Niveau 3 (2/2)

Avec un soupir, Dilan pose un pied à terre. Par où commencer ? Elisa doit tout savoir de leurs intentions. Il ne se montrera pas si facilement. Ou alors, il profitera de l'occasion pour se débarrasser d'eux. Dilan préfère ne pas penser à cette seconde hypothèse.

Il avance sans savoir où aller. Seul, les couloirs de l'hôpital lui paraissent bien plus sinistres qu'auparavant. Il n'avait pas remarqué à quel point les murs étaient humides. Cet endroit n'est pas dans un état si éloigné de celui de l'école primaire. Mais pourquoi ? Pourquoi ce monde est-il ainsi ? Elisa méprise donc la vie à ce point ?

Dilan secoue la tête. Ce n'est pas le moment de s'interroger sur Elisa. Cela viendra après - en dernier recours.

Le sol paraît s'accrocher à ses semelles à chaque mètre parcouru. Dilan ne peut s'empêcher de grimacer. Tout en marchant, il ne cesse de jeter des regards nerveux autour de lui. On l'observe, il le sait.


« Où est-ce que tu es ? »


Il s'arrête. Comme pour lui répondre, un petit bruit métallique retentit dans le couloir vide. Il se retourne, le cœur prêt à exploser. Le son vient de derrière lui. De la pièce qu'il vient de dépasser.

Lentement, Dilan s'en approche et pose la main sur la poignée. Il ne l'avait pas remarqué, mais cette porte ne ressemble pas aux autres. On la dirait venue d'une habitation personnelle et non d'un hôpital. Va-t-elle le mener ailleurs, comme ce passage de la nuit dernière ? S'il veut attirer Elisa, il n'a pas trop le choix. Il déglutit. Les lèvres pincées, les muscles tendus, il ouvre la porte.

Contre toute attente, la pièce est emplie de lumière artificielle. Dilan, ne remarquant pas l'absence d'éclairage, ne se demande pas d'où elle provient. Son regard se dirige instinctivement vers le mur du fond. Un miroir de taille humaine, dans lequel ne se reflète que le néant qui règne ici, y est accroché. Rien d'autre. Il cligne des yeux, mal à l'aise. Qu'est-ce que c'est que cette pièce ?

Il fait un pas à l'intérieur. Le sol lui paraît particulièrement gluant mais, en baissant les yeux, Dilan n'y remarque rien de particulier. Le linoléum qui le recouvre est la chose la plus propre qu'il ait vue ces trois dernières nuits. Il relève la tête avec appréhension. Le reflet n'a pas changé. Dilan fait un pas supplémentaire vers celui-ci mais, au moment-même où son pied touche le sol, sursaute. Il vient d'écraser quelque chose.

Il recule d'un pas et plisse les yeux. Rien. Ce doit être coincé sous sa semelle. Il se penche et, du bout des doigts, finit par trouver un petit objet dur qu'il s'empresse de tirer de là. Une lame de rasoir. Encore un peu, et elle aurait atteint son pied. Manquerait plus que ça.

Il se redresse, la lame bicolore sous les yeux. Il n'est pas blessé ; pourtant, il s'agit bien de sang. À qui appartient-il alors ? Ils ne sont que deux dans ce monde, et Amandine l'attend sur le toit. Elisa, peut-être ? Il s'agirait d'un autre souvenir ?

Dilan déglutit, mal à l'aise. Quel genre de vie a-t-il bien pu mener ? Ce monde dans lequel il les a jetés ne traduit que rancœur et mépris. Est-ce réellement tout ce qu'il est capable de ressentir ? Quelle vie...

Il ferme les yeux un instant sans parvenir à dissiper son malaise. Est-il si différent d'Elisa ? Sans être teintée de haine comme la sienne, son existence est d'une monotonie affligeante. Il n'a jamais aimé. N'a jamais trouvé sa vocation et encore moins l'envie de le faire. Contrairement à Amandine, il n'a aucune raison de sortir d'ici. Rien ni personne ne l'attend à l'extérieur. Si jamais il venait à disparaître, ses parents en seraient les derniers informés.

