Chapitre 1 - Partie 2
Les trois mois qui suivirent furent les plus éprouvants de ma vie, tant physiquement qu'émotionnellement. Je mettais tout d'abord un pied dans le monde de l'entreprise. Mon père me donnait des tâches de plus en plus complètes. Cela remplissait entièrement mes journées. Heureusement, le dimanche, la plupart des quais étaient fermés. Ainsi notre affaire d'import-export maritime s'arrêtait ce jour-là. C'était ce jour-là où j'en profitais pour rendre visite à Elsa.
Elle ne figurait malheureusement pas toujours disponible, mais nous nous vîmes au moins quelques minutes par semaine. Je chérissais ces rencontres plus que tout au monde. Observer son visage s'illuminer au soleil, partager un simple moment, une simple conversation avec elle semblait représenter un événement national pour mon cœur.
Au bout de deux mois, je demandai à mon père une voiture ainsi qu'un chauffeur privé. Je mentis évidemment sur la raison de cette requête, mettant en avant une facilité à aller au travail, rencontrer d'éventuels partenaires, etc. Je pris soin de sélectionner un hybride : non pas pour l'aspect financier, mais pour mes propres ambitions. En effet, après mes nombreuses conversations avec Elsa, une volonté émergea dans ma tête. Les hybrides devaient se trouver à la même valeur que les Hommes. Pourquoi les rabaissait-on ? Les simples d'esprit répondront leur lien avec les animaux. Cependant, je vois ce lien comme une évolution, un plus, et non pas un outil de discrimination. Mon idée était donc claire : je créerais une société où hybrides et Humains vivront d'égal à égal.
C'est ainsi qu'Enzio, hybride-lézard particulièrement jovial, devint mon chauffeur privé, mais aussi bien plus. Il se transforma en secrétaire, organisant mes semaines. Mais surtout mon confident et mon complice. Les rapprochements entre hybrides et humains restaient mal vus, c'est pourquoi nous n'agissions comme des amis qu'en privé. En public, c'était simplement une relation de confiance entre un employeur et un employé.
C'est donc par ce stratagème que je pus emmener Elsa au théâtre. Tout avait été organisé de telle sorte que personne ne nous voit. Elle portait des vêtements assez amples pour cacher sa véritable nature. Une arrivée un peu tardive fut prévue. Et enfin, un balcon avait été privatisé. La soirée fut magique. J'avais l'impression pour une fois que les hybrides demeuraient à leur juste valeur. Cela ne fit que renforcer ma détermination.
Une fois la pièce commencée, j'avais du mal à la suivre. Je ne pouvais m'arrêter de fixer Elsa. Son visage reflétait la joie, si rayonnant. Cela devait être la première fois qu'elle assistait à un événement « d'humains ». Elle m'aspergeait de son bonheur. Nous nous situions côte à côte. Un simple accoudoir nous séparait. Sa main était délicatement posée dessus. Une idée me vint à l'esprit. Mon cœur se serra. J'essuyai de nouveau mes mains sur mon pantalon, et me jetai à l'eau. Je saisis tendrement sa main. Elle réagit dans un sursaut. Elle me regarda, plus après plusieurs secondes d'hésitation, me renvoya aussi une pression par sa main. Un poids immense disparu. J'avais réalisé au fil des semaines les sentiments que j'avais pour elle, mais j'avais peur que ceux-ci ne se révèlent pas réciproques. Nous voir main dans la main ainsi, les doigts croisés, plus aucun doute ne subsistait. J'étais le plus heureux des hommes.
La semaine qui suivit fut catastrophique.
– Comment ça, elle ne travaille plus ici ?
– En effet Monsieur, Elsa a été renvoyée du manoir.
– Savez-vous où elle est partie ? Où habite-t-elle ?
– Hélas non, Monsieur. Elle restait assez discrète sur sa vie privée. Je vous prie de m'excuser. Et l'hybride-chien qui m'avait accueilli s'en alla.
