BONUS 5 - 3/? : « T'aurais cru qu'on allait finir ensemble ? »
Je me rappelais mot pour mot de la conversation qui avait commencé à nous faire tous les deux douté sur notre couple. Alors que Deen et moi étions ensemble depuis près de sept ans en comptant les quelques coupures (oui, sept ans, ça me paraissait irréel), il avait suffit d'une discussion – plutôt calme et posée qui plus est – pour provoquer notre rupture. Comme une simple idée dans Inception, une fois nos vies telles qu'elles étaient avant que nous soyions parents mentionnées, il avait été impossible de nous ôter de la tête que nous étions peut-être allé trop vite en besogne.
Je m'en souvenais comme si c'était hier.
Il était environ vingt-deux heures, les garçons étaient couchés depuis longtemps, et Deen et moi avions décidé de nous faire une petite soirée à deux : un dîner sur le canapé autour de deux kebabs avaient succédé à un apéritif où l'alcool avait peut-être trop coulé puis, joyeux mais pas bourrés, nous nous étions chamaillés en tentant de maîtriser nos rires pour ne pas réveiller nos deux nuggets, avant de finir allongés sur notre lit. C'est une fois là-bas que nous avions décidé de nous rouler un bédo, et que Deen avait commencé à parler du passé :
– La première fois que je t'ai vu je pensais que t'étais mineure, avait-il simplement lancé sans aucun contexte en rigolant.
Je m'étais redressée sur un coude pour avoir une meilleure vue sur son visage aux expressions joyeuses, ma bouche dans un -o presque parfait, seulement déformé par une esquisse de sourire :
– Tu me l'avais jamais dit ! avais-je lancé d'un ton outré.
Deen s'était contenté de hausser les épaules.
– Pourtant t'es quand même revenu à la charge quand tu m'as croisé en terrasse, avais-je répliqué. Pédophile va !
Mon mec s'était marré, puis il m'avait attiré contre lui :
– J'aime bien les p'tites jeunes, qu'est-ce que tu veux que je te dises !
Ça avait été à mon tour de rigoler, ma tête posée sur son torse se soulevant au rythme de sa respiration et de ses ricanements.
– Moi je pensais que j'allais encore devoir distribuer des patates ! avais-je avoué, ce qui avait fait rire Deen. Déjà en te voyant je me suis dit « putain le mec se prend pas pour de la merde ». Je suis désolée mais t'avais grave une dégaine de macho séducteur et imbu de sa personne, m'étais-je défendue en rigolant lorsque mon rappeur avait semblé vexé par ma révélation. Remarque, ça a pas trop trop changé...
J'avais ensuite sursauté lorsque Deen m'avait dégagée sur le côté d'un mouvement d'épaule, puis j'avais ri de son air offensé.
Nous étions restés silencieux de longues minutes et, la fume aidant, j'étais complètement passée à autre chose lorsque mon mec répliqua d'un ton à la fois songeur et inquiet :
– Tu trouves vraiment que je suis macho et imbu de ma personne ?
J'avais ricané, me moquant du fait que mes paroles l'aient perturbé à ce point, puis j'avais répondu avec honnêteté :
– Macho... C'est ce que tu laisses paraîtres mais on se rend compte que c'est pas le cas en te côtoyant. Imbu de ta personne par contre...
J'avais levé les yeux au ciel d'un air énigmatique lorsque j'avais sorti ma deuxième phrase d'une voix à la fois emplie de suspense mais aussi de fausse culpabilité. Deen avait grogné, et nous ne nous étions pas plus étendus sur le sujet. Je ne pensais pas que mon mec était réellement imbu de sa personne ; mais parfois il se la pétait un peu trop.
– T'aurais cru qu'on allait finir ensemble ? avais-je ensuite demandé après de longues secondes de silence, reposant mon pète dans le cendrier sur ma table de nuit.
Mon rappeur avait mis quelques secondes à répondre, s'étant redressé pour poser son propre pète dans le cendrier de son côté du lit avant de se laisser mollement retomber sur le dos.
– Je pense que ouais, avait-il simplement lâché. Ça va être chelou dit comme ça, mais genre dès la deuxième fois où je t'ai vu je me suis vite fait imaginé être avec toi. Mais t'sais c'est comme quand t'es au lycée et que tu t'imagines avec des go random que tu croises souvent dans le bus ou en réssoi. En fait, plus tu me parlais mal, plus je me disais « putain cette meuf est énorme ». Tu dégageais une telle confiance en toi, ça se voyait que tu laisserais jamais personne t'emmerder, et j'sais pas, ça changeait des meufs que je connaissais. Mais après quand on est devenus potes et que j'ai su que t'avais un mec je me suis dit « bah allez, potes, pourquoi pas au final, de toute façon elle est trop chiante pour que j'imagine construire quoi que ce soit avec elle ». Et nous voilà en 2020 avec un appart' et deux gosses.