Il fronce les sourcils. Pourquoi penser à eux maintenant ? Voir leur visage apparaître sous ses paupières closes suffit à le mettre hors de lui, et une telle émotion ne le mènera à rien. Ce sont eux qui l'ont rendu ainsi ! Comment a-t-il pu espérer grandir heureux dans une famille pareille ? Il n'a pas eu besoin d'être un génie pour comprendre qu'ils ne s'aimaient pas. Il n'arrive même pas à les imaginer sourire. Pourquoi auraient-ils voulu un enfant ? Bien sûr qu'il n'était pas désiré. Ça non plus, il n'a pas mis longtemps à le deviner.

Il serre la mâchoire, une main sur le visage. Il n'a même pas un souvenir heureux auquel se raccrocher. Pas une sortie, pas un rire. Rien. Ils ne s'aimaient pas et n'aimaient pas la vie. Et Dilan, bien sûr, n'a jamais eu assez de volonté pour ne pas leur ressembler.

Putain !

Il sent ses membres se mettre à trembler. À quoi bon se rappeler de ça maintenant ? Il a plus important à faire ! Pourquoi ne parvient-il pas à y mettre un terme ? Encore l'influence d'Elisa ? Non, il n'a pas besoin de ça pour se lamenter. C'est tout ce qu'il a toujours fait.

Il s'accroupit lentement. Sa vision commence à s'assombrir, mais il ne le remarque pas. Il se revoit, du haut de sa crise d'adolescence, demander à sa mère pourquoi elle n'a pas avorté au lieu de lui reprocher quotidiennement son existence. Il revoit son regard désabusé - celui-là même qui se teintait de mépris aux rares occasions où ils s'adressaient la parole.


« On ne fait pas toujours ce qu'on veut, Dilan. »


Ce fut sa réponse. Dilan ne se souvient pas de sa réaction.

La boule dans sa gorge se met à grossir. Il les déteste, il les déteste tellement ! Pourquoi l'ont-ils laissé venir au monde ? Pour que son existence soit aussi dénuée de sens que la leur ? Il aurait préféré ne jamais voir le jour.

Un vertige le force à se laisser tomber au sol. À quoi bon continuer ? Amandine n'a pas besoin de lui. Au mieux, il ne fera que la ralentir. Même en imaginant qu'il parvienne à sortir d'ici, que fera-t-il ensuite ? Sa vie ne vaut pas mieux que ce cauchemar.

Son regard flou se pose sur la lame serrée entre ses doigts. Depuis combien de temps est-elle là ? Il pensait l'avoir laissée tomber. Il l'approche de son visage et la contemple, les paupières lourdes. À quoi bon naître pour ne rien accomplir ? Il se le demandait souvent, autrefois. Il a même réfléchi à la façon la moins douloureuse de mettre fin à tout ça. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Toutes ces années écoulées depuis, et il n'est toujours rien d'autre qu'une perte d'espace. Il aurait dû passer à l'acte quand il y pensait encore.


Pourquoi pas maintenant ?


« Dilan ! »


Il sursaute brutalement, ouvrant les doigts dans le même geste. La lame tombe au sol sans bruit. Il reprend sa respiration un court instant avant de l'observer, incrédule. Ses yeux écarquillés sont encore brouillés par le chagrin. Qu'est-ce qu'il fichait ? Était-il vraiment sur le point d'avaler ça ? Non, jamais il ne ferait une chose pareille. Qu'est-il arrivé alors ?


« Est-ce que ça va ? »


Il pose un regard confus sur Amandine, dont il remarque seulement la présence. La jeune femme s'accroupit à son côté, inquiète. Que fait-elle ici ? Ne devrait-elle pas l'attendre plus haut ?


« Je vous ai appelé plusieurs fois, reprend-elle, mais vous répondiez pas. J'ai cru qu'il vous était arrivé quelque chose... »


Dilan fronce les sourcils. Plusieurs fois ? Mais depuis combien de temps est-il ici ?


« Qu'est-ce qui s'est passé ? » se demande-t-il à voix haute.


Amandine secoue la tête.