Je me retrouvais sous le choc. Une confusion sans précédent régnait dans mon esprit. Pourquoi ? Comment ? Où ? Toutes ces simples questions ne recevaient aucune réponse. Je n'avais plus aucun moyen de rentrer en contact avec Elsa. Cependant, rien n'était encore perdu.
J'essuyai les larmes qui arrivèrent à mes yeux, et retournai dans la voiture.
– Enzio, elle ne travaille plus ici.
– Comment ça ? Et tu as réussi à obtenir des informations ?
– Non... Je mis un coup de poing sur la banquette.
– Allons, Alix, pas besoin d'abîmer le siège. Elle n'est plus ici, ça ne veut pas dire qu'elle a disparu. Elle se situe forcément encore à Vona.
– Tu as raison. Merci Enzio.
Elsa constituait mon principal centre d'attention. Tout mon temps libre lui était consacré. Mon esprit lui était dédié. Et pourtant pas un indice. Pas un espoir ne se présenta pendant plus de deux semaines. Je commençais à être vraiment abattu.
Le lendemain, mon père m'emmena à un dîner professionnel. Il s'agissait d'une famille de deux enfants. Le garçon aîné avait quelques années de plus que moi. Au début, seuls les adultes parlaient. Je devais probablement tirer une sale tête, ne pensant évidemment qu'à comment retrouver Elsa. Puis Raphaël me donna un petit coup de pied pour attirer mon attention.
– On s'ennuie, hein ?
– Carrément, je commence à peine dans l'entreprise, mon père veut déjà que je sois le parfait patron.
– Ce n'est pas mon premier dîner professionnel, mais c'est toujours la même scène. Mais là, j'ai de la chance que tu sois ici !
– Chance... je ne sais pas si c'est le bon mot.
J'étais encore en train de penser à Elsa, accablé par l'idée de ne plus jamais la revoir.
– Tu n'as pas l'air en forme. Si tu veux, je connais un hôtel qui organise des petites enchères à thème une fois par mois. Tu souhaiterais que je t'introduise ? La prochaine est prévue dans trois jours ?
Je n'avais pas vraiment le cœur à ça. Cependant, ça pourrait me changer un peu les idées. Et puis mon salaire était gagné pour être dépensé !
– Pourquoi pas. Je pense que j'ai besoin de sortir.
– Parfait, je vais te donner l'adresse plus tard. Et surtout, il y a des règles à respecter scrupuleusement. La première est que tu dois porter un masque, afin de cacher ton visage. Et la deuxième est un pseudo. On en possède tous un. Ces soirées demeurent anonymes. Le mien est Lëar. On se retrouve là-bas !
Dans les jours qui suivirent, je me procurai un masque, mais surtout je demandai à Enzio d'effectuer des recherches sur Elsa. Étant un hybride, parler à ceux de sa race lui était aisé, même si j'avais bien voulu le faire moi-même.
Le soir des enchères arriva. Je retrouvai Ra... Lëar devant la porte d'entrée. L'hôtel semblait être un des plus prestigieux de la ville. Une grande devanture de néon affichait « Contra Legem ». La salle de réception était magnifique. Un petit flot de jazz flottait dans les airs. Toutes les personnes portaient un masque recouvrant le haut de leur visage, laissant libres leurs bouches.
– Lëar, tu as enfin ramené quelqu'un !
– Ah, Andros ! En effet, voici mon protégé !
– Bonsoir, je suis Jova. Enchanté !
– Également ! Vous arrivez pile à temps pour la vente.
Nous nous dirigeâmes tous vers une salle semblable à celle d'un théâtre, mais seulement avec un balcon, prenant toute la largeur de la pièce. Nous nous trouvions maximum une quarantaine. D'un coup, toutes les lumières s'éteignirent, la scène s'éclaira de projecteurs. Un homme au masque de clown marcha au centre, micro à la main.
– MESDAAAAAAAMES ET MESSIEUUUUURS ! Bienvenue à tous à la vente aux enchères du Contra Legem ! Je suis Pierrot, votre commissaire-priseur de ce soir ! Ne perdons pas plus de temps en bla-bla inutiles, et commençons sans plus tarder. Le thème de ce soir est... LA PEINTURE ! Nous avons la chance de posséder des œuvres aussi rares qu'exceptionnelles, j'espère que celles-ci arriveront à vous faire craquer ! Nous débutons donc avec le lot numéro un...