Il avait conclu ses explications dans un rire, et je l'avais suivis. Notre histoire paraissait tellement improbable tant nous n'avions rien à faire ensemble au premier abord.
– Je suppose que je te pose pas la question ? m'avait-il ensuite demandé.
– Tu peux, mais tu connais la réponse.
Alexis, mon incapacité à envisager quoi que ce soit de sérieux avec une personne, le fait que je préférais largement me mentir à moi-même... Tout ça quoi.
– T'sais que j'étais grave jaloux au début, m'avait-il dit ensuite.
Puis, lorsque je m'étais retournée pour m'appuyer sur mes coudes et le regarder en haussant les sourcils :
– Les premiers jours après que je t'ai présenté aux gars, avait-il complété. Tu les avais archi pas laissé de marbre, et au début je te garantie que Sneazz plaisantait pas quand il disait qu'il voulait te pécho.
– Quoi ?
– Sur la vie de mon frère. Et c'était pas le seul. Bah tiens en parlant de lui, Max pareil, et ça a duré longtemps. En fait je crois que ça a traversé la tête de tous les gars. Sauf peut-être Théo, Antoine et Hakim. Et Clément, Clément c'était Lissa qui l'intéressait.
Je m'étais esclaffée, à la fois surprise et très amusée par ces révélations. J'étais au courant du crush de Clément pour Alice – il aurait fallut être aveugle pour ne pas s'en rendre compte – mais j'étais sur le cul pour ce qui concernait les autres gars.
– Oh putain je vais tellement les faire chier avec ça ! m'étais-je exclamée.
– Je sais, avait simplement répondu Deen en rigolant fièrement.
Nous étions ensuite restés en silence pendant de longues secondes, nous contentant de regarder dans le vide avec des sourires amusés. Puis j'avais soupiré et, me maintenant simplement sur un coude, j'avais commencé à faire voyager le bout de mes doigts sur le torse de Deen avant de le regarder de nouveau dans les yeux :
– Ça te manque cette époque ? lui avais-je demandé.
Mon rappeur avait aussitôt détourné le regard, fixant le plafond avec réflexion. Puis il avait attrapé la main qui se baladait sur son pectoral pour l'enfermer dans la sienne et les laisser reposer toutes deux sur son torse.
– Un peu, m'avait-il avoué.
J'étais restée sans rien dire pendant plusieurs secondes, regardant simplement ses doigts jouer avec les miens, puis je m'étais résolue à répondre à ma propre question :
– À moi aussi.
Deen avait tourné la tête lentement vers moi, puis nous nous étions esquissé un sourire plein de nostalgie. Et c'est probablement à ce moment-là que nous avions compris que malgré le bonheur que nous apportaient nos fils et à quel point ils nous comblaient, nous n'avions pas encore réussi à faire un trait sur nos vies d'avant.
Une petite semaine après cette discussion, nous en avions eu une deuxième, ayant tous les deux remarqué qu'un changement s'était opéré en chacun de nous deux. Une chose en entraînant une autre et malgré une conversation calme et posée, nous avions décidé de faire une pause. Deen était donc parti dans son Sud natal, et j'étais restée à Paris à cause de mon travail, lui promettant de lui envoyer des photos de ses fils tous les jours.
Cela faisait maintenant deux semaines que Deen n'occupait plus sa place dans notre lit et je me sentais terriblement vide. Le matin-même, j'avais fait un cauchemar incluant une fois de plus la mort de Raph, seul à l'hôpital, et l'impossibilité pour notre famille d'assister à son enterrement à cause du virus. Et une fois encore, j'avais tâté le lit à la recherche de réconfort sur l'autre oreiller, sans rien pouvoir atteindre.
Deen me manquait affreusement, et plus le temps passait, plus je me disais que je préférais de loin la vie que lui et moi avions auprès de nos fils aujourd'hui plutôt que mon ancienne vie de femme célibataire sans enfants. Bien sûr, la Maëlle de 2013-2016 me manquait : j'aimais me sentir libre et enchaîner les soirées sans penser aux couches et aux inscriptions en crèche. Mais nous avions tous vieilli et pris en maturité, et je n'aurais jamais pu continuer de mener le train de vie que je menais avant d'être mère.
