#4 - Emy

C'est infernal. 

- Emy, tu veux faire quoi de cette courbe ?

- Attends Emy, viens plutôt ici. C'est plus important !

- Oh, Emy...

- Stop ! je hurle et le silence plombe la galerie. Mon dieu, stop. Laissez-moi respirer une seconde. 

Mes doigts qui frottent mes tempes, je ferme les yeux en inspirant. Ma manager soupire et passe une main sur mon dos sans que ça ne change grand chose. Je me doutais que ça allait être une galère de préparer mon exposition, mais pas à ce point. Les deux filles qui m'aident sont peut-être de bonnes amies, sauf que là, tout de suite, j'aimerai qu'elles partent et me laissent finalement tout seule, pour me débrouiller. 

Je rouvre les yeux, plus calme, en croisant le regard de Laura. La mine soucieuse, elle sourit doucement. 

- Désolée, on te met trop la pression. 

- C'est bon, je marmonne en survolant la grande pièce des yeux. J'aurai dû mieux préparer le projet, c'est de ma faute. 

- Absolument pas ! C'est aussi de la mienne, je suis qu'une manager intérimaire mais j'aurai aussi dû vérifier et apporter mon aide sur tout ça.

Sa main englobe les deux murs de chaque côté qui sont ouverts sur deux autres pièces et la boule dans mon ventre se resserre. Le grand hall dans lequel nous sommes n'est pas du tout fini : l'estrade attend d'être montée dans un coin, au fond, avec tous le matos pour le son. Les tables sont disposées contre les murs, pliées, pour accueillir les plats que doivent me ramener Ash et Daenis. Les paravents en bambou doivent encore être tirés sur un pan de mur, pour fermer deux espaces, histoire de former deux sortes de pièces. Elles seront assez grandes mais ça créera un espace cocooning pour admirer les six photos disposées dans chacune. 

Je mâchouille le bout de mon pouce quand Laura s'éloigne vers l'unique palette au centre de la pièce, où sont posées les dernières photos tirées en grand format. Elle passe à côté sans y jeter un regard et la vague de soulagement me fait soupirer discrètement. Celles-ci, je les ai formellement interdit d'y toucher : c'est à moi de les placer. Pour ça, je suis obligée de me mettre en mouvement mais mes pieds restent clouer au sol. 

- Ecoute Emy, si tu veux, on peut te laisser une demi-heure pour souffler et revoir tes plans, me propose Chloé en me rejoignant. Tu nous appelles quand c'est ok pour toi et on vient finir ? 

- Dylan ne devrait plus tarder, je réponds en mordant ma lèvre. Je suis désolée les filles, c'est tellement stressant. 

- On comprend, ne t'excuse pas. Il ne reste plus grand chose à faire, au moins. 

Un rire m'échappe alors que je fais une liste mentale de tout ce qu'il me reste. Le tapis de l'entrée, les pancartes dehors, l'affiche à placarder sur la baie vitrée de la galerie, finir une des deux pièces et faire entièrement l'autre. Puis revoir mon discours, fignoler les détails sous chaque cliché en attachant les petites pancartes, déprimer un coup aussi.  En fait, il reste trop de choses à faire et je me sens tout à coup dépassée. 

- Tu sais quoi ? Va faire ta pièce secrète, m'ordonne Laura en pointant la palette. Les filles vont nous chercher du café et moi, je continue ce côté. 

Elle m'indique l'entrée et j'acquiesce. J'adore Laura, parce qu'elle prend les initiatives quand je me sens submergée. J'ai déjà fait des expositions, dans le cadre de mes études. Mais c'était il y a plus d'un an, avant que j'arrête tout. Les études, les rêves, les désillusions. 

Après l'enterrement de Yan, j'ai tout plaqué. Ma licence, la colocation, mon avenir, Dylan. J'ai pris une valise, je l'ai remplie, et je suis partie deux mois loin de tout : mes amis, ma famille, mes repères. J'étais déboussolée, apeurée, triste, et je devais absolument me retrouver pour pouvoir avancer. Heureusement, Dylan m'a soutenu et il a été là, à côté de Ryan, à l'aéroport pour mon départ. J'ai pris l'avion, j'ai traversé le pays, j'ai découvert des endroits magiques, rencontré tout un tas de personnes et j'ai dépassé ma peur. J'ai appris à faire confiance à des inconnus, à ne plus avoir peur du moindre individu. 