« J'en sais rien... Comment vous vous sentez ? »


Il s'empare de la main qu'elle lui tend pour se relever, silencieux. Il ne sait pas comment il se sent. Il ne sait même pas ce qui vient de lui arriver ! Il se souvient d'être entré ici, mais après ?Son regard tombe à nouveau sur l'objet posé au sol. Aucun doute là-dessus ; il était sur le point de s'en servir. Mais pourquoi ? Jamais, depuis son entrée dans l'âge adulte, il n'a voulu attenter à sa propre vie. Est-ce l'œuvre du cauchemar ? Dilan baisse les yeux. S'il s'agit réellement de cela, leur situation s'empire encore un peu plus.


« Ça va, fait-il en remarquant le regard soucieux d'Amandine. Je... j'ai dû perdre connaissance un moment. »


Elle hoche la tête, aussi rassurée qu'elle peut l'être.


« Qu'est-ce que c'est que cette pièce ? demande-t-elle ensuite. Il y a... il y a quelque chose de vraiment malsain ici... »


Dilan ne peut qu'approuver. Devant lui, Amandine s'approche du miroir. Ce dernier ne reflète rien de plus qu'avant. Pendant qu'elle l'observe, il reprend le fil de ses pensées. Ce qui vient d'arriver aurait pu lui coûter la vie. Et si ça recommençait ? Amandine et lui ne doivent plus se quitter d'une semelle. Leur seule chance de contrecarrer ce nouveau phénomène est de veiller l'un sur l'autre. Tant pis pour le plan ; ils trouveront un moyen de l'exécuter ensemble.


« J'ai réfléchi, dit-il alors. On devrait plus se séparer. »


Sans s'éloigner du miroir, Amandine se retourne et hausse les sourcils.


« C'est plus sûr comme ça, ajoute-t-il. Si jamais quelque chose arrive, on aura plus de chances de s'en sortir ensemble.

- Oui, c'est ce que je pense depuis le début. »


Gêné, Dilan se pince les lèvres. C'est vrai. Il aurait dû l'écouter, encore une fois.


« Je plaisante ! fait Amandine en remarquant son expression. J'ai voulu suivre votre plan, non ? Je l'aurais pas fait si je pensais que c'était une mauvaise idée. »


Elle sourit, et Dilan lui rend le geste. Il se sent déjà mieux. Quand il y pense, rien de grave n'est arrivé pendant qu'ils étaient ensemble. Elisa ne doit pas vouloir risquer de s'en prendre à deux personnes en même temps. Il soupire discrètement. C'est la deuxième fois qu'Amandine lui sauve la vie rien qu'en appelant son nom. Et lui, qu'a-t-il fait pour elle ? Il devra trouver un moyen de se racheter en sortant d'ici.

Il cligne des yeux en reportant son regard sur Amandine. Devant lui, la jeune femme remet ses cheveux en place et affiche un sourire gêné. En sortant d'ici ? Est-ce qu'il vient réellement de penser ça ?


« Vous savez, dit-elle, c'est bête mais... je crois que je suis... »


Dilan n'entend pas la fin de sa phrase. Quelque chose, juste derrière elle, lui paraît étrange. Comme un défaut dans sa coiffure. Il fronce les sourcils et fait un pas dans sa direction. Non, pas un défaut. Un mouvement.

Un mouvement dans le miroir !


« Attention ! »


Il tend la main vers elle au moment-même où celles du monstre jaillissent des ténèbres. Amandine, en les sentant se poser de chaque côté de son crâne, écarquille les yeux avec un gémissement presque inaudible. Son regard est toujours rivé au sien.

Son visage ne change pas d'un trait lorsque la force inhumaine d'Elisa l'entraîne en arrière. L'expression surprise d'Amandine disparaît bientôt en même temps que lui. Dilan peut voir sa main se lever inutilement dans sa direction avant d'être engloutie à son tour.


« Non ! »


Il s'élance à sa poursuite sans réfléchir. Ce truc n'emmènera pas Amandine ! Le miroir n'est qu'à quelques pas, il doit pouvoir la rattraper. Il doit bien pouvoir faire ça !

