Chapitre 113. « Mon ami, dans la vie, il faut travailler »
– Allez, encore deux kilomètres Mel, je sais que tu peux le faire.
Grimaçant, et refusant par dessus tout de laisser mon corps prendre l'ascendant sur mon mental, je poussai un peu plus sur mes muscles à chaque foulée pour arriver à battre mon record de la semaine.
Que ce soit avec Deen ou avec Stine, je courais plusieurs fois dans la semaine à raison de cinq kilomètres tous les deux jours, et augmentai la cadence ainsi que la distance d'une semaine sur l'autre.
Qui avait besoin d'un entraîneur lorsqu'on avait un copain et une amie si formidable ?
J'étais contente de moi : depuis que Deen m'avait forcée à aller courir avec lui quelques semaines plus tôt, j'avais retrouvé mon cardio, et à force de travail, mes performances ne faisaient qu'augmenter. Bon, elles étaient loin d'être aussi grandioses qu'avant, et ça m'avait vraiment miné au tout début. Mais c'était sans compter les encouragements incessants de mon copain et de mes proches. Nous étions maintenant à la fin du mois de mai, et je rentrai de chaque course avec le sourire aux lèvres, voyant de plus en plus clairement renaître mes rêves de championnats. Il me fallait juste persévérer et travailler de plus en plus jusqu'à me dépasser.
– Sprint à partir du banc ? demandai-je au rappeur en expirant.
Deen acquiesça d'un air compétiteur et, arrivés à la hauteur du banc en question, nous nous élançâmes à toute jambe jusqu'à son bâtiment.
– Putain bâtard ! pestai-je avant de positionner mes mains sur mes hanches. J'y étais presque !
– J'avoue que cette fois-ci j'ai dû tout donner quand j'ai vu que tu me rattrapais, souffla-t-il en tentant de reprendre son souffle. La prochaine fois je pense que tu me bats, fit-il avant de me checker.
Je tapai dans sa main avec fierté et lui adressai un sourire reconnaissant.
J'avais eu du mal à l'admettre, mais mon accident m'avait fait perdre considérablement confiance en moi : d'ailière et arrière à la course folle et aux mouvements aériens, j'étais passé à éclopée incapable de courir cinq minutes sans quand mes muscles ne me lâchent.
Deen et ses multiples encouragements n'étaient pas en rien dans mon récent regain de confiance. Car si auparavant je n'avais jamais douté une seule fois de mes capacités athlétiques, l'accident m'avait fait reprendre ma vie au stade de bambin instable sur ses quilles, et j'avais remis en question toutes mes compétences. Mais je n'étais maintenant plus que l'incarnation de la persévérance, et j'en voulais !
Après une bonne douche chez Deen, je me dépêchai de rassembler mes affaires éparpillées aux quatre coins de son appartement : je devais aujourd'hui me présenter à ma première épreuve de partiels, et si tout se passait bien durant la semaine à venir, j'aurai enfin validé ma putain de licence !
Clairement, j'en avais ras le bol des études, et j'avais hâte que tout soit terminé. La fac aurait déjà été de l'histoire ancienne depuis longtemps si je n'avais pas déménagé en Norvège. Ma motivation à terminer ma licence à mon retour m'avait d'ailleurs autant surprise qu'elle n'avait surpris mes proches.
– Carte étudiant ? lança la voix de Deen depuis la salle de bain.
– J'ai !
– Trousse ?
Je farfouillai dans mon sac :
– J'ai !
– Lunettes ?
Je levai ma main jusqu'à mon visage pour vérifier :
– J'ai !
– Cerveau ?
Je fis mine de réfléchir quelques secondes.
– J'crois que ça aussi j'ai !
– Bon bah niquel, fit-il en sortant de la salle de bain. Au fait j'ai eu ma daronne quand t'étais sous la douche. Elle a fait que parler de toi et prendre de tes nouvelles. Je sais bien que t'as plus la tienne ma grosse, mais laisse-moi ma mère s'teuplaît.
J'éclatai de rire devant sa mine de gamin jaloux en tirant sur les pans de sa veste pour l'approcher de moi :
– T'as qu'à finir dans un fossé, peut-être qu'elle prendra que de tes nouvelles. Mais tu râlerais tout autant parce que t'es un éternel insatisfait.
– Pas très alléchant comme proposition, toi t'avais un beau mec stock pour te porter.
Je haussai un sourcil : il voulait aussi un beau mec stock pour le porter ?
Deen ferma les yeux en comprenant ce qui m'était venu à l'esprit, et je me retins donc de lui répéter à voix haute.
