Niveau 4 (2/2)
Il croit mourir. Sa chute n'est pourtant pas si longue.
En atterrissant sur le dos, Dilan ne peut étouffer un cri qu'il n'entend pas. Quelque chose en lui vient de se briser, il en est sûr. Son corps tout entier est en proie à une douleur qu'il n'a jamais ressentie. Il reprend son souffle un instant, les paupières closes, avant de lever son crâne bourdonnant vers la blessure. Il le regrette aussitôt. Le sang, comme une minuscule fontaine, en jaillit par à-coups, et Dilan peine à retenir un gémissement. Il appuie de toute la force de sa main et, sous le mal, sous la panique, finit par céder aux larmes. Il ne comprend rien. Il ne comprend rien ! Qu'est-ce qui lui a pris, au juste ? Elle l'aurait tué s'il n'avait pas réagi aussi vite. Elle l'aurait frappé à la gorge, et il se serait vidé de son sang là-haut. Peut-être même ne serait-il pas encore mort.
À cette pensée, les tremblements de son menton s'accentuent avant de disparaître. Il n'a plus le luxe de se lamenter. L'heure tourne, et ce qu'il a accompli pour le moment ne le mènera pas loin. Il laisse sa tête rouler sur le sol, la main toujours pressée contre son ventre. La cavité a disparu. Peu importe où il pose les yeux, Dilan ne voit rien d'autre que les ténèbres. Pas même une trace des ronces. Il les ferme sous l'appréhension et, non sans peine, se tourne sur le côté. Son corps semble se déchirer. Rien par là non plus. Ou peut-être que si ; il croit distinguer un minuscule point lumineux, à ce qui semble être des kilomètres d'ici, mais que fera-t-il s'il ne s'agit que d'une hallucination due au choc ? Peu importe, il doit avancer. Rester sur place ne le mènera qu'à l'évanouissement.
Il se hisse sur les genoux et manque de tourner de l'œil. Combien de temps supportera-t-il une douleur pareille ? Il préfère l'ignorer.
Il se redresse sans plus retenir ses râles. Le bourdonnement continu de ses oreilles commence tout juste à s'estomper, mais autre chose le remplace aussitôt. Quelque chose qui résonne dans tout son être et ressemble étrangement à une pulsation. Dilan se fige un instant. Non, elle ne provient pas de lui. Elle provient de ce qui l'entoure. Ce pouls est celui du monde où on l'a jeté.
Où est-ce que je suis tombé ?
Il déglutit et se met en marche. Jamais il n'avait autant eu l'impression de piétiner quelque chose de vivant.
Il ignore combien de temps il avance ainsi. Une minute, une heure peut-être. Aucun bruit, aucun mouvement en dehors de la pulsation ne l'aide à se situer. Seulement ce point lumineux que son regard assombri manque de perdre plusieurs fois. Il n'arrive plus à réfléchir. Ses genoux peinent à le supporter et le sang, à peine contenu par la pression qu'il exerce, continue de couler entre ses doigts. Il va mourir s'il ne l'arrête pas. Enfin, peut-être. Il n'en sait rien. Cela paraît ridicule de mourir d'une si petite chose.
Il manque de se laisser tomber au sol, lorsqu'il aperçoit le coffre.
Se traînant déjà plus qu'il n'avance, Dilan se fige à quelques pas de celui-ci et ferme les yeux un moment. Non, il ne rêve pas. Le point lumineux a disparu ; la lumière qu'il a suivie tout ce temps se trouve devant lui. Et il s'agit d'un coffre. Un coffre en bois, particulièrement bleu, où s'étendent plusieurs motifs floraux tirant vers le mauve. Un coffre à jouets.
Épuisé, Dilan plie les genoux pour se mettre à sa hauteur. Il tend la main vers les motifs et, non sans appréhension, finit par l'y poser. Rien. Il s'attendait presque à ce que cette chose s'ouvre en deux pour l'avaler. Il fronce les sourcils et l'inspecte de son mieux, mais son regard flouté n'aperçoit aucun système de fermeture. Étrange. Pourquoi prendre la peine de jeter ce coffre ici s'il n'est pas mieux protégé ?
Peut-être pour ça, justement.
Il se mord la lèvre, le front humide de transpiration. Que peut-on avoir caché là-dedans ? Il ressent la même angoisse qu'à l'approche du monstre. Pourtant, le souvenir de Malice le dissuade de passer sa route. Il doit savoir. Il doit comprendre pourquoi s'approcher de ce coffre a manqué de lui coûter la vie.
La gorge sèche, Dilan prend une dernière inspiration. Et, d'une main déjà maculée de sang, l'ouvre.
D'abord, il ne voit rien. Sa position lui permet uniquement d'étudier la partie la plus haute du coffre et son contenu, quel qu'il soit, n'atteint pas celle-ci. Prudemment, il se met à genoux et se traîne plus en avant. Quelque chose se trouve bien au fond de la boîte. Quelque chose de mou et agréable au toucher que Dilan ne met pas longtemps à reconnaître une fois l'objet devant les yeux. Un ours en peluche. Celui que tenait Elisa sur la photo du salon.