Pourtant, sa main ne rencontre qu'une surface dure. Dilan, hébété, met un moment à le réaliser. Il demeure silencieux de courts instants, le nez collé à la surface réfléchissante, avant de la tambouriner du plat de la main. Rien. Le miroir, sans refléter quoi que ce soit de plus qu'avant, n'est plus qu'un miroir.


« Reviens ! Amandine ! »


Il met les mains en visière en espérant améliorer sa vision mais n'aperçoit rien de nouveau. Seulement le vide. Son poing s'abat furieusement contre la vitre. Elle n'a pas pu disparaître comme ça ! Où l'emmène-t-il ? Plus loin dans le cauchemar ?


« Tu veux me tuer, non ? Amène-toi ! »


Il doit les suivre. Il doit trouver un moyen d'entrer dans le néant !

Il cligne des yeux, la main suspendue à moins d'un centimètre du miroir. Le néant. C'est ça. La chose se déplace dans le néant ! Où se dirige-t-elle alors ?


Le toit.


Dilan quitte la pièce à toute vitesse. Sa cheville ne le supportera pas longtemps à ce rythme, mais peu importe. Amandine aura disparu dans moins d'une minute. Il n'en a pas fallu plus à cet homme dans les toilettes.

Il traverse le couloir et se traîne en haut des escaliers. Là, il y est presque ! Il ne laissera pas Elisa faire une victime de plus. Il ne laissera pas ce monde engloutir Amandine !


« Amandine ! »


Il ouvre la porte d'une poussée d'épaule. Personne. Non. Non ! Ils sont forcément ici !


Ce truc noir débouche ailleurs ?


Non. Si ? Il n'arrive pas à réfléchir.

Il avance au centre du toit et fait un tour sur lui-même. Où sont-ils ?


« Amandine... »


Dilan se sent faiblir en se remémorant le sort de l'inconnu. Amandine n'a tout de même pas pu disparaître juste comme ça !

Il redescend, le souffle raccourci par l'angoisse. Le couloir défile sous ses yeux sans donner signe de présence humaine. Elle est forcément quelque part. Elle n'a pas pu se faire avoir aussi facilement ! Elle n'a pas pu...

Sa cheville se dérobe sous lui. Une nouvelle fois, Dilan tombe en avant sans même avoir le réflexe de se retenir. Il heurte le sol de plein fouet. Il ne se relève pas. Il n'en est pas capable.


Amandine...


Il ne la retrouvera pas. Bien sûr qu'il ne la retrouvera pas. Elle devait déjà être morte à l'instant où il s'est mis à courir.

Il serre le poing comme il serre les paupières, un gémissement pathétique au fond de la gorge. Pourquoi ne peut-il pas prendre sa place ? Amandine avait une chance ; pas lui. Son esprit est aussi atteint que son corps. Elisa vient de lui enlever tout espoir de garder la raison, et quelque chose lui dit qu'il le sait. Il n'a plus la force d'être seul.

Son front se laisse mollement tomber sur le linoléum. Longtemps, il demeure immobile, la respiration uniquement rythmée par d'incessants hoquets. Il commence tout juste à reprendre ses esprits lorsqu'un bruit d'applaudissements le fait ouvrir les yeux. Des rayures. Il n'a pas besoin de lever la tête pour en savoir plus. Malice, évidemment.


« Félicitations, Dilan ! s'écrie-t-elle avec un enthousiasme forcé. Tu viens de devenir le dernier survivant de ce monde ! Alors, ça te fait quel effet ? »


Il serre les dents. Cette saloperie... Est-ce qu'elle s'attend à le voir sauter de joie ? Dans quel monde vit-elle, bon sang ?! Tout meurt autour d'eux, et elle...


« Tu crois quand même pas que vous étiez les premiers à essayer ? Rien de ce genre nous fera jamais quoi que ce soit. Mais bon, je suis prête à te donner un point pour l'effort ! C'était très astucieux, Dilan ! »


Nous ?


Lentement, il se relève à la force de son bras. Malice, qui s'est penchée vers lui avec l'intention de lui tapoter le dos, se redresse.


« Hm ? Un dernier sursaut d'énergie, peut-être ? » commente-t-elle.