Lorsque je suis revenue, mes colocataires m'attendaient devant les portes d'embarquement. J'ai fondu en larmes, je me suis écroulée dans leur bras et je me suis sentie revivre au plus profond de mon âme. Je n'ai pas repris mes études, je me suis simplement lancée dans la photo en tant qu'auto-entrepreneuse et malgré des débuts plutôt compliqués, j'ai rapidement appris. Ryan m'a filé quelques contacts pour faire des expos, participer aux projets de deux trois artistes de rue et au fur et à mesure, j'ai réussi à me faire un nom. Seulement ici, dans cette ville, mais ça me comble déjà de fierté. C'est grâce à ça que j'ai ma propre exposition pour trois semaines, dans la galerie de la fac. Ils ont adoré mon projet, mes photos, mon art et ont accepté de me louer l'espace. 

- On revient, me souffle Chloé en serrant mon bras. Ne t'arrache pas les cheveux, tout sera prêt à temps. 

Je lui souris en la remerciant et elle amène Estelle avec elle, dans les allées de l'université. Laura est déjà en train de raccrocher les rideaux qui sont censés cacher l'arc-de-cercle dans les deux murs, passage pour accéder aux deux autres pièces. Je m'occupe de celle de droite tandis que Laura rentre dans la salle de gauche pour en sortir les pancartes. 

- Allez, va t'occuper de ta pièce favorite ! Pendant ce temps, je gère cette partie. 

Du bout du pied, elle pousse le tapis turquoise qui s'étire sur quatre mètres, au pied de la double porte vitrée d'entrée. Je hoche la tête et attrape la corde de la palette, posée sur des roues, puis je la tire en passant sous l'arc du mur. Les moulures qui suivent le plafond me font sourire : c'est exactement pour ça que j'ai choisi cette pièce pour exposer les photos que je laisse au milieu. 

Lentement, je viens les éparpiller au sol en tirant une feuille pliée en six de la poche arrière de ma salopette. Dépliée, et posée à plat sur le sol, je m'accroupis en relisant mes notes sur le plan. Seize photos, ce n'est pas assez pour exprimer tout ce que j'aurai aimé, mais ce sera suffisant pour qu'ils sachent à quel point je les remercie d'être dans ma vie. Et qu'ils comprennent tout ce qu'on s'est apporté. 

La panique a disparu en une fraction de seconde. Mes doigts caressent les visages, mon sourire ne me quitte plus, l'euphorie prend toute la place dans mon esprit. Je dispose les photos comme je le souhaite, je recule pour voir ce que ça rend, j'échange certains clichés, je m'assure que tout rentre à la perfection sur les murs. Je suis sur un nuage en m'occupant de cet espace, en créant ce monde dans lequel je baigne depuis deux ans. 

J'entends les filles revenir mais aucune d'elles ne vient me déranger. Je surveille l'heure sur ma montre, il faut que ce soit prêt avant que Dylan arrive. Je fais le tour de la pièce, les yeux qui survolent chaque parcelle, une nouvelle fois pour m'assurer que tout est en place. Que ce soit les pancartes sous les photos, les bloc-notes cloués au mur pour permettre d'écrire un mot, les photos droites, les éclairages, les décorations qui longent les murs, le lierre qui court sur les bords des clichés. Tout doit être parfait. 

Puis j'attrape la corde de la palette et traverse de la pièce en jetant un regard sur la photo à droite, entre deux à peine plus petites. Les larmes me montent aux yeux et je les frotte en souriant, happée par un bonheur qui me fait planer, comme à chaque fois que je le regarde. Je n'aurai jamais cru ça possible, un an et demi auparavant. Et pourtant, aujourd'hui, on en est là, tous les deux. 

Je souffle en sortant de la pièce avant de détacher la corde qui retient le rideau en velours noir, pour cacher l'arc de cercle. Ainsi, même si les gens savent qu'il y a une pièce, ils n'iront pas. Au moins jusqu'à ce que je leur ouvre, à vingt-et-une heures. C'est à ce moment là que je veux voir briller le regard de mes amis, que je veux voir l'émotion leur serrer le cœur et le bonheur irradier sur leur visage. J'espère vraiment que ça les touchera. 