Depuis que Maxime m'avait aidé lorsque j'avais arrêté de m'alimenter avant le coma de Raphaël deux ans plus tôt, lui et moi étions devenus très proches. Alors ce fut sans trop grande surprise que mon ami et moi échangeâmes des messages durant toute la période pendant laquelle son frère et moi n'étions plus ensemble. Il m'appela à de nombreuses reprises, m'intimant de lui donner une seule bonne raison de me séparer de Deen ou m'obligeant encore à appeler son frère pour avoir une discussion une fois pour toute. Mais il se calma lorsque je lui expliquai que nous n'étions pas encore totalement prêts pour parler de la situation et qu'il nous fallait encore un peu de temps loin de l'autre.
Enfin... Ça, c'était ce que je lui avais dit une semaine plus tôt : depuis, j'étais sûre du fait que je voulais que la pause avec Deen cesse, et j'attendais avec impatience son retour à Paris pour pouvoir avoir une nouvelle discussion avec lui. Résister contre l'envie de l'appeler pour le laisser profiter de ses vacances devenait une réelle torture.
– T'es misérable Clarkson.
Revenant à la réalité après avoir laissé mes pensées dériver une énième fois vers Deen aujourd'hui, j'adressai le sourire le plus forcé possible à Tarek alors que ce dernier venait de m'accueillir chez lui avec cette réplique tout à fait aimable.
Je venais de me taper dix minutes de marche avec deux enfants en bas-âge ainsi qu'avec un sac à dos rempli de leurs affaires, et je n'étais pas de la meilleure humeur.
– Va chier Bouhied.
Et sur ces mots, je passai à côté de lui, Oscar dans les bras et tenant la main de Jude, non sans oublier de cogner mon épaule dans la sienne. Tarek se contenta de lâcher un petit ricanement, puis il claqua sa porte d'entrée quelques secondes plus tard.
Jude ne tarda pas à lâcher ma main lorsqu'il aperçut Elyas en train de jouer sur son tapis de jeu installé dans le salon, et les deux Êtres humains miniatures se firent un câlin comme à chaque fois qu'ils se retrouvaient. On avait toujours l'impression qu'ils avaient passé des semaines entières sans se voir, alors qu'en réalité ils s'étaient simplement quittés la veille.
Déposant Oscar à côté de son frère et de son cousin, je posai un regard attendri sur Elyas et le câlin qu'il réserva à mon cadet, mes sentiments pour le petit bout de chou de mon frère étant tout autres que ceux que j'avais pour son père.
Ce dernier me rejoignit toutefois et me débarrassa de mon sac à dos pour aller le déposer dans l'entrée, puis je me laissai tomber mollement dans le canapé du salon. Aujourd'hui était clairement un jour sans, j'avais envie d'aller me coucher au plus vite.
– On se boit quoi ? me demanda mon meilleur ami en revenant vers moi.
– Tu bois ce que tu veux, mais moi je veux bien une bière.
– À une heure de l'aprèm ? me lança-t-il sur un ton de reproche en fronçant les sourcils.
– Chez les alcooliques y'a pas d'heure.
Tarek eut un sourire amusé lorsqu'il fit lever ses yeux au ciel, puis il disparut dans la cuisine du petit appartement qu'il partageait avec son fils unique.
J'exagérais beaucoup en parlant d'alcoolisme ; j'avais énormément réduit ma consommation depuis la naissance de Jude, et il était beaucoup plus rare qu'avant que je me retrouve ivre. Mais une bière de temps en temps ne faisait de mal à personne, et je pouvais en profiter lorsqu'un autre adulte pouvait surveiller les garçons.
Deux pshitts retentirent dans la cuisine et mon frère ne tarda pas à revenir avec deux bières dans les mains. Je regardai alors Tarek de bas en haut, les yeux plein de jugement :
– Tu bois une bière ? dis-je d'un ton moqueur. À une heure de l'aprèm ?
– T'as pas le droit de te bourrer la gueule sans moi, répliqua-t-il en posant les bouteilles sur la table basse.
Nous nous mîmes ensuite d'accord pour aller coucher les garçons ; les journées se déroulaient très souvent comme ça : Tarek avait déposé un lit-parapluie chez nous et nous en avions déposé deux chez lui, donc nous passions la matinée chacun de notre côté, nous mangions, puis lui ou moi se déplaçait avec son ou ses enfants pour qu'ils fassent la sieste ensemble et pour que nous puissions passer du temps tous les deux.
– Je déconnais pas toute à l'heure, lança Tarek alors qu'il cherchait notre série sur Netflix, assis sur son canapé les coudes sur ses genoux en fixant l'écran et en jouant avec la télécommande de la télé. T'as vraiment l'air misérable aujourd'hui.
En même temps... Je n'avais pas vraiment fait beaucoup d'effort, ne m'étant pas maquillée, ayant simplement attaché mes cheveux dans un chignon, enfilé un short de sport et un maillot à l'effigie de Nirvana, et posé mes lunettes sur mon nez.