Il déglutit, les yeux rivés sur celui de l'animal - l'autre doit avoir été arraché il y a des années. Que fait-il ici ? Car sa nature ne fait aucun doute ; malgré le ruban déchiré, malgré la couleur ternie par la crasse, Dilan n'imagine pas se tromper. Mais pourquoi ? Pourquoi Malice prendrait de telles précautions pour une simple peluche ? Cet ours doit être la chose la plus banale qu'il ait aperçue depuis son arrivée ici.
Il le fait tourner entre ses mains, le visage toujours miné d'incompréhension, et finit par comprendre. Là, sous le ruban qui n'en est plus vraiment un, se trouve un cœur en carton malmené par le temps sur lequel se devinent difficilement quelques mots.
À : ELISA
JOYEUX ANNIVERSAIRE !
AVEC TOUT MON AMOUR
BISOUS, PAPA
C'est pas la peluche.
Il serre les doigts sans le réaliser, le front plissé dans un début de réflexion. Cette maison... non, ce monde a-t-il réellement été toujours aussi vide ? Mais que gagnerait Malice à le rendre ainsi ? Est-ce qu'elle cherche à détruire les souvenirs qu'Elisa s'est créés de son vivant ? Elle voudrait le punir, lui aussi ?
Il revient au coffre et remarque autre chose. Un papier, roulé en boule au fond de celui-ci. Il devait se trouver sous la peluche. Pressant celle-ci contre lui à l'aide de son bras au poignet brisé, Dilan plonge à nouveau la main dans la boîte. Il l'en sort et l'aplatit sur la matière noire qui lui sert présentement de sol. Non, pas un papier. Une photo. Celle sur laquelle figure cet homme rencontré dans le cimetière. Son visage ainsi que ceux des jeunes filles ont été grattés au ciseau - au scalpel ? - mais celui d'Elisa, resté intouché, empêche le moindre doute. Il s'agit bien de celle-ci. Par curiosité, Dilan la retourne.
ON SE REVOIT AUX PROCHAINES VACANCES !!! - SH
JE VIENDRAI CASSER LA GUEULE DE TES PROFS S'ILS SONT PAS CONTENTS - F
HÂTE DE TE MONTRER MES PROCHAINES FIGURES ! - A
Dilan réfléchit un instant. Si, comme il le soupçonne, l'ours provient de la surface, la même chose doit être vraie pour cette photo. Pourquoi Malice les aurait jetés ici ? Pour en éloigner Elisa ? Dans ce cas, pourquoi ne s'en est-elle pas simplement débarrassé ? Peut-être n'en a-t-elle pas le pouvoir. Ce monde n'est pas le sien, après tout.
Il revient au visage d'Elisa, uniquement altéré par les rayures blanches provoquées par les plis. Non, elle ne veut pas le punir. Il s'agit d'autre chose.
Elle ne veut pas que ça s'arrête.
Mais pourquoi ?
Les enfants des autres...
Il baisse la tête et heurte celle de l'ours. Elisa a été adopté. Est-ce qu'elle serait... non, impossible.
Il relève les yeux et manque de tomber en arrière. Le coffre n'a pas disparu, mais à tout juste quelques mètres de lui vient d'apparaître une échelle. Oubliant momentanément sa douleur, Dilan se lève d'un geste - ce qu'il regrette amèrement moins d'une seconde plus tard. Ce cauchemar lui offrirait une sortie ? Il en doute. Débouche-t-elle seulement quelque part ? Il a beau lever les yeux, il ne la voit que disparaître au milieu des ténèbres. Rien de très engageant.
Il soupire. Autour de lui ne s'étend que le même écran noir.
Tu veux que je monte ?
Il déglutit, résigné. Très bien. Si c'est ce veut Elisa, il va monter à sa rencontre. Lui rendre ce que Malice lui a pris.
Il plie la photo pour la glisser dans sa poche, sentant son cœur se soulever au contact de son téléphone avant de se rappeler son inutilité. La peluche toujours pressée contre la blessure de son ventre, il agrippe un barreau de sa main poisseuse.
Il serre les dents et commence à monter.
Il ne s'écoule pas si longtemps avant qu'il heurte le sommet de cet endroit. La pulsation n'a pas cessé mais Dilan, rendu sourd par ses propres halètements, n'y prête plus attention. La main crispée autour du barreau, il se tord douloureusement le cou à la recherche d'un plafond. Il ne trouve qu'un infime rayon de lumière horizontal, juste au-dessus de lui. Une trappe ? C'est plus qu'il espérait.
Il s'y hisse dans un ultime effort, les dents serrées comme pour atténuer ses râles. Bientôt, il sent son coude meurtri racler un plancher bien réel. Il y dépose l'ours avant de s'y engager plus franchement. Où l'emmène-t-on cette fois ? Il ne s'en soucie pas vraiment.
Ses pieds quittent l'échelle et, les paupières fermées par l'épuisement, Dilan roule sur le dos pour reprendre son souffle. Son bras couvert d'échardes échappe à son attention. Il s'en est sorti. Encore. Que va faire Malice maintenant ? Mieux vaut ne pas s'attarder.