Mais il ne peut pas faire mieux que se mettre à genoux. En réalisant cela, Malice ne peut empêcher un pouffement insupportable de franchir ses lèvres.


« Oh, peut-être pas finalement ! »


Elle porte la main à sa bouche pour étouffer son rire sans vraiment avoir l'air de vouloir l'arrêter. Bientôt, Dilan sent son regard s'embrouiller. Il la hait, il la hait tellement ! Il ne se pensait même pas capable de pouvoir haïr à ce point !


« Hm ? Qu'est-ce que t'as ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? »


En face de lui, Malice penche la tête sans même ciller. Il voudrait la voir morte.


« Tu me détestes ? Tu veux me tuer ? Essaye. Quand bien même tu réussirais, j'ai des milliers de semblables prêts à me venger. »


Dilan serre le poing pour l'empêcher de trembler. Il ignore ce qui, de sa rage ou de sa terreur, lui dicte ce geste et s'en moque bien.


« Tu... »


Il déglutit. La seule énergie qui l'habite est celle du désespoir, pourtant, il parvient à hausser suffisamment le ton pour se donner contenance.


« Tu disais qu'on pourrait sortir d'ici ! Qu'on serait délivrés ! »


En face de lui, Malice ne se retient plus de rire. Elle glousse comme une jeune fille, les épaules secouées de joie.


« Oui ! Ça a toujours été bien plus amusant ainsi ! »


Dilan la regarde sans réagir. Amusant ? Le meurtre d'Amandine a été amusant ?


« Qu'est-ce qu'elle a fait de si terrible ? Elle avait une fille ! dit-il d'une voix pitoyable.

- Et alors ?! Mon... »


Elle se tait, les yeux écarquillés par la colère. Elle n'en dit pas plus mais Dilan, à qui ce soudain accès de rage fait esquisser un mouvement de recul, peut voir sa mâchoire se crisper. Bientôt, la jeune fille se retourne, et il n'a plus sous les yeux que son dos immobile.


« Hypocrite, murmure-t-elle. Comment tu oses me parler des enfants des autres ? »


Elle porte une main à son visage et, seulement, Dilan remarque la différence. Ses cheveux ont quelque chose qu'ils n'avaient pas avant. Un ruban. Un ruban blanc.

Cette fille porte le ruban d'Amandine.

Dilan, qui avait pourtant abandonné cette idée, se relève pour de bon sans vraiment savoir ce qu'il a l'intention de faire ensuite. Il veut la blesser, c'est tout.

Il fait un pas vers elle avant d'embrasser à nouveau le sol, la bouche aussi ouverte qu'inutile. Il reconnaît cette sensation. Malice a entendu ses râles et, sans même se retourner, l'a condamné à s'étouffer une fois de plus. Étrangement, cela ne lui paraît pas aussi terrible que la première fois.


« Tu es tout seul, maintenant, poursuit-elle sans le regarder. Et tu seras bientôt au plus profond du cauchemar. J'ai hâte de voir ce que tu vas faire. »


Elle soupire, et Dilan respire à nouveau. L'air entre par sa bouche et, même une fois ses poumons gonflés au maximum, il a l'impression de ne pas en avoir assez. Bien qu'amplifiée, l'odeur de sang et de métal ne le gêne plus.


« Tu dois te demander pourquoi je ne te tue pas maintenant ? »


Malice se retourne en glissant sur la pointe des pieds. Dilan est presque soulagé de la voir retrouver son engouement contre-nature. Dépourvu de celui-ci, son visage prend un ton effrayant.


« C'est simple ! Le jeu aurait aucun intérêt si je vous tuais moi-même ! Ce monde deviendrait triste.

- Le... le jeu ?

- Je t'ai déjà dit que c'était un jeu, Dilan. Sérieusement, je le répète tous les ans ! Ça t'arrive d'écouter quand on te parle ? »


Il baisse la tête. Sa fureur n'a pas faibli, mais il la sait inutile. Amandine est morte pour ces conneries ! Ça la tuerait d'être un peu plus précise ? Il a compris que Malice n'était pas là pour les aider, mais que lui apporte l'inverse ?