– J'ai pas beaucoup dormi, avouai-je.
– Miskina. Ça change pas trop de d'habitude, baragouina mon frère.
Je me retins de répliquer à sa provocation, me contentant de serrer brièvement les mâchoires : ces derniers jours, Tarek n'avait cessé de me répéter que Deen et moi faisions une énorme connerie et qu'en plus d'être des abrutis, nous étions des lâches. Il savait que j'avais beaucoup de mal à dormir, et à force de me rabâcher les mêmes choses, il nous avait mené à une embrouille. Il n'avait plus abordé le sujet avant aujourd'hui.
– J'ai rêvé que Raph était mort, lançai-je sèchement.
Tarek tourna la tête vers moi à deux brèves reprises, et je vis à ses expressions qu'il se sentait con.
– Tu l'as appelé ? demanda-t-il simplement en se laissant tomber contre le dossier du canapé après avoir trouvé notre épisode, la tête complètement tournée vers moi.
J'acquiesçai.
– Ouais, il va bien, c'était prévisible.
Ce fut au tour de Tarek d'acquiescer, puis nous ne dîmes plus rien pendant près de quarante minutes, à savoir la durée de notre épisode.
Je partis aux toilettes avant que l'épisode suivant ne se lance automatiquement, fis un petit détour par la chambre d'Elyas pour voir où en était la sieste, découvris que les trois garçons roupillaient, puis je retournai dans le salon pour découvrir deux nouvelles bouteilles de bière sur la table basse.
– Chez les alcooliques y'a pas d'heure, me dit simplement Tarek lorsqu'il vit où s'étaient posés mes yeux.
Je lui adressai un sourire amusé puis me rassis à côté de lui.
– Des nouvelles de Mikael ? me demanda-t-il en me passant le décapsuleur avant de porter sa bouteille à sa bouche.
Décapsulant ma propre bière, je secouai la tête de gauche à droite, puis jetai capsule et décapsuleur sur la table basse avant de boire une gorgée de ma bière.
– Il réagit aux photos et aux vidéos que je lui envoie des garçons, mais c'est tout.
Tarek acquiesça.
– Si tu veux on se met ensemble, proposa-t-il au bout de longues secondes de silence. S'il revient pas j'veux dire.
– C'est la meilleure idée que t'aies jamais eu, ironisai-je. T'es un p'tit génie Bouhied en fait !
Mon ami rigola fièrement.
– Nan mais en vrai, rajouta-t-il. Je te vois plus que ma propre meuf, et tu me vois plus que le père de tes gosses. Autant qu'on emménage ensemble !
Je lâchai un vrai éclat de rire pour la première fois de la journée, le « je te vois plus que ma propre meuf » plein d'illusion me faisant toujours beaucoup marrer. En trois ans, Tarek était totalement passé au-dessus de sa relation avec Sanya et vivait aujourd'hui sa plus belle histoire d'amour avec son fils.
– Je te propose un autre truc, lançai-je en m'installant en tailleur face à lui et à ses yeux de rebeu rieur. On fait garde alternée. On reste bien comme il faut chacun de notre côté, et une semaine sur deux on est gosses-free. Ça te va ?
– Bah wesh c'est le shit qu'on a fumé pendant dix piges qui te monte enfin au crâne ? s'exclama-t-il d'un ton outré. Sur le Coran jamais de la vie je me sépare de mon fils comme ça ! T'aimes peut-être pas les tiens mais si je donne le mien en garde à quelqu'un c'est juste parce que j'ai pas le choix !
Je ricanai : c'était tellement vrai. Tarek était la définition même du papa-poule.
– En plus je suis sûr que tu pourrais pas passer une semaine sans voir tes trois fils, enchérit-il d'un air moqueur.
Je ne pus empêcher mes yeux de s'écarquiller sous la surprise, mais reprit immédiatement une façade neutre lorsque je compris que Tarek m'avait vue. La stupeur qu'évoquaient ses traits me disait que phrase l'avait surpris lui-même : bien que tout le monde me voyait que la mère de substitution d'Elyas – moi la première – nous n'avions jusqu'à aujourd'hui jamais rien exprimé à haute voix. Mon cœur battait maintenant à cent à l'heure, et je n'avais qu'une envie : aller serrer mon filleul dans mes bras.
– Ouais bon, on regarde la série ou tu veux chialer sur tes problèmes de cœur ? m'agressa finalement Tarek, n'osant pas plus croiser mon regard que je n'osais croiser le sien.
– Ta gueule, lance.
Vingt-deux ans que nous nous connaissions, et nous étions toujours incapable de nous exprimer nos sentiments. Quelle belle amitié.