– Ce que je voulais dire, c'est qu'on trouvera jamais assez costaud pour soulever la masse de muscle que je suis.
Je levai les yeux au ciel devant son air vantard ; exaspérant cet homme.
– Je l'ai pas trop vu la masse de muscle le jour où t'as perdu patience dans les escaliers d'Alice et que t'as voulu me porter.
Ce jour-là, Monsieur Castelle, en preux chevalier qu'il était, avait tenté de me porter jusqu'au palier de ma petite sœur et, soufflant et transpirant, m'avait finalement déposée à celui juste en-dessous. Je m'étais bien moqué de lui et il m'avait abandonné à mon sort avant de faire son entrée chez Alice tout seul.
Suite à mon commentaire, Deen s'écarta de moi d'un air vexé et commença lui aussi à rassembler ses affaires pour aller en studio, sans oublier de mettre ses merveilleuses lunettes hors de prix aux verres teintés.
Ça me faisait toujours rager de voir qu'il mettait ça alors qu'il n'avait aucun problème de vue. J'avais hâte qu'il devienne myope pour qu'il puisse comprendre les galères de tous les binoclards de France.
– C'est toi, t'es trop grosse aussi, fit-il avec toute la mauvaise foi du monde pour répondre à ma pique.
Tu parles ! J'avais perdu au moins cinq kilos durant mon hospitalisation. Alors je voulais bien que mes plâtres apportent du poids en plus, mais il ne fallait pas exagérer.
Tout en nous préparant, nous continuâmes à nous chamailler, puis nous attendîmes le RER ensemble, discutant de sa conversation avec sa mère :
– En vrai elle est sympa hein, mais putain, elle parle que de toi, râla-t-il avant de prendre une voix aiguë pour imiter sa pauvre mère : « Tu prends bien soin d'elle hein ? Elle prend ses médicaments ? Tu vérifies ? Tu l'embêtes pas trop hein ? Essaye de lui simplifier la vie. Et si vous avez besoin on est là mon grand. Tu es sûr qu'elle va bien ? Elle n'a plus mal ? Tu sais quand elle pourra reprendre le sport ? Ton père a hâte de la revoir sur un terrain. » Je crois qu'elle a pas capté que t'étais ma meuf et pas ma fille.
Je n'eus pas la force de me retenir de rire face au ras le bol évident de mon copain. Franchement, il n'y avait rien de plus drôle qu'un Deen bougon ou révolté.
Le rappeur ne tarda pas à rigoler aussi, souvent un résultat de mon hilarité, mais il me pinça quand même les côtes en m'ordonnant expressément de fermer ma gueule et d'arrêter de me foutre de lui. Ses mots, pas les miens.
– Mais elle est trop mignonne, lançai-je une fois que j'eus réussi à me calmer. Nan, franchement, je l'ai vu une fois dans ma vie et elle s'inquiète comme si elle me connaissait depuis toujours.
– Ouais bah je lui ai dit que j'allais lui refiler ton numéro, flemme de faire l'intermédiaire.
– Mais Mika, tu comprends pas, lançai-je d'un ton moqueur. Elle veut pas seulement des nouvelles, elle veut que tu prennes soin de moi !
Deen eut un petit rire jaune avant de poser son bras sur mes épaules :
– Pff ! Comme si c'était possible ça ! Y'en a qui sont mort rien qu'en pensant à le faire !
Je ricanai face à son exaspération : le pauvre avait essayé, mais il n'avait pas eu le temps de s'occuper beaucoup de moi avant que je ne pète une durite.
Ma tête calée par le creux du coude du rappeur dans ma nuque, je regardais le peu de paysage défiler, perdue dans mes pensées, un léger sourire aux lèvres :
Regardant les bâtiments passer lentement devant mes yeux, debout sur mes deux jambes sans aucune douleur, je sentais que mon retour dans mon équipe parisienne était proche. J'allais m'entraîner toutes les vacances avec mes coéquipières qui resteraient à Paris ou même mon père, et on ne verrait aucune différence entre la Maëlle d'avant l'accident et celle d'après.
Et puis il fallait aussi dire que mes séances mensuelles chez ma psy me faisaient du bien. Je pouvais aborder le sujet de la mort plus librement avec elle, même si je trouvais ses conseils d'une utilité tout à fait relative. Je l'utilisais simplement comme débarras d'ondes négatives. Je n'étais pas guérie - je doutais qu'il soit possible de guérir de la perte d'êtres aimés -, mais j'en ressortais au moins plus légère pour quelque temps.