« Ah, là là... »


La jeune fille se retourne à nouveau, le menton dans la main.


« Je dois vite en trouver d'autres. »


Intrigué, Dilan relève les yeux. En vain. Malice, comme toujours, s'est évaporée sans lâcher ne serait-ce qu'un début de réponse.

Il serre les dents, à bout de souffle. Ses larmes tombent sans bruit sur le sol. Son regard embrouillé ne le voit pas, mais il sait être seul. Il n'entend rien d'autre que ses propres reniflements.


Amandine...


Bien qu'ayant causé sa mort, Elisa lui est complètement sorti de la tête. Dilan ne souhaite plus qu'une chose. Si aucune autre ne marche, peut-être que celle-ci détruira ce monde une bonne fois pour toutes. Il doit essayer.

Il doit tuer Malice.




Dilan se réveille en pleurs. Il ne sait pas pourquoi.

Il tend les mains devant lui et, sans même un regard pour son réveil, se hâte d'actionner l'interrupteur de l'entrée. Des yeux, il fait le tour du studio, le dos obstinément collé au mur. Tout est en ordre, mais le poids dans sa poitrine ne s'allège pas d'un pouce. Quelqu'un est ici. Quelqu'un est venu, il le sait ! Il doit partir. Il doit sortir, ou son cœur va exploser.

Il titube vers la salle de bain et se jette dans les premiers vêtements venus sans s'encombrer d'une douche. Sa respiration est si irrégulière qu'il se demande s'il n'est pas en train d'angoisser. Chacun de ses souffles libère un sifflement aigu d'entre ses dents. Sa mâchoire devient franchement douloureuse, mais il ne la desserre pas pour autant.

Il ne ferme pas la lumière avant de sortir, pas plus qu'il ne donne un deuxième tour de clef. Il doit s'éloigner d'ici. Trouver un endroit sûr. Un endroit où on ne le remarquera pas.

Il dévale les escaliers de l'appartement, incertain de saisir le sens de sa propre pensée.




En cherchant la foule, Dilan finit par trouver la gare. La seule chose de cette satanée ville à ne pas être déserte. Il réfléchit, le regard plongé dans le reste de café d'un gobelet en plastique. Il doit faire quelque chose. À ce rythme, il ne se remettra pas de la prochaine nuit.

Il lève la tête et jette un œil anxieux aux silhouettes immobiles plantées devant lui. Il est seul assis à cette table et, d'où il se trouve, a tout le loisir de les observer. Elles-mêmes, trop préoccupées par l'affichage des horaires de trains, ne font pas attention à lui. C'est ce qu'il cherchait. La foule. Pourtant, il a l'impression de faire face à un défilé de revenants.

Il s'essuie les yeux en espérant chasser cette impression. Pourquoi se sent-il aussi seul ? Il devrait être effrayé, pas déprimé.

En s'ouvrant, son regard tombe sur l'horloge murale accrochée au fond du bâtiment. Il va être en retard s'il ne part pas maintenant. Il aimerait pouvoir ignorer son travail le temps de régler son problème mais, bien sûr, n'en a pas l'audace.

Il se lève avec un soupir.




Ça ne va pas. Ça ne va pas du tout.

Dilan sent la peur lui donner la chair de poule. Il n'aurait jamais cru qu'être entouré de ses collègues à la lumière artificielle des bureaux soit pire que se trouver seul. Chaque coup de téléphone lui arrache un sursaut, et le moindre murmure se transforme en nouvelle source d'angoisse. Il frissonne, les bras croisés, les épaules arrondies. La sensation d'être surveillé ne l'a pas quitté.

Il ferme les yeux et rien ne change. Il y a forcément quelque chose à faire. Quelque chose pour que ça s'arrête. Mais quoi ? Il n'en sait rien.

Par frustration, il ouvre à nouveau la page internet de la veille. L'article n'a pas été mis à jour. Bien sûr qu'il n'a pas été mis à jour. Dilan l'a consulté il y a moins de vingt-quatre heures.