Je ramène la palette à l'entrée et viens en aide à Laura qui scotche l'affiche sur la baie-vitrée. Pour m'éviter de me perdre dans mes pensées, elle en profite pour me faire réciter mon discours. Je ne le connais pas par cœur, simplement les grandes lignes, parce que je veux qu'il vienne de mon âme, de mon amour. Elle le sait mais Laura préfère tout de même s'assurer que je ne m'effondre pas en larmes au moment T. Elle a bien raison, j'en serai capable. 

Soudain, mon portable sonne et je l'attrape avant de décrocher. 

- Dylan. 

- Emy la baleine. 

Je pouffe en m'écartant de ma manager et attrape ma bouteille d'eau, par terre, près des tables en faisant sauter le bouchon du pouce. 

- Je n'aurai jamais dû te faire regarder Pitch Perfect. 

- Si, c'est devenu mon film préféré ! s'insurge Dylan. J'aurai loupé un chef d'oeuvre. 

- Mais je me serais évitée ce surnom claqué. 

- Sûrement pas, ricane mon copain et je roule des yeux. Bon, parlons de choses sérieuses. J'ai un léger contre-temps. 

- Quoi ? je siffle alors que la panique revient. Dy, pas de plan foireux ! J'ai besoin de ton aide, ici ! 

Mes yeux se posent sur l'estrade, en morceau, qu'il doit monter, puis sur les tables qui n'ont pas bougé d'un pouce. Mon dieu, c'est dans ce genre de moment que je regrette qu'il se disperse aussi facilement. Dylan est tout ce que je souhaite, désire, aime, sauf que parfois, si je le pouvais, je lui enfoncerai un cerveau programmé pour être un poil plus organisé. 

- Hé, mon cœur, je ne t'abandonne pas, murmure-t-il doucement et je m'apaise. C'est simplement que Ryan a eu du retard à son rendez-vous. Ca nous retarde d'une grosse demi-heure mais tout sera prêt pour l'ouverture, je te le promets. 

- Ryan n'est pas obligé de venir, s'il est occupé, je tente en me mordant de nouveau le pouce et Dylan ricane. 

- Mais bien sûr. Je le vois bien te planter au dernier moment. 

L'ironie dans le ton de sa voix me fait sourire. Ryan ne ferait jamais ça, il doit d'ailleurs être en train de taper du pied pour que son rendez-vous se termine vite. Mais on sait tous que ce dernier est plus important que mon exposition, alors j'espère qu'il ne va pas se tirer avant la fin. Si j'ai envie qu'il vienne m'aider, j'ai surtout besoin qu'il aille au bout de ce qu'il entreprend de son côté. C'est encore plus cher à mon cœur que ma carrière, pour l'instant.

- C'est vrai... 

- Emy, on va venir t'aider, on te l'a promis. Donc continue de faire tes trucs, et dès qu'on arrive, on mettra les bouchées double, ok ? 

- Ok. 

- Allez, je te laisse finir. Je t'aime, à tout à l'heure. 

- Je t'aime aussi. 

Dylan raccroche le premier et en écartant mon téléphone, je prends conscience que sa voix m'a détendue. L'Amour, c'est vraiment magique. 

Je me remets au travail en punaisant les pancartes sous les photos, en lissant les flèches sur le sol, pour donner un sens à la visite. Je sais déjà que ça ne sera pas du tout respecté par mes amis, mais j'ai bon espoir que les visiteurs le fassent. Ce serait déjà ça. 

La nuit tombe, la lumière de la galerie est la seule source qui nous éclaire et je prends cinq minutes pour sortir dehors. Je resserre les pans de mon manteau et enfouie mon nez dans mon écharpe en m'écartant du bâtiment. Ca m'éloigne aussi des lampadaires et quand je lève les yeux au ciel, je parviens enfin à discerner des étoiles. Un frisson glisse sur mon épiderme et je souris contre la laine, les yeux de nouveau embués. 

- J'espère que ça te plait, à toi aussi. 

Notre Yan. Cette exposition porte sa marque : Senso di famiglia. Le sens de la famille, en italien, pays dont il avait des origines. Il en était fier, et je voulais traduire le titre de l'exposition dans cette langue, histoire de la porter jusqu'au ciel. Pour qu'il y ait aussi accès et qu'il puisse parcourir les salles et découvrir les photos qui placardent celle que j'ai caché. Qu'il soit au plus proche de nous. 

Loin des yeux mais près du coeur. Pour toujours. Parce que nous sommes une famille.

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