Il ouvre les yeux et ne voit d'abord qu'un plafond noir. Mais celui-ci ne présente rien d'anormal ; Dilan remarque avec soulagement les lignes blanches laissées par une peinture écaillée. Il tente vainement de se relever, n'y parvenant qu'à la troisième tentative, et se hâte de ramasser l'ours avant d'inspecter la pièce. La trappe, à présent cachée de sa vue par le lit sous lequel elle s'est ouverte, semble avoir disparu. En dehors de celle-ci ne se trouvent qu'une poignée d'étagères vides et une armoire hermétiquement close, toutes fixées au mur dans lequel se découpe la porte de sortie. À l'opposé, une nouvelle fenêtre aux vitres fissurées laisse apparaître ce dont il vient de s'échapper. Le néant. Dilan préfère ne pas s'approcher.
Il déglutit sans savoir où poser les yeux. Malgré les murs lézardés et le grincement qui accompagne chacun de ses pas, cet endroit lui paraît étonnamment calme. Le lit, pourtant couvert de poussière, semble avoir été refait il y a peu et l'inviter au repos. Où est-il arrivé ? Dans la chambre d'Elisa ? Oui, sans doute. Il a beau ne pas y être monté en journée, il voit mal comment il pourrait s'agir d'autre chose. Alors le voilà à l'étage. Là d'où émanait la présence si oppressante de la veille.
Il serre la peluche imbibée de sang contre sa blessure - l'hémorragie a fini par cesser - et pose la main sur la poignée de la porte en bois. Il y remarque, juste avant de sortir, la trace d'une nouvelle gravure et fait un pas en arrière pour mieux l'identifier. Sa gorge s'assèche à nouveau. On a inscrit, sur toute la hauteur de la porte :
PAS D'ISSUE
PAS D'ISSUE
PAS D'ISSUE
Dilan sent ses lèvres se tordre sous le malaise. Il sait, au fond de lui, que ce message ne provient pas de Malice. Combien sont arrivées jusqu'ici avant de perdre la tête ? De combien de victimes suit-il les pas ? Peut-être que d'autres ont déjà tenté le coup.
« Tu ne m'impressionnes pas. »
Il ouvre la porte, peu convaincu par ses derniers mots. Sa voix peine à atteindre ses propres oreilles.
Dehors, les escaliers ont disparu. La maison n'est plus qu'un long couloir à deux angles où stagne la même eau crasseuse qu'au rez-de-chaussée - et Dilan réalise seulement à quel point il a soif. Malgré la porte laissée ouverte, celle-ci semble volontairement éviter la chambre d'Elisa.
Il fait un pas dans le couloir et lève les yeux au plafond. Le bruit de collision a repris et semble plus proche, plus furieux que jamais. Cette maison possède bien un grenier.
Dilan rejoint la porte la plus proche avec l'intention de l'ouvrir, en vain. Il serre les dents, frustré devant tant de passages condamnés, avant de remarquer une forme minuscule dissimulée sous la poignée. Une serrure. Jamais encore ce monde n'avait présenté de serrure. Rapidement, Dilan balaie les alentours du regard. Où a-t-on pu mettre la clef ? Y en a-t-il seulement une ? Ce qu'il a vu de cet endroit n'offre pas tant de possibilités.
Un brusque claquement de porte le tire de sa réflexion. Il tourne la tête sans le vouloir, s'attendant à trouver la chambre d'Elisa hors d'atteinte. Non. Au contraire, la pièce adjacente à celle-ci vient de s'ouvrir. Et Dilan croit bien y entendre des voix.
Il s'approche, poing serré et cou tendu. L'air, plus épais encore qu'à son arrivée, l'empêche d'adopter une respiration suffisamment discrète à son goût. Un nouveau souvenir ? Le couloir est trop étroit pour lui permettre d'apercevoir quoi que ce soit, mais ce qu'il entend suffit à confirmer ses doutes. Il est le dernier. Cette voix de femme, dont un voile auditif probablement dû à sa chute l'empêche de tirer ne serait-ce qu'un mot, n'est pas réelle.
Quelqu'un crie, et Dilan presse le pas. Qu'est-il en train d'arriver là-dedans ? Il atteint l'angle du couloir et, le bras en sang, la cheville en feu, finit par se tenir dans l'entrée de la pièce. Il ne comprend pas ce qu'il y voit.
L'endroit est sens dessus-dessous. Des serviettes, des affaires de toilettes jetées au sol lui permettent d'identifier la salle de bain. Au fond de celle-ci trône une longue baignoire blanche que Dilan sait déborder de toutes parts. Et, devant la baignoire, une femme.
Une femme à genoux. Elle lui tourne quasiment le dos, alors Dilan ne voit rien d'autre qu'un carré de cheveux marron terne s'agiter au rythme de ses soubresauts. Ses bras disparaissent de l'autre côté de la faïence, mais il les devine tendus dans l'effort. Près de ses genoux s'agite une paire de chaussures noires.
Hein ?
Dilan écarquille les yeux. Il l'entend, maintenant. Le bruit de l'eau que l'on gifle, des ongles qui cherchent prise. Quelqu'un dans cette pièce est en train de se débattre. Le bas de son corps, caché par celui de la femme, touche toujours le sol, mais le reste a été plongé dans la baignoire. Et elle est en train de le noyer.
« Eh ! »
Prêt à intervenir, Dilan fait un pas en avant. Et, ce faisant, aperçoit de longues mèches de cheveux gris flotter à la surface de l'eau.
La femme tourne si brusquement le cou qu'il jure l'entendre craquer. Son regard est braqué sur lui ; même après tout ce temps, Dilan n'en a jamais vu d'aussi meurtrier. Il s'entend gémir, paralysé.
« Qu'est-ce que tu regardes ? »
Sa voix n'en est pas vraiment une. Dilan a plutôt l'impression d'entendre le vent cingler une surface métallique. Pourtant, il la comprend nettement cette fois.
Elle se redresse ; il recule sans le vouloir. Ses genoux peinent à le soutenir mais, en voyant ceux de la femme se cambrer comme pour se jeter sur lui, Dilan trouve néanmoins la force de se mouvoir. Il se rue maladroitement hors de la pièce, l'estomac au bord des lèvres. Dans la panique, il trébuche sur son propre pied ; son poignet brisé heurte le sol de tout son poids. Il se relève aussitôt, le regard embué par la douleur. L'eau n'est pas seule à avoir mouillé son pantalon.
Il claque la porte de la chambre d'Elisa moins d'une seconde plus tard, la bouche ouverte dans un hurlement silencieux. Ses genoux finissent par flancher et, bientôt, Dilan se retrouve à terre. Ses yeux exorbités, douloureux à force de ne pas ciller, ne voient pas le sol devant eux. Qui était cette femme ? Que faisait-elle à Elisa ?
Il geint de plus belle, incapable de chasser son image. Qu'est-ce qui lui a pris ? Ce souvenir n'est pas le premier à le surprendre, alors pourquoi se sent-il si impuissant tout à coup ? Son regard...
Il ferme les yeux. Que s'est-il passé ici ? Qu'a-t-elle fait à Elisa pour qu'elle le terrifie à ce point ?
Il ne voulait pas mourir ?
Il porte une main à sa gorge pour réguler un souffle qu'il n'a plus. Elisa a les cheveux mouillés. Personne ne peut se noyer volontairement - pas dans un espace aussi restreint.
Il ne voulait pas mourir.
Après une inspiration laborieuse, Dilan parvient à soupirer. Il comprend, maintenant. Il comprend pourquoi, malgré les dires de son père, Elisa paraît si furieux. Ce qui a déclenché tout ça n'était pas un suicide ; c'était un meurtre. Elisa a été assassiné et, il ne sait trop comment, a créé ces lieux pour tourmenter ses bourreaux. Cette femme a sans doute été sa première victime. Le problème, c'est qu'il n'a jamais vu cette personne auparavant.
Il ferme les yeux à la recherche de son visage. Elle ne ressemble pas plus à Elisa que cet homme rencontré la veille. Pourtant...
Il y avait quelqu'un d'autre.
Quelqu'un pour prendre la photo. S'agirait-il de cette femme ? Il tente de l'imaginer avec sept ans de plus sans parvenir à estimer son âge. A-t-elle une chance d'avoir élevé Elisa - de l'avoir adopté ? Oui, clairement. Mais qu'a-t-il bien pu se produire pour la pousser à commettre un tel acte ? À quel moment, exactement, une mère décide-t-elle de tuer son enfant ?
Il revoit la scène et déglutit. Est-ce douloureux ? Mourir noyé de cette façon ?
Le bruit de collision finit par l'arracher à ses pensées. Il n'a pas le choix ; il doit avancer. Les réponses n'arriveront pas seules de toute façon.
Il pousse silencieusement la porte et se glisse jusqu'à la salle de bain. Comme il l'espérait, la femme et le souvenir ont disparu. Ils n'ont laissé derrière eux qu'une pièce vide, uniquement ornée par une baignoire en faïence noircie d'où s'écoule toujours le même liquide crasseux. Dilan serre le poing. Il n'a pas tenté sa chance avec les deux autres portes du couloir, mais il est certain de les trouver closes. Il sait très bien où Elisa a jeté la clef.
Il s'approche à pas feutrés, vérifiant d'une pression de la main la présence de la photo. L'eau, qui semble s'écouler sans fin malgré l'absence de mouvement, dissimule jusqu'à la couleur du sol, et les murs commencent à se fissurer sous la pression des ténèbres qu'ils recouvrent. Dilan ne s'est jamais senti aussi mal à l'aise.
Il s'agenouille dans une position similaire à celle de la femme et, sans se laisser le temps de trop réfléchir, plonge la main dans le liquide noir. D'abord, il ne sent rien. Plutôt, si ; le fond de la baignoire est parsemé de petites choses rondes et visqueuses qu'il préférerait ne pas sentir. Puis, au milieu de ces choses, le panneton d'une clef. Dilan sent son cœur se soulever de joie en reconnaissant la forme. Il la saisit entre ses doigts et remonte jusqu'à l'anneau, dans lequel il introduit son index. Son ongle arraché rend cette simple tâche quasiment irréalisable ; pourtant, il se surprend à esquisser un semblant de sourire. Il a enfin l'impression d'avancer.
Il est sur le point de remonter à la surface, lorsqu'un nouveau contact l'en empêche. Quelque chose de souple, là où se trouvait la clef un instant auparavant. Une chose longue et fine autour de laquelle il peut enrouler un doigt. Comme un ruban. Non, plutôt...
Des cheveux ?
Il réalise. Et, du coin de l'œil, saisit l'image d'une main à demi brûlée agrippant le bord arrondi de la baignoire.
Dilan en sort la sienne d'un geste suffisamment brusque pour asperger le fond de la pièce. Trop tard. Face à lui, Elisa refait surface. Le plat de ses mains ne tarde pas à toucher le sol et, sous le poids d'une terreur désormais familière, Dilan tombe en arrière. Il rampe sur les coudes pour s'éloigner de lui sans parvenir à franchir plus de quelques mètres. Dans son dos, la porte s'est refermée. Il ne pense plus à l'ours, tombé au sol près de lui. Il ne pense même plus à Amandine. Juste à cette chose et à l'agonie dans laquelle il va passer le restant de ses jours s'il ne trouve pas un moyen de lui échapper.
Avec un craquement des os de son bras droit, Elisa se redresse. Bientôt, le son de sa respiration pénible envahit la pièce. Dilan, sans détacher les yeux du rideau de cheveux gris, racle le sol de ses pieds dans le vain espoir de se rapprocher de la porte. Fuir. C'est tout ce qui importe maintenant.
Il s'écrase encore un peu plus en voyant Elisa avancer dans sa direction. Ses cheveux s'écartent un instant de son visage, et Dilan y devine une rangée de dents serrées par la rage. Il ne voit pas ses yeux ; pourtant, il les sait braqués sur lui - et aussi meurtriers que ceux de son assassin. Il croit mourir en le voyant relever la tête. Mais ce n'est pas sur lui que tombe son regard. C'est sur l'ours.
Il s'écoule de terribles moments de silence avant qu'Elisa n'esquisse le moindre geste. En voyant sa main pâlie par la mort finir par se tendre vers lui, Dilan sent tout souffle le quitter. Pourtant, Elisa ne semble plus le voir. Il se penche un instant pour attraper l'ourson et baisse la tête vers celui-ci. De son visage, Dilan ne saisit plus une parcelle de peau.
Il y a un nouveau silence. Le bruit de respiration s'éteint dans un hoquet surpris ; Dilan ne le remarque pas. Il voit des doigts aux ongles couverts de sang se resserrer autour de la peluche et, l'instant d'après, plus rien. Tombé sur le dos, l'œil hagard, il ne contemple plus qu'un plafond sans couleur. La porte contre laquelle il s'écrasait a fini par s'ouvrir - non, par se dégonder.
Il se redresse aussitôt pour continuer de s'éloigner sur les coudes. Elisa s'est détourné de lui et, doucement, Dilan commence à se reprendre. Il n'entend plus que des râles. Est-ce qu'Elisa voudrait crier ? Il n'en paraît pas capable.
Il sait. Il est conscient. Il l'a reconnu.
Alarmé par un son particulièrement puissant, Dilan lève ses yeux ahuris vers le plafond. Ce n'est pas que la porte. Cet endroit est entrain de tomber en morceaux.
Il tente de rouler sur le côté, sans succès. Un morceau de plâtre tombe sur lui de tout son poids ; il n'est pas bien gros, mais Dilan sent sa bouche se teinter d'un abrupt goût de sang. Il s'en débarrasse d'une poussée du bras. La fontaine de son ventre jaillit à nouveau.
Il use de ses dernières forces pour se relever. Elisa a disparu avec l'ours, ne laissant derrière lui qu'une épaisse couche de ténèbres dans laquelle semble plongée la salle de bain. Pourtant, sa situation est toujours la même. Que veut-il de plus ?
Il trébuche en avant. L'étage s'est mis à trembler. Il serre le poing, y sentant toujours la clef. Est-ce que ce monde va s'effondrer, juste comme ça ? Non. Quelque chose l'en empêche ; quelque chose qui ne dépend peut-être pas d'Elisa. Il doit s'en assurer.
Il clopine vers la serrure et, en dépit des secousses, parvient à y introduire la clef. Derrière la porte s'étend une étroite rangée d'escaliers menant plus haut. Le grenier. Il s'en doutait.
Il s'y engage avec prudence avant de refermer la porte. Celle-ci ne comporte plus aucune trace de serrure ; Dilan ne parvient pas à s'étonner. Il abandonne la clef sur place et commence à monter. Sa blessure le fait terriblement souffrir, et il commence vite à s'aider de sa main. Le bruit de collision reprend au moment-même où elle touche le sol. Dilan lève les yeux. Il est juste au-dessus de lui.
C'est en rampant qu'il gravit la dernière marche. Celle-ci ne donnant que sur un des quatre murs, il se redresse une dernière fois pour balayer des yeux l'ensemble de la pièce. Elle est entièrement vide. Au milieu de celle-ci ne se trouve qu'un tabouret renversé, surmonté par un corps rongé par les créatures blanches aperçues deux nuits plus tôt. Et, devant ce corps, Malice.
Elle s'amuse comme une jeune fille, projetant ce qui reste de la femme contre le mur avec un entrain qui trahit sa cruauté. La pendue ne présente aucune réaction mais, tout comme l'homme des vestiaires, Dilan doute qu'elle soit bien morte. Il la dévisage, les traits tendus par la pitié et le ressentiment. L'assassine d'Elisa ne lui paraît plus si terrible. Elle se balance de manière peu naturelle au bout de la corde, exécutant un mouvement de pendule jusqu'à revenir à Malice uniquement pour être relancée aussitôt. Celle-ci lui tourne le dos, mais Dilan se sait repéré. Il ne peut pas se vanter d'avoir gagné les lieux de manière particulièrement discrète.
« J'arrive pas à croire que tu sois arrivé jusqu'ici » crache-t-elle comme pour lui donner raison.
Elle immobilise le corps d'une pression autour des chevilles et se tourne vers lui. Son expression n'a plus rien de joueur.
« Oh, t'es dégueulasse. »
Dilan suit son regard sur son pantalon mais ne relève pas l'insulte. Devant lui, Malice reprend sa position et son activité. Sa présence n'a pas l'air de lui poser problème.
« Je suis le premier ? demande-t-il alors.
- À arriver ici ? Non. Mais de ta part, c'est étonnant. Surtout sans Amandine pour tout faire à ta place. »
À la mention d'Amandine, Dilan sent la culpabilité lui soulever l'estomac. Il ferme les yeux un instant. Une vie entière ne serait pas suffisante pour exprimer tant de regrets ; il espère en avoir l'occasion plus tard.
« Et elle ? »
Il désigne le corps du menton sans réaliser que Malice ne peut pas voir son geste. Elle baisse néanmoins la tête, les épaules secouées par un hoquet qu'il prend pour un rire sans joie.
« À ton avis ? »
Elle cesse de la secouer sans pour autant l'immobiliser. La femme se balance encore un long moment avant de se stabiliser à nouveau. Puisque Dilan reste silencieux, Malice prend la parole.
« Tu veux vraiment savoir ? Elisa la terrifiait. Elle regrettait de l'avoir fait entrer chez eux, parce que... »
Elle soupire doucement et, pour la première fois, Dilan n'a pas l'impression de la voir surjouer la moindre émotion.
« ...parce que c'était comme avoir accueilli un monstre. C'est ce qu'elle disait. »
Dilan repose les yeux sur la femme. Elle le méprisait donc à ce point ? Mais pourquoi ? Quel crime a commis Elisa, en dehors de sa simple existence, pour s'attirer la haine de sa propre mère ? L'aurait-elle jugé responsable de la mort de Christian - le frère d'Amandine ? Mais comment ? Par quels moyens Elisa, des années entières avant sa mort, a-t-il pu entraîner quiconque dans ce monde maudit ?
Dilan sonde la femme pendue à la recherche d'une réponse. Et, en visualisant les précieuses photos disposées sur la cheminée du salon, se rappelle les pupilles fendues d'Elisa.
Les enfants des autres.
Il soupire, comprenant enfin ce qui se joue réellement dans l'esprit de Malice. Comment a-t-il pu oublier un détail aussi important ? Depuis tout ce temps, la solution se trouvait juste sous son nez.
« Tu es sa mère. Sa mère biologique. »
Sa voix, comme intimidée par le poids de la révélation, s'évapore dans le silence morbide du grenier. Dilan reporte son regard sur Malice, guettant une réaction à défaut d'une réponse. Un haussement d'épaules, un hochement de tête. Rien. Elle ne fait que baisser un peu plus le menton, d'un geste si lent qu'il en est presque imperceptible. Même si Dilan ne les voit pas, il est sûr que ses yeux balaient le sol. Elle ne dit rien. Peu importe. Son silence est la seule réponse dont il ait besoin.
« Elisa était comme toi, c'est ça ? Il était... il était un peu plus qu'humain. Alors t'es quoi, au juste ? »
Elle lève la tête et pousse un soupir. Appuyé, cette fois. Elle se tourne vers lui avec une main sur la hanche et le même air condescendant qu'il lui a toujours connu.
« Tu ne me croirais pas. Disons simplement que je suis une résidente de ce monde. Quelque chose qui te dépasse. »
Il s'attend à la voir sourire de fierté. Non. Malice ne semble plus prendre son rôle très à cœur et autre chose, dans la situation, le dérange. Pourquoi répond-elle si facilement à ses questions ? Ne va-t-elle pas à l'encontre de ces règles dont elle lui a parlé - ses propres règles, il l'a compris ? Dilan a l'impression qu'elle veut l'intéresser. Capter son attention. Mais pourquoi ?
Elle gagne du temps.
Sa situation le frappe tout à coup. Il va bientôt se réveiller. Bientôt, il se retrouvera dans son lit et oubliera tout ça. Elisa, son enquête. Tout. Il ignore comment, mais il est sûr que Malice est au courant de ses activités extérieures. Elles disparaîtront sans doute en même temps que ses souvenirs de ce monde. Il le sait. Mais pourquoi voudrait-elle qu'il se réveille tout à coup ? Ne serait-il pas plus efficace de le tuer une bonne fois pour toutes ? Ou alors...
« Tu ne veux plus me tuer ? »
Face à lui, Malice se met à rire - d'un rire faux, cette fois.
« Pour quoi faire ? Tu risques pas d'aller loin dans un état pareil ! »
Il voit ses doigts se plier sur sa jupe. Non, elle ne veut plus le tuer. Mais pourquoi ? Il sait que ce qui s'est passé un étage plus bas a changé quelque chose, mais quoi ? Le monde s'est mis à trembler. Il a réussi, l'espace d'un instant, à interrompre la fureur qui lui permet d'exister ; ça, il le sait. Peut-être qu'Elisa n'a simplement pas encore retrouvé la raison - Dilan a toujours la photo sur lui. Ou peut-être qu'il y a autre chose. Quelque chose, lié à ce monde, qui l'empêcherait de disparaître et que Malice tenterait maladroitement de protéger.
Lui.
Je dois mourir.
Il ne comprend pas tout à fait d'où lui vient cette pensée. Mais il est le dernier. Le dernier à porter la malédiction. Elle n'existe plus que par lui, parce que...
Elle n'en a pas encore trouvé d'autres.
Il secoue imperceptiblement la tête en se remémorant les paroles de Malice. Combien de personnes a-t-elle l'intention de mener à leur perte au nom de ce monde ? Au nom d'Elisa ? Car il l'a compris ; Malice se moque de les tuer. Pour elle, il n'est question que de les amener ici. D'entretenir ce monde et la haine qui l'empêche de s'écrouler.
Et, ainsi, de garder Elisa en vie pour toujours.
Dilan se frotte les paupières. Que fait-elle là, au fond ? Pourquoi une telle entité passerait sa vie à en regarder d'autres se finir ici ? Il ignore par quel moyen il ne l'a pas compris plus tôt.
« Je suis désolé, pour Elisa. »
Malice se retourne avec un bruit surpris. Elle ne réagit vraiment qu'en voyant Dilan se jeter sur elle.
Il parvient à la renverser avant qu'elle ne disparaisse, captant du coin de l'œil le reflet du scalpel coincé dans sa jupe. Il s'en empare avec une vivacité dont il ne se croyait plus capable mais, avant même qu'il fasse un autre geste, Malice agrippe son poignet pour le lui tordre. Dilan ne retient plus ses cris. Cette fille a une force monstrueuse !
Un instant, il ferme les yeux sous la douleur. Ils ne sont plus seuls quand ils les ouvrent. Derrière le visage enragé de Malice, qui a fini par prendre le dessus, vient d'apparaître un nouveau trou noir. Dilan n'a pas le temps d'en voir plus. Ignorant la disparition du mur derrière elle, Malice lui assène un premier coup au visage.
« Pour qui tu te prends, au juste ? Tu ne me le reprendras pas comme ça ! »
Surpris, Dilan sent le scalpel lui échapper. Il ne s'attendait pas à se faire frapper ; encore moins avec autant de hargne.
« Tu as vu son père ? Tu as vu Cornélius ? Tu sais ce qu'il s'est dit au moment où il a compris ce qui s'était passé ? Qu'il la tuerait si elle avait le malheur d'être encore en vie ! C'est comme ça qu'un parent est censé agir ! »
Elle l'agrippe par le col sans intention de le lâcher. Qui essaie-t-elle de convaincre ? Ces sept années de deuil ont dû lui entamer la raison à elle aussi.
« Et même lui, il va y passer ?
- Pourquoi pas ? Vous êtes tous coupables. »
Elle baisse le ton, mais Dilan n'a pas le temps de se demander si elle croit réellement à ses paroles. Le sol tremble à nouveau.
Il saisit l'occasion pour la pousser en arrière et, ce faisant, la frappe sous la jupe sans le vouloir. Il n'avait encore jamais levé la main sur personne et ne s'attendait certainement pas à commencer par quelqu'un comme Malice, mais ce coup lui permet de se relever le premier. Il détourne les yeux du visage endolori de la fille sans retrouver le scalpel. Merde ! Qu'est-il supposé faire sans lui ?
Il fait un tour sur lui-même dans l'espoir de trouver une alternative, lorsque le toit commence à s'effondrer. Il n'a pas le temps de lever les yeux. Quelque chose de particulièrement lourd tombe droit sur lui, déchirant son visage, ouvrant son cou, et termine son chemin sur le sol après lui avoir déboîté l'épaule. Il croit mourir. Il y était décidé, pourtant, mais ne se sent tout à coup plus aussi sûr de lui.
« Non ! »
Ce n'est qu'à l'entente du cri de Malice que Dilan prend conscience des siens. Il serre les dents et pose un œil embué sur elle - il n'est même plus sûr d'en avoir un autre.
« Arrête ça ! Arrête tout de suite ! »
Contrairement à lui, elle n'a pas bougé d'un pouce. Son regard furieux est rivé au plafond ; instinctivement, Dilan en profite pour s'en éloigner.
« Tu peux pas le garder ici. Tu le sais, non ? »
Malgré ses blessures, il voit Malice écarquiller les yeux en les posant sur lui. Il préfère ne pas imaginer son état.
« La ferme ! De quel droit tu me parles comme ça ? »
Il la scrute sans répondre. Elle n'essaie même plus de se justifier. Combien de fois a-t-elle dû se persuader qu'il s'agissait de la meilleure chose à faire ? Elle a fini par se rendre prisonnière elle aussi.
Dilan s'écrase contre le mur en voyant le sol commencer à s'ouvrir. Surprise, Malice tombe en arrière. Un grondement familier emplit bientôt l'air et, dans un élan de lucidité, Dilan comprend. Cet endroit est en mouvement. Elisa est en train de l'aider.
Sa main quitte son visage pour évaluer la blessure de son cou. Il ne sent même pas sa peau. À en croire la quantité de fluide qui s'en écoule, il n'en a plus pour longtemps. Avoir gardé connaissance jusqu'ici relève quasiment du miracle. Peut-être n'est-il pas si faible, finalement.
À quelques mètres de lui, le plancher s'ouvre en deux. Les lattes se brisent une à une et, par instinct plus que par envie, Dilan abrite son visage entre ses genoux. Il voit Malice tendre la main vers lui au moment de fermer les yeux.
« Non ! Eli- »
Son hurlement meurt dans un silence assourdissant. Dilan ne la pensait pas capable d'éprouver un si grand désespoir.
Il ouvre les yeux et découvre, sans surprise, la pièce plongée dans un calme peu naturel. Un instant, il s'y croit seul. Il recule d'un bond en voyant le monstre se tenir à son côté. Non, pas le monstre. Elisa. Dilan le voit tenir l'ours à travers le sang qui lui coule dans les yeux. Avec ses dernières forces, il plonge la main dans la poche de son jean et en sort la photo.
« Ça t'appartient, je crois. »
Il n'est pas certain d'avoir réussi à souffler ces mots. Dans le coin de son œil, Elisa s'accroupit pour la lui prendre. Combien d'autres souvenirs Malice a-t-elle détruit dans l'espoir qu'il se complaise dans ce monde ? Elle a voulu en faire sa nouvelle demeure, et Elisa a fini par le croire.
Il l'entend respirer. Cela ne lui paraît pas moins pénible qu'avant.
« Dilan. »
Ce n'est pas une voix. À peine un murmure. Dilan n'est même pas sûr de l'avoir bien entendu. Il a froid, et ces derniers instants semblent brouillés par un voile de fièvre qui empêche le moindre doute. Il va bientôt mourir.
« Je ne serai pas lucide très longtemps. »
À ses pieds, Dilan voit un filet d'eau crasseuse accompagner chacune de ses paroles. Il hoche la tête sans vraiment savoir pourquoi. Elisa doit vouloir que ça se termine.
« Je me sens partir. »
Encore une fois, il n'est pas sûr d'avoir prononcé ces mots. Sa respiration commence à ralentir. Il doit vraiment mourir ? Cela lui paraît terrible tout à coup.
« Dilan. »
Lentement, Elisa s'accroupit devant lui. Dilan a laissé sa tête rouler contre le mur, et elle ne se trouve bientôt plus qu'à quelques centimètres de la sienne.
« Je peux te réveiller. »
Il demeure silencieux le temps de réaliser ce qu'Elisa est en train de lui proposer. Vivre. Il lui propose de vivre.
Dilan ne réfléchit pas beaucoup. Il voit un instant le visage de ses proches, le studio où personne ne l'attend. Il pense à Amandine et à sa fille, qui risque de tomber aux mains de Malice si ce cauchemar continue. Et, à moitié étouffé par son propre sang, articule :
« Non. »
En face de lui, l'expression d'Elisa ne change pas d'un pouce. Dilan comprend. Il l'aurait laissé mourir même s'il avait accepté.
« Je vois... »
Elisa baisse les yeux. Il ne fait pas un geste de plus mais, à la vue de son profil soucieux, Dilan réalise à quel point il doit s'en vouloir. Non. Il se trompe. Il aimerait pouvoir lui dire, mais son corps refuse de se mouvoir davantage. Combien d'âmes sa mort va-t-elle libérer ? Il revoit tous ces visages sans expression et se demande lesquels ont arpenté le cauchemar avec lui, les années précédentes. Il n'a plus si peur. S'il existe réellement un autre côté, il sait qu'il ne s'y tiendra pas seul. Peut-être qu'Elisa sera là, lui aussi. Il l'espère. Il a tant de choses à lui dire.
« C'est... pas ta faute. »
Mais sa respiration le quitte. Bientôt, Dilan ne peut même plus ouvrir la bouche. Face à lui, le trou noir s'étend. Il avance vers eux, dévorant la moindre parcelle de sol jusqu'à atteindre celle où ils se trouvent. Dilan, avec son dernier souffle, tend la main vers celle d'Elisa. Il ne ferme pas les yeux.
Quelque part dans le monde extérieur, une longue nuit laisse doucement place au premier jour d'automne.
***
et voilà, c'est fini ! j'espère que ça vous aura plu, que ça vous aura fait frissonner, et que la lecture aura été agréable !
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