Il le parcourt des yeux une fois, deux fois. Non, il n'a rien loupé. La rédactrice ne fournit pas d'explication aux évènements qu'elle dépeint. Elle n'avance pas même la plus vaseuse des théories. Il soupire et, de sa souris, survole le nom des établissements scolaires et de leurs victimes respectives. Il n'a plus qu'à se concentrer sur eux.


« Oh ? »


Il cligne des yeux en pensant mal voir. Non. L'en-tête du troisième groupe, Le Lycée le Jardin Radieux, s'illumine bien à son passage. Un lien. Ce truc est un lien, et il ne l'avait même pas remarqué.

Il clique dessus avec une bouffée d'espoir. Peut-être y parle-t-on d'un survivant ? D'un remède ? Il en doute mais, dans son état, ne peut s'empêcher d'y croire.

Il s'humecte les lèvres. La page met six bonnes secondes à s'ouvrir, et Dilan sent son assurance le quitter aussitôt. Ce ne sont que des photos. Deux photos de classe, impeccablement scannées, chacune affichant trois rangées de lycéens rieurs - Dilan a rarement eu l'occasion d'en voir d'aussi conviviales. Parmi ceux-ci, une poignée de visages ont été entourés de rouge. Il suppose qu'il s'agit des victimes. Pourtant, son attention n'est pas focalisée sur l'un d'eux.

Dilan croit sentir son cœur s'arrêter un instant en le voyant. Il reste immobile une seconde avant de se pencher davantage sur l'écran, les yeux écarquillés. Debout au milieu de la première rangée de la photo de gauche, le visage ennuyé d'Elisa Automne lui rend son regard.

Dilan sent son souffle le quitter. Ses cheveux, assortis à la chemisette grise qu'il portait ce jour-là, ont atteint sa taille. Sa tête à la fois penchée et baissée donne l'impression de vouloir éviter la morne lueur du ciel, et ses traits ne semblent pas s'être durcis. Plus encore que lorsqu'il l'a connu, Elisa ressemble à s'y méprendre à une jolie jeune fille.

Il se laisse retomber sur son fauteuil et respire à nouveau. Qu'est-ce qu'il fiche sur cette photo ? Car questionner son identité ne lui traverse même pas l'esprit ; quelles sont les chances de rencontrer une personne semblable à Elisa ? Il a dû fréquenter ce lycée. Il a dû côtoyer les gamins de ces classes et, tout comme ces enfants de CE2, on en retrouva morts des années plus tard.


C'est ridicule.


Pourtant, il ne peut arriver à croire à une coïncidence. Il ne se vante pas d'être particulièrement objectif ; la seule pensée d'Elisa suffit à lui arracher un frisson. Mais il s'agit de son seul indice. Il doit bien choisir une direction dans laquelle avancer. Il ne veut pas mourir comme ça.

Il sent son regard s'embuer. Non, il ne veut pas mourir. Il ne l'a jamais voulu.


« Ah... »


Qu'est-ce qui lui prend ? Il s'essuie les yeux et les reporte sur son écran. Parmi les cinq visages encerclés de rouge, quatre garçons et une fille, se trouve celui du jeune homme debout juste derrière Elisa. Dilan, à cause des contours flous de ce dernier, ne remarque pas immédiatement la main qu'il a posée sur son épaule. Il jette un œil au site à la recherche d'une légende, en vain. Les noms des victimes sont inscrits dans un ordre qui lui échappe totalement. Seul l'un d'entre eux, celui d'un certain Christian, est accompagné d'un point d'interrogation et d'un date du décès non cohérente. Génial. Elle ne pourrait pas être plus précise ?

Il revient à la photo, frustré. L'un des garçons, un grand type aux cheveux longs placé au fond de la photo de gauche, l'interpelle plus que les autres. Il ne sait pas pourquoi, alors il cesse de l'observer assez rapidement. C'est sur un autre visage que ses yeux reviennent se poser.


« Elisa... »


Une soudaine montée d'angoisse le fait se pencher en avant. Un instant, il craint de vomir.

Il reprend son souffle sans parvenir à calmer ses palpitations. Il se souvient, dans la confusion qui a accompagnée sa course de ce matin, s'être demandé s'il était réellement possible de mourir de peur. Il ne tient pas à le savoir.