– Excusez-moi ?
Je revins rapidement à la réalité, sursautant à moité en entendant une voix douce près de Deen et moi.
Je tournai la tête pour découvrir une petite asiatique d'environ treize ans, les cheveux attachés dans une queue de cheval, me fixant timidement.
– Oui ? l'interrogeai-je doucement en lui adressant un sourire chaleureux pour l'inviter à continuer.
La jeune fille baissa les yeux d'un air gêné, puis sembla prendre son courage à deux mains avant de parler :
– Est-ce que vous êtes bien Maëlle Clarkson ?
Deen m'adressa un regard interrogateur et je me retins pour ne pas froncer les sourcils :
– Oui, c'est moi pourquoi ?
Un petit sourire satisfait découvrit l'appareil dentaire de la jeune fille, et ses yeux brillaient d'admiration :
– Euh, est-ce que vous croyez que euh... Que ce serait possible de faire une photo avec vous ?
Alors là je tombais des nues.
J'avais l'habitude de me promener avec Ken ou Deen, ou d'autres membres de L'Entourage et de devoir attendre qu'ils prennent des photos avec leurs fans. Mais je ne pensais pas qu'un jour ça m'arriverait. Encore moins maintenant que je ne jouais plus.
Deen avait l'air fier comme un coq et regardait la gamine d'un air triomphant. Ce ne fut que lorsque celle-ci lui adressa un regard pour la première fois depuis son arrivée que je me rendis compte que je la laissais poireauter depuis trop longtemps :
– Euh, oui oui, pas de soucis ! m'exclamai-je, prise au dépourvu.
Ses yeux brillèrent encore plus si c'était possible, et elle dégaina son téléphone. Je poussai Deen sur le côté avant d'inviter la petite asiatique à se glisser sous mon bras :
– C'est moi qu'elle veut sur sa photo, pas toi, lui lançai-je en lui tirant la langue, ce qui lui fit lever les yeux au ciel.
Comme une adolescente, des papillons volèrent dans mon ventre en voyant le regard admirateur de Deen sur moi, puis me sentant presque rougir, je focalisai mon attention sur l'écran de la jeune fille, adressant mon plus beau sourire.
– Merci beaucoup, fit-elle finalement.
– De rien, c'était un plaisir. Tu joues à quel poste ma belle ?
– Je suis demi-centre, me dit-elle fièrement. Je joue parfois en tant que pivot, mais c'est pas trop mon truc de me traîner par terre.
– C'est vrai que t'as pas une carrure de pivot, rigolai-je.
Nous discutâmes handball durant une poignée de minutes, je lui proposai de signer un autographe dans son agenda, puis son arrêt arriva et nous dûmes couper court à notre conversation :
– J'espère que tu reviendras vite sur les terrains ! s'exclama-t-elle. Il manque quelque chose à l'équipe quand t'es pas là. Bon courage !
– Merci beaucoup, à l'année prochaine au Palais des Sports !
– Compte sur moi !
Sur ces mots, elle s'engouffra dehors, me laissant encore plus optimiste et joyeuse qu'auparavant.
– Et bé ! Si je m'attendais à ça...
– Et puis moi ! lançai-je dans un rire.
Que des handballeurs de l'équipe de France se fassent reconnaître, ça relevait déjà du miracle. Mais alors moi...
– Putain Mika, j'ai une fan...
Deen rigola face à ma confusion. Je planais littéralement.
– T'as pas qu'une seule fan ma grosse, fit-il avant de s'écarter de moi à l'approche de son arrêt.
Ça voulait dire quoi ça ?
– Bon allez, tu déchires tout pour ton partiel, m'ordonna-t-il.
Je sentis à peine son baiser chaste et rapide sur mes lèvres, posée sur mon petit nuage.
Putain... J'avais une fan...
[...]
– Alors, ça s'est passé comment ? s'empressa de me demander mon frère jumeau, bondissant du banc sur lequel il m'attendait.
– Bonjour à toi aussi mon deuxième frère préféré !
Raphaël balaya mon commentaire d'un geste de la main :
– Ta gueule, comment ça s'est passé ?
– T'as passé une bonne journée Raphy ?
– Ouais niquel, et ton partiel ?
– Ines va bien ?
– Tu sais que tu vas me rendre dingue un jour ?
– Réponds pas à ma question par une autre.
– Je répondrais pas à ta question par une question si t'avais pas répondu à ma question par une question, mais vu que tu réponds à ma question par une question et ben je réponds aussi avec une question.