****
Jude, Oscar et moi passâmes ensuite quelques jours en Bourgogne chez mon père, ce qui me fit énormément de bien. Je pus profiter du pré-ado de treize ans qu'était maintenant Sohel, et de la petite fille super mignonne de sept ans qu'était Zoé. Je passai aussi chez Hugo pour profiter d'une journée avec lui, et rendis visite à Khadija.
Seule ombre au tableau : l'absence de Raphaël, puisque ce dernier et sa petite famille étaient retournés dans leur petite commune de Prévessin-Moëns, dans l'Ain, à la fin du confinement. Si mon jumeau ne pouvait pas prendre de risques et travaillait toujours comme il pouvait à distance, Inès avait été forcée de reprendre son travail de conservatrice au Musée d'Art et d'Histoire de Genève, seulement partiellement en télétravail. Il n'y avait que trois heures de route entre Dijon et Prévessin, alors une journée d'août particulièrement ensoleillée, je décidai de partir tôt le matin pour rendre visite à mon frère.
Je pris toutes les précautions pour ne pas infecter mon jumeau d'une quelconque façon : bien que ça me fit terriblement mal au cœur, je me fis violence pour rester à une distance raisonnable de ma petite nièce d'un an et de lui ; je désinfectai chaque objet que je touchai et me lavai très régulièrement les mains ; je laissai Raphaël m'apporter verre et boisson, et m'empêchai de l'aider à mettre la table ou à débarrasser ; je n'embrassai pas non plus Inès lorsqu'elle revint du travail en début d'après-midi.
Cette dernière était maintenant toute ronde, leur deuxième bébé étant attendu pour le mois de novembre. Les deux parents avaient très hâte de rencontrer ce second miracle, un petit garçon cette fois-ci. J'étais aussi très excitée de découvrir le visage de mon neveu, Kaïs étant déjà un bébé magnifique : la peau hâlée, elle avait hérité des yeux bleus perçants de son père, et une petite touffe de cheveux noirs était rassemblée en haut de sa tête.
La petite fille de mon jumeau continuait d'être suivie de très près par un médecin, et au soulagement de tout le monde, rien n'indiquait qu'elle ait développé la même maladie que sa grand-mère maternelle et que Raphaël. Inès et lui s'étaient d'ailleurs questionnés pendant longtemps sur la conception de leurs enfants avant la naissance de leur première, se demandant s'ils ne devaient pas privilégier une adoption. Puis Inès avait tranché en disant que si Dieu leur permettait un jour de concevoir malgré le pourcentage très infime de chance qu'ils deviennent réellement parents, c'était qu'il y avait une raison. Deux miracles s'étaient alors produits.
Je posai à mon frère des questions sur sa santé, comme d'habitude. Et comme toujours, il me répondit qu'il continuait de booster son système immunitaire avec des produits naturels pour que ça n'entre pas en conflit avec son traitement.
Il me questionna aussi beaucoup sur ma relation avec Deen, et il me donna les meilleurs conseils qui soient, comme d'habitude, me rassurant comme personne ne pouvait le faire et me remontant énormément le moral. Raph quoi. Ne pas me blottir dans ses bras avait été une torture.
Puis il avait fallut partir, et j'avais retrouvé mon père et sa petite famille avant de retourner à Paris avec mes deux garçons.
Le 18 août, je passai la journée à me balader avec Ken et mes fils dans les rues de la capitale ; le port du masque obligatoire était la meilleure chose qui soit arrivée au rappeur, lui permettant de passer inaperçu dans cette ville qu'il aimait tant, et me permettant de le voir un maximum avant qu'Alice et lui décident de retourner à Londres, endroit où ils passaient désormais beaucoup de temps, où ils avaient passé le confinement, et où leur petite Lola était née.
– Hier elle a passé son temps à sourire, me confia d'ailleurs mon meilleur ami à propos de sa fille alors qu'il tenait Jude sur ses épaules. Je sais pas ce qu'elle avait !
– Je crois que vous avez le bébé le moins chiant de l'histoire des bébés, répondis-je.
– C'est sûr que... Par... Rapport... À lui... articula-t-il tout en essayant d'esquiver les paumes que Jude faisait exprès de poser sur ses yeux en rigolant des grognements de son oncle.
– Dis ça à son père, répliquai-je avec toutes la mauvaise foi du monde, ce à quoi Ken répondit par un rire incrédule.
Encore une fois, j'aurais dû m'abstenir de mentionner Deen au vu de la sensation désagréable que ça me procurait.