Il s'essuie le visage en s'efforçant de respirer le plus lentement possible. Que faire maintenant ? Trouver Elisa ? Il sait qu'il n'est pas juste de le soupçonner ainsi, mais c'est tout ce qu'il a. Y parviendra-t-il seulement, en une soirée ?


« Hey, Dilan ! »


Il sursaute. Il s'attendait, à un moment où un autre, à voir ses recherches interrompues par la voix d'Antoine, mais il ne s'agit pas de la sienne. Caméli - Camélia ? - se sépare tout juste de la machine à café et semble prise d'une irrésistible envie de le saluer.


« Qu'est-ce que tu fais ? Encore avec tes histoires ? Hm ? »


Il ne sait pas pourquoi, mais sa voix l'insupporte. Pourquoi est-elle toujours si joyeuse ? Ce n'est qu'une stagiaire.

Il se retourne, prêt à cracher n'importe quoi qui la ravirait, mais l'expression de la jeune fille l'en dissuade. Son regard est tombé sur son écran, et elle ne semble pas aimer ce qu'elle y voit.


« Ah, c'est... euh... »


Il ne sait pas quoi inventer, mais Caméli ne l'écoute pas de toute façon. On la dirait sur le point de pleurer ; malgré tout, son regard l'effraie un peu.

Elle revient à elle en moins de deux secondes, alors que son gobelet lui glisse des mains. Le contenu se répand à leurs pieds. Caméli le regarde un instant sans réagir. Puis, alors que Dilan ouvre tout juste la bouche pour lui demander ce qu'est son problème à la fin, elle marmonne :


« C'est leur café. Il est dégueulasse. »


Il cligne des yeux. Elle a dû anticiper sa question.

Il fait mine de se lever pour nettoyer le tout mais n'en a pas l'occasion. À la force d'une seule main, Caméli le saisit par l'épaule pour l'immobiliser. Elle l'enfonce dans son siège et, avec un enthousiasme peu naturel, dit :


« Je vais chercher de quoi t'enlever ça ! Attends-moi ici, d'accord ? »


Elle lui adresse un petit signe de la main et se retourne sur la pointe des pieds. Dilan la regarde s'éloigner sans cligner des yeux. Cette fille va le tuer. Il ne sait pas d'où lui vient cette pensée exactement, mais le regard qu'elle lui lance avant de disparaître de sa vue finit de le persuader. Elle ne reviendra pas avec des chiffons.

Dilan revient à l'écran avant de perdre la raison. Il doit partir d'ici. Sa situation ne s'arrangera pas d'elle-même ; il doit faire quelque chose. Mais quoi exactement ?


Réfléchis deux secondes.


Est-il vraiment possible qu'Elisa soit à l'origine des morts ? Oui. Ça ne tient pas debout, mais il doit bien admettre que mourir de peur dans son sommeil n'a rien de naturel. Il s'agit d'autre chose. Mais comment en être sûr ? Dilan ne connaît même pas les victimes.

Il cligne des yeux. Si, il en connaît. Vincent, Pierre... tous les autres. Lui-même. Ils ont changé les quelques mois qu'Elisa a passé avec eux en véritable calvaire. Mais le directeur ? Elisa n'a jamais eu de problème avec lui, mais peut-être est-ce justement la raison de sa rancune. Il lui en veut de n'avoir rien fait.

Dilan, malgré le peu de souffle qu'il a, soupire. Que faire alors ? Chercher Elisa et discuter de tout ça autour d'un bon thé chaud ? Il n'est même pas sûr de pouvoir le trouver.

Une nouvelle sonnerie de téléphone le tire de sa réflexion. Peu importe, il doit partir. Disparaître d'ici avant que Caméli revienne.

Il pose les mains sur son bureau et se lève d'un geste brusque. Ses jambes ne le soutiennent pas totalement. Il lâche son appui et, d'un air voulu naturel, commence à se diriger vers la sortie. Le seul regard qu'il attire est celui de son voisin. Bien. Vu les habitudes de ses collègues, il doit le croire en