Il avait prononcé ça à la vitesse de la lumière, ce qui contrastait énormément avec le blanc qui suivit.
Comme bien souvent, nous étions en train d'essayer de nous retenir de rire, et comme d'habitude, qui fut le premier à craquer ?
Moi. Totalement moi.
– Bon et alors, en vrai ? me demanda-t-il plus calmement une fois notre hilarité passée.
– Niquel ! Je savais tout par cœur, mon plan est parfait, ma problématique aussi. Franchement je vise le quinze minimum.
Ma mémoire et mes cours était un domaine dans lequel j'avais constamment confiance en moi, et je n'avais pas honte de l'exprimer à autre voix.
– Ouais, comme d'hab' quoi, t'es pas un génie pour rien, marmonna-t-il.
– Je suis pas un génie, répliquai-je immédiatement.
Je détestais vraiment qu'on dise ça de moi, ce terme avait un sens un peu surréaliste, alors que j'étais totalement normale.
– Dit la meuf qui aurait pu sauter deux classes...
– C'est toi qui aurait pu sauter deux classes Raphy. Tout le monde était dingue de toi et de tes beaux yeux bleu, même les hétéro auraient voulu que tu les sautes.
Mon frère jumeau explosa directement de rire et fut pris d'une quinte de toux :
– Putain... toussota-t-il. T'as vraiment la patate aujourd'hui...
Je lui frottai le dos tout en rigolant, m'en voulant quand même de l'avoir mis dans cet état.
– C'est la fatigue qui me rend comme ça, ris-je. T'imagines pas mon état à la fin des partiels.
– Je veux pas voir ça, fit-il d'une voix cassée et essoufflée, tentant de calmer son rire.
Une fois sa petite crise passée, nous nous dirigeâmes dans un parc pour prendre un petit bain de soleil tout en nous racontant nos journées respectives :
– Voilà, du coup je sais pas encore si je finirai mon doctorat ici ou en Suisse, lança mon frère à la fin de son récit.
– J'ai déjà ta réponse, lui lançai-je d'un ton catégorique.
Mon jumeau fit mine de m'interroger du regard mais je savais qu'il savait ce que je pensais. Nous n'avions pas besoin de communiquer pour connaître les envies de l'autre :
– Tu vas aller en Suisse Raphy. Et travailler au CERN. C'est un de tes rêves, et c'est celui le plus proche de nous. Parce que sinon je sais que t'as envie de taffer pour la NASA, mais c'est chaud, rigolai-je. Ce serait magnifique que tu puisses travailler au CERN, vraiment. Tu travaillerais avec des grands physiciens, t'aurais tous les moyens possibles pour faire des recherches sur l'univers...
- Ouais je sais..., fit-il d'un air rêveur. Putain t'imagines ? Je pourrais utiliser l'accélérateur de particules !
Je ne pus m'empêcher de sourire face à son air enfantin plein d'ambition, ravie qu'il puisse, à travers sa passion, oublier sa maladie et les enjeux de son avenir.
Car même si nous oubliions parfois que mon frère n'avait pas une trentaine d'années devant lui, je ne perdais pas de vue que sa santé n'allait pas en s'arrangeant.
Même s'il pouvait passer des mois sans rien avoir, même s'il était capable de courir avec moi pendant ma convalescence, même s'il voyageait sans trop de soucis, même s'il riait, faisait la fête et s'amusait, même s'il restait joyeux et souriant tous les jours malgré la fatigue, il suffisait d'un rhume ou d'une bactérie pour nous rappeler qu'effectivement, Raphaël était toujours malade.
D'après ses récents examens, son traitement lui convenait toujours, mais lui et moi savions parfaitement au timbre de sa voix que ses muqueuses étaient de plus en plus difficiles à nettoyer et que ses voix respiratoires étaient de plus en plus encombrées.
Mais je laissais ces pensées pour plus tard, et profitais de ces moments avec mon frère où la maladie se faisait à peine ressentir, me bagarrant avec lui et discutant de tout et de rien. Parce qu'il était inutile de vivre dans la peur et je ne pouvais pas être plus heureuse qu'en contemplant le visage amusé et joyeux de mon frère jumeau durant les instants où lui non plus ne pensait pas à la maladie.
– Un jour tu découvriras la clé du secret de l'univers, rêvassai-je. Et moi je serai la sœur du futur Stephen Hawking.
Mon frère commenta mes mots d'un « Pff » incrédule, mais moi j'avais hâte de le voir devenir un grand chercheur. Vraiment hâte.
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