Continuant de marcher sur un quai de Seine, nous restâmes silencieux pendant quelques secondes, lui bataillant avec son neveu, et moi me contentant de faire rouler la poussette d'Oscar. Il n'allait pas falloir qu'on tarde à s'arrêter de marcher, car je sentais que ce dernier commençait à gesticuler un peu trop dans la poussette. Les balades n'étaient jamais agréables pour Oscar lorsqu'il n'était pas en train de marcher comme il pouvait à côté de nous ou qu'il n'était dans les bras de personne : malgré la présence de son appareil auditif, mon cadet comptait énormément sur sa vue et ne supportait pas très longtemps de ne pas voir de visages connus autour de lui, bien que nous avions pris l'habitude de lui parler quasiment tout le temps et de le rassurer avec nos voix derrière la poussette. Et puisque nous étions en août et même si la canicule avait disparu pour la journée, le parasol était quand même de mise et empêchait Oscar de voir que que ce soit en se retournant.
– Bon, mon Juju... J't'aime, mais tu commences à me les casser, lança Ken au bout de plusieurs secondes de bataille avec son neveu, l'attrapant sous les bras pour le faire descendre de ses épaules.
J'en profitai pour aller m'installer sur un banc étonnement libre par cette belle journée, et m'empressai de sortir Oscar de sa prison. Ce dernier, en me voyant, tendit immédiatement ses bras vers moi, et je lui signai que j'allais le détacher. Je le portai ensuite, il se blottit contre moi, avant de se diriger avec un équilibre précaire dans la direction de Ken et de Jude : l'oncle était agenouillé devant le neveu et semblait lui faire la morale. Il prit ensuite les petites mains de ses neveux dans les siennes, et se dirigea lentement vers nous, fixant la marche d'Oscar d'un regard attentif.
– Qu'est-ce que tu lui as raconté encore ? l'agressai-je d'entrée alors que Jude venait s'installer sur mes genoux.
Ken haussa les épaules, faisant grimper Oscar sur les siens :
– Je lui ai juste dit qu'il fallait qu'il arrête de prendre exemple sur sa mère.
Je ricanai en secouant la tête d'un air blasé. Mais Ken resta silencieux, et il ne rigola pas avec moi.
– Attends tu lui as vraiment dit ça ? m'exclamai-je avec un sourire ahuri.
– Bah ouais.
Un rire m'échappa face à tant d'honnêteté, puis j'enlevai une main du petit ventre de Jude pour former un poing et l'écraser sans trop de violence sur l'épaule de mon ami.
– T'imagines même pas les dingueries que je vais faire faire à ta fille, lançai-je d'un ton provocateur. Elle va devenir un sheitan. Je veux qu'à la longue vous en ayez marre d'elle et que vous me la donniez.
Ken leva les yeux au ciel en esquissant un sourire saoulé :
– Tu l'as dit toi-même, j'ai le bébé le moins chiant de l'histoire des bébés. Avec une mère comme Alice c'est impossible qu'elle soit autre chose que douce et gentille.
La façon dont il avait parlé du caractère de sa fiancée m'avait fait fondre tant l'amour qu'il avait pour elle et leur fille transparaissait dans sa voix, mais je n'en montrai rien.
– Moi aussi je suis douce et gentille, balançai-je d'un ton boudeur.
– Ouais, avec Lissa, Soso et votre petite sœur quoi. Sinon avec nous ta douceur elle s'exprime par des tarchas et ta gentillesse elle ressort en insultant les grands morts de tout le monde. Après c'est qu'une question de point de vue j'imagine.
J'acquiesçai, plissant les lèvres en jugeant mon Grec du regard façon Hakim :
– C'est ça, c'est qu'une question de point de vue... Tu fais juste aucun effort.
Mon ami rigola, puis nous passâmes les minutes qui suivirent à discuter de tout et de rien, de son projet en cours et de ma reprise avec Paris. Notre conversation aboutit finalement aux livres que nous nous étions échangés deux semaines plus tôt, puis sur le chemin du retour, nous fîmes un détour par chez lui pour que je puisse voir ma filleule et ma petite sœur avant qu'il ne nous ramène chez nous. Comme bien souvent, ce furent les pleurs impatients d'Oscar qui me firent lâcher ma petite Lola, et je rentrai chez nous de très bonne humeur grâce à ma journée passée avec mon frère de cœur.
****
– Mom...
– Hmm...
– Mom...
– Hmmm...
– Mom !
– What ?
Les yeux fermés et à peine réveillée, mon ton était un peu plus sec que je ne l'avais prévu. J'étais la plus grande adoratrice de mes fils, mais j'aimais rarement être réveillée par Jude le matin.
– Es belle Mom..., fit mon fils aîné d'un ton admiratif.
Un ricanement se fit entendre à côté, et je sursautai de surprise en constatant qu'il n'y avait pas un humain miniature mais bien deux dans mon lit.
- Mais qu'est-ce que tu fais là toi ? m'exclamai-je en anglais d'une voix cassée en me frottant les yeux et en regardant Oscar.
Ce dernier se contenta de continuer de rigoler, et je l'attirai contre moi avant de me rallonger. Je choppai ensuite Jude pour le faire s'allonger sur moi auprès de son frère.
Je lâchai un long soupir blasé en fermant les yeux : non seulement Oscar avait appris à marcher bien trop tôt à mon goût, mais maintenant il arrivait à grimper par dessus les barreaux de son lit pour se faire la malle. Nous n'étions pas dans la merde avec un singe pareil, il allait falloir que je prévienne Deen.
Mes garçons ne purent garder leur calme que quelques minutes, puisqu'ils commencèrent bientôt à gesticuler, et je dus me résoudre à sortir du lit.
Après leur avoir fait prendre leur petit déjeuner, je décidai de préparer des pancakes en musique, pancakes qui me serviraient de repas du matin et qui servirait de goûter à Oscar, Jude et Elyas. Enfin, c'était si Tarek leur en laissait.
Ce fut alors qu'Oscar et Jude riaient aux éclat tandis que je dansais avec ce dernier que tout changea : sans que je ne comprenne pourquoi, mon fils s'arrêta totalement de bouger et ses yeux bleus s'arrondirent comme je ne les avais jamais vu s'arrondir avant. Puis mon cœur rata un battement lorsqu'une seule syllabe sortit de sa bouche :
– Paaaaaaa !
Je n'eus pas le temps de me retourner que déjà Deen s'était élancé sur notre fils et le serrait contre lui, le berçant dans ses bras tout en faisant les cent pas.
Un deuxième « Paaaaaa » suivit rapidement lorsqu'Oscar s'aperçut de la présence de son père, et ce dernier tenta tant bien que mal de se mettre en équilibre sur ses jambes avant de parcourir la distance qui le séparait de Deen. Celui-ci esquissa un sourire ému et s'accroupit pour pouvoir accueillir son deuxième fils dans ses bras, et il ferma les yeux en même temps que son étreinte sur Oscar et Jude.
Moi, je ne savais plus quoi faire. J'avais terriblement envie de l'embrasser. Mais je ne savais pas dans quelle optique il était revenu plus tôt que prévu. Alors je ne fis rien, regardant simplement la scène en essayant tant bien que mal de ralentir la progression des larmes qui me montaient aux yeux.
– Putain j'vous aime, lâcha finalement Deen dans un souffle presque douloureux, embrassant tour à tour la tête de Jude et celle d'Oscar à plusieurs reprise.
« Et moi donc », avais-je envie de lui dire.
Me décidant à m'approcher un peu plus d'eux, je vis que, lorsque Deen rouvrit les paupières pour river son regard sur le mien, ses yeux semblaient embués. Et l'éclat de peine que j'y décelai à mon égard ne fit que confirmer ma constatation, brisant mon cœur en mille morceaux au passage. Je crois que lui et moi nous comprîmes immédiatement, et une vague de soulagement intense m'envahit aussitôt.
Deen écarta finalement nos deux fils de lui, puis il les regarda tour à tour en parlant et en signant maladroitement avec le peu de vocabulaire que nous avions acquis pour l'instant :
– Vous me laissez aller dire bonjour à Maman ?
Jude acquiesça aussitôt dans un large sourire, puis il prit son petit frère par la main pour l'emmener là où une petite voiture traînait. Deen, quant à lui, s'approcha de moi avec hésitation. Puis sa tête se baissa et, chose qui me parut totalement irréelle, il fondit en larmes.
Je me précipitai donc vers lui et enroulai mes bras autour de son cou, et quelques larmes échappèrent à ma surveillance lorsque je sentis la force de son étreinte. J'avais oublié le bien que me procurait le fait d'être dans les bras de l'homme que j'aimais.
Il ne fallut pas négocier longtemps avec Tarek pour le faire venir chercher les garçons chez nous et les garder chez lui pour la journée. Il attendait nos retrouvailles depuis tellement longtemps qu'il passa en coup de vent, non sans oublier de nous menacer de ne jamais nous ramener nos enfants si nous ne nous remettions pas ensemble.
Deen et moi ne parlâmes pas de notre « pause ». Ni des doutes qui avaient causé cette fameuse pause. Car lui et moi avions compris que nous avions fait une énorme erreur.
Nous ne nous lâchâmes pas de l'après-midi, nos retrouvailles enfiévrées nous ayant condamné à rester au lit blottis l'un contre l'autre comme des sangsues. Notre journée se résuma à faire l'amour et à discuter de nos occupations durant nos trois semaines séparées, alternant entre l'un et l'autre.
En début de soirée, nous décidâmes de cuisiner ensemble, ayant négocié avec Tarek pour qu'il garde les garçons un peu plus longtemps. Ce dernier avait accepté d'office, déclarant, je cite : « pas de souc' les frérots, je vous les garde jusqu'à la naissance de votre troisième gosse si vous voulez », suivi de deux clins d'œil que je devinais très appuyés.
Évidemment, nous nous battîmes durant toute notre préparation, riant aux éclats alors que notre cuisine devenait un vrai champ de bataille, rappant et dansant sur la musique qui passait à fond dans une enceinte. Et j'étais terriblement bien. Je n'arrivais pas à croire que j'avais pu rester aussi longtemps éloignée de lui tant mes sentiments pour Deen était forts.
– Je suis désolé, lâcha Deen après une ultime bataille qui s'était cette fois-ci terminée sur le canapé, sans vêtement sur aucun de nous deux, alors que ma tête reposait sur son torse et qu'il tenait mon corps fermement contre le sien, dans ses bras.
Par cette phrase, il avait brisé le silence apaisant qui s'était installé entre nous, et je parvins à déceler beaucoup de regret dans sa voix. Il y en avait peut-être autant dans la mienne lorsque je lui répondis :
– Je suis désolée aussi.
– On arrêtera jamais d'être cons hein ? me demanda-t-il.
Je basculai légèrement la tête en arrière pour avoir un aperçu de son visage et de ces traits qui m'avaient tant manqué : ses yeux bruns qui me regardaient comme jamais personne ne m'avait regardé, sa barbe et ses cheveux grisonnant qui lui donnaient un charme fou, les fossettes qui se creusaient lorsqu'il souriait et que j'aurais préféré voir sur son visage au moment même plutôt que sa moue triste. Cette dernière, ainsi que les larges cernes sous ses yeux, étaient les seuls stigmates de ce dernier mois compliqué.
Lui souriant chaleureusement, je tournai lentement la tête de gauche à droite. J'eus un petit élan de fierté lorsqu'un sourire se dessina enfin sur son visage.
– Je... commença-t-il ensuite avec hésitation.
Me redressant dans ses bras et sentant l'appréhension dans sa voix, je posai un regard encourageant sur lui, passant délicatement mes doigts dans ses cheveux.
– Ça va pas trop en ce moment, m'avoua-t-il.
Seule réaction face à tant d'honnêteté, je fronçai les sourcils dans une expression inquiète, avant de l'encourager du regard.
– Y'a rien de grave, t'inquiètes, s'empressa-t-il de me dire en faisant glisser ses doigts sur mon avant bras. Juste... Bah je vais sortir un album, ce que je kiffe le plus c'est les tournées et être proche de mon public, et je pourrai pas le faire. Donc ça me mine un peu le moral et c'est peut-être aussi pour ça que j'ai remis toute ma vie en question.
– C'est totalement légitime. Ça fout en l'air les plans de tout le monde cette connerie de virus. T'as le droit de te sentir mal. Après y'a d'autres solutions, tu pourras peut-être faire un concert en mode drive-in comme PLK ? Faire des lives sur Insta avec tes fans ? Leur faire des bêtes de clip ? D'ailleurs, Tout Dedans... Tu vas me dire que je suis pas objective si je te dis que je suis fière de toi ?
Deen eut un sourire amusé :
– Ouais, et tu sais aussi bien que moi que c'est vrai.
Je haussai les épaules : il avait raison. Et encore une fois parce que Monsieur n'avait pas voulu que j'écoute son album avant l'heure – même si Eff m'avait fait fuité leur feat –, j'avais très hâte de découvrir l'entièreté de son projet.
– Fin' voilà, souffla-t-il au bout de quelques secondes de silence. En vrai c'est rien de grave, mais t'es ma meuf donc bon.
– C'est ta façon de dire « c'est pas parce qu'on a fait une pause que quelque chose a changé et qu'on se dit plus tout comme avant » ?
– Ouais c'est ça, me lança-t-il dans un sourire amusé avant de m'attirer de nouveau contre lui.
– Super. C'est donc ça mon mec ?
– C'est ta façon de me dire « je t'aime » ? se moqua-t-il.
– Ouais c'est ça.
Nous restâmes ensuite silencieux durant de longues minutes puis, n'y tenant plus, Deen déposa un baiser sur ma tête avant de me demander :
– On va chercher les p'tits pour manger ? Ils m'ont trop manqué, je veux pas qu'ils passent leur soirée avec Bouhied alors que je suis revenu.
Quelques heures plus tard, nous nous endormîmes dans notre lit avec nos deux fils entre nous.
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