des conneries qu'il avait dite à l'oral. Tarek avait écrit « L'armorensurable », en référence à une bourde qu'il avait écrite dans une copie et dont notre prof s'était ouvertement moqué pendant trois ans. Raphaël se contenta d'un « On était à la pêche », excuse que nous sortions à chaque retard et qui la faisait lever les yeux au ciel et perdre foi en la race humaine. Quant à moi j'écrivis simplement « 45 », chiffre correspondant, selon moi, au nombre de point de QI que mes trois compatriotes possédaient tous ensemble, et dont elle et moi avions rigolé lors des premières portes-ouvertes que j'avais fait en tant qu'ancienne élève.

Nous restâmes assis un moment dans sa salle, jouant à des jeux d'alcool, buvant comme des trous, comme à notre habitude. Enfin, Tarek et moi buvions comme des trous ; le traitement d'Hugo l'empêchait de boire et la maladie de mon frère ne lui permettait de boire que quelques bières. Mais il était quand même un peu pompette et Tarek et moi étions carrément mort. Nous rigolions comme des débiles.

– Eh Clarkson, commença mon ami ivre, nan pas toi ! dit-il à l'adresse de mon frère. Toi là ! me dit-il en me montrant du doigt. T'sais que j't'aime hein ? On se le dit jamais mais tu vois si un jour j'canne ou si toi tu canne j'veux pas te l'avoir jamais dit ! Alors j't'aime Clarkson.

En fait si, nous nous l'étions déjà dit. Nous nous le disions à chaque fois que nous étions bourrés, mais seulement lorsque nous étions bourrés. À raison d'une vingtaine de fois par an.

Toute aussi morte que lui, je lui répondis :

– Eh moi aussi j't'aime Bouihed, mais t'inquiètes on va pas crever, jamais !

Je le serrai dans mes bras et il me serra à son tour, l'alcool lui faisant oublier qu'il n'était pas câlin.

– Eh Moingeon, j't'aime aussi continuai-je, p'têtre même plus que Bouhied d'ailleurs ! Oh pis toi j'ai pas besoin de le dire, dis-je en balayant mon frère d'un geste de la main d'un air nonchalant.

Les deux garçons se regardèrent, l'air désespéré.

Hugo tendit sa main à Tarek pour l'aider à se relever et Raphaël me pris par les hanches pour me remettre debout. Nous nous dirigeâmes en dehors de la salle, moi au bras de Tarek, la bouteille de whisky-coca de celui-ci à la main. Nous titubions clairement et nous nous prîmes l'encadrement de la porte, ce qui nous fit exploser de rire.

– Putain j'avais oublié à quel point ils étaient chiants quand ils étaient bourrés ensembles, dit Hugo en soufflant.

– Ils sont déjà ingérables sobres, on devrait plus les autoriser à boire ensemble, ça fait dix piges qu'on se fait avoir, ajouta mon frère.

Nous nous dirigeâmes ensuite au rez-de-chaussée pour faire des concours de lancer de compas dans le mur de la salle de permanence, et fumer un joint dans la vie scolaire.

C'est au moment où nous décidâmes de tagger un des murs extérieurs des vestiaires que les choses se compliquèrent :

– Euh les gars, lança Raphaël. On a de la visite.

Effectivement nous voyions des policiers arriver en direction du bâtiment. Nous nous regardâmes en souriant, nous disant que c'était reparti pour un tour, comme au bon vieux temps, et courûmes dans leur direction.

Ils n'étaient que deux, et la meilleure partie dans ce genre d'histoire était de les battre à la course.

Une fois sûrs qu'ils nous avaient repérés, nous nous précipitâmes dans la direction opposée, courant le plus vite possible. Ils étaient sacrément lents, même bourrés c'était beaucoup trop facile.

Nous nous séparâmes, et comme le hasard ne fait pas bien les choses, je me retrouvai avec Tarek. Les deux déchets de la soirée allaient devoir fuir ensemble.

Après avoir fait le tour du collège et être retourné sur nos pas pour se cacher dans les vestiaires du collège - pourquoi tout était toujours ouvert dans ce bahu ? - pendant une vingtaine de minutes, nous escaladâmes la grille pour sortir et ne retrouvâmes pas nos deux amis. J'envoyai un message à mon frère. Pas compliqué de retrouver son nom, c'était forcément ma conversation la plus récente :

Zêtes ou? jsuis avec bouiedd les flic sontt pari par contre on est eclates on se etrouve a la maison fais des bisous a moingeon de ma par

Il fallait vingt minutes à pied du collège à ma nouvelle maison. Nous avions mis une heure, titubant le long de la route, se chamaillant, faisant des concours débiles. J'étais toujours accrochée à son bras et nous étions appuyés l'un contre l'autre, nous soutenant. J'avais insisté pour que Tarek rentre chez lui avant, puisqu'il habitait juste à côté du collège et que j'allais rallonger son trajet d'une demi-heure à l'échelle d'un être humain sobre :

– C'est mort, je laisse pas ma petite reus bourrée se faire agresser en pleine nuit t'es folle ! fut son seul argument.

Ça tenait la route.

Je lui fis un câlin en arrivant devant chez moi, profitant de cette dernière possible marque d'affection de sa part.

– Envoies un message quand t'es rentré ! lui demandai-je.

Je savais qu'il n'allait pas le faire, il ne le faisait jamais.

Après être rentrée dans une multitude de meubles, je montai les escaliers à quatre pattes et m'affalai dans mon lit, toute habillée, à côté de mon frère qui était encore réveillé pour vérifier que j'étais bien rentrée.

– Roh ce déchet ! Bonne nuit Mel ! Putain tu vas tellement regretter demain.

Je grognai pour seule réponse et entendis mon frère se marrer avant de tomber dans le sommeil.

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