Le reste de la soirée fut agréable. Les œuvres défilaient sous nos yeux, toutes plus fascinantes les unes que les autres. Hélas, je n'étais tout d'abord pas un expert en peinture, voire pas vraiment intéresser, ne pouvant relever de la beauté des tableaux. Et ensuite, je compris très vite que j'étais un petit joueur. Les sommes dépensées, même pour les œuvres les moins chers, coûtaient au minimum le double de mon salaire ! Je ne pouvais me permettre une telle folie, j'employais un chauffeur que je devais payer moi. Je passai donc la soirée à regarder les gens s'amuser, les voix se cassaient sous l'impulsion soudaine d'une nouvelle enchère. Le tout m'avait bien diverti.
C'est ainsi qu'une routine s'installa. La semaine, j'aidais mon père au travail, puis le dimanche je menai l'enquête sur Elsa en compagnie d'Enzio. De plus, une fois par mois, j'allai au Contra Legem pour me vider la tête. Leurs cocktails figuraient vraiment bons aussi.
La deuxième enchère avait pour thème les armes anciennes, appartenant à une époque révolue. Et encore une fois impossible de me procurer le moindre objet. Quelques jours après cette soirée, Enzio m'annonça une découverte.
– Le majordome t'a menti, Alix.
– Comment ça !
– En effet, tu m'as bien affirmé qu'il t'avait dit que Elsa habitait autre part ? C'est faux, tous les employés de la demeure y vivent dans une aile séparée. Ainsi le propriétaire du manoir a fait disparaître Elsa. Pourquoi et comment ? Là en revanche je n'en ai aucune idée.
Ces nouvelles me troublaient. Pourquoi le propriétaire voudrait faire disparaître une servante ? Si celui-ci ne lui convenait plus, il lui suffisait de le renvoyer... Ces interrogations trottaient dans ma tête pendant des semaines sans que l'enquête avance.
Lors de la troisième soirée d'enchère, Lëar semblait tout excité, Andros aussi. Nous nous trouvions au moins le double de personnes par rapport à ma première venue. Pierrot entra en scène comme à son habitude. Après ses classiques salutations, il changea de ton. Un ton plus sérieux.
– Mais ce soir, Mesdames et Messieurs, ce n'est pas n'importe quel thème que nous allons pouvoir partager. Oh non, ce soir représente une nuit très spéciale. Car le thème des enchères est... LES HYBRIIIIDES !
L'entendre me coupa les jambes. Je m'appuyai de tout mon poids sur la balustrade, me contenant de ne pas m'écrouler. Je compris d'un coup tout ce petit cirque que représentait le Contra Legem : un marché noir pour les riches. Rien ici n'était légal, tout subsistait dans la supercherie.
Les hybrides commencèrent à défiler devant mes yeux. Cette vision m'attristait au plus haut point. Ils semblaient tous clairement mal traités, mal nourris. Voire probablement battus. C'est quand j'étais sur le point de partir, ne pouvant supporter cette vue, que le ciel me donna son coup de grâce. Oui, c'était elle. Elsa débarqua en tant que lot numéro quatre. Un simple tissu recouvrait son corps, ses yeux se retrouvaient vides, ses pieds reliés par une chaîne. On lui avait retiré tout son goût pour la vie.
Les mains commencèrent à se lever. Le prix augmentait petit à petit. Un hybride-écureuil ne se révéla pas trop rare. J'avais une sorte de chance. Cette dernière pensée me détruisit le cœur, mais il me fallait une raison : je devais réussir à l'acheter. Je mis donc tout ce que j'avais gagné depuis trois mois. Tout mon salaire, toutes les économies que je m'étais efforcé d'amasser.
– Plus personne pour ce lot ? Attention trois, deux...
Une autre main se leva à l'opposé de la pièce. Je ne savais plus quoi faire. Je n'avais plus d'argent. Et puis merde, au diable tout cela, j'avais devant moi la personne qui hantait mon esprit chaque seconde depuis trois mois, je ne pouvais laisser passer cette occasion. Je renchéris donc plus que je possédais, me créant fatalement des dettes. Finalement, une dette que j'allais mettre au moins six mois à rembourser m'avait été affublé. Mais ce n'était rien comparé au cadeau d'avoir enfin pu retrouver la détentrice de mon cœur.
Je rentrai ainsi avec ma tendre Elsa, en essayant d'être le plus discret sur le chemin de mes appartements. Elle avait le teint pâle, les joues creuses. Cette vue m'horrifia, mais cela ne devait être que la partie émergée de l'iceberg. Une fois Elsa installée dans la chambre d'Enzio, je sortis pour m'aérer la tête. C'est alors que deux hommes en costume avec un trench-coat beige et un chapeau-feutre m'abordèrent.
– Jova c'est ça ?
Ce nom n'était connu que des personnes fréquentant le Contra Legem. Donc soit on m'avait suivi, soit on avait découvert mon identité. Dans tous les cas, ce n'était pas bon.
– Comment connaissez-vous ce pseudo ?
– Nous le connaissons parce que, Monsieur Alix de Chomel, nous savons que vous avez participé à des enchères illégales. Je suis l'agent Shift et voici mon collègue l'agent Tuar.
J'étais abasourdi. Les autorités demeuraient au courant à présent ma complicité dans un domaine illégal. Ma vie allait être ruinée. J'imaginais déjà la réputation de ma famille détruite, nos biens confisqués. De vulgaires humains à la rue. Vu l'état actuel des choses, je ne donnais pas cher de notre peau.
– Écoutez Messieurs, je n'ai appris que ce soir que ces enchères étaient illégales, je vous le jure !
– Ah bon ? Étonnant pour quelqu'un de familier avec cet établissement depuis trois mois. Qui y a en plus participé allègrement ce soir il me semble, n'est-ce pas Tuar ?
– C'est en effet ce que nous a confirmé notre contact Shift.
Je me retrouvais complètement à leur merci. Je n'avais aucun moyen de m'en sortir.
– Bon, à votre réaction vous comprenez bien dans quelle situation vous êtes actuellement. J'ai donc une proposition à vous faire.
– Quoi ? Une proposition ? Vous n'allez pas me traîner en justice ?
– Non enfin, nous pouvons faire bien mieux pour vous. Savez-vous l'identité de l'organisateur de toutes ces enchères ?
– Pas du tout, agent Shift.
– Eh bien, nous non plus figure-toi mon garçon ! Et c'est là que tu interviens. Tu vas devenir notre taupe.
– Heu... votre taupe ? Mais je ne possède aucune information à vous partager actuellement.
– Ce n'est pas grave jeune homme. reprit son collègue. À partir de maintenant, tu nous communiqueras des rapports mensuels sur tout ce que tu observes au Contra. Notre but subsiste au démantèlement de tout ce réseau clandestin.
– Et je suppose que je n'ai pas le choix ?
« En effet, soit tu participes à l'opération, soit nous traînons toute ta famille dans la boue. Tu perdras tout. »
– Très bien, alors j'espère que notre collaboration deviendra fructueuse. finissais-je d'une voix tremblante.
Après une poignée de main, les deux hommes partirent. Mon destin était scellé. Mais ce n'était pas plus mal. Pour mes ambitions d'une société nouvelle, j'allais devoir radicalement impacter les mentalités, tant les plus ouvertes que les plus perverties. Et ceci en passant par les monstres qui ont osé toucher à ma douce Elsa.
PS : et voilà ma quatrième histoire ! C'est le début d'une histoire que je développerais sur quelques chapitres. A partir de la semaine prochaine, je me consacre à finir le premier arc narratif du Son de la Lune, donc sur au moins trois semaines ! N'hésitez pas à me dire ce que vous pensez de mon travail en commentaire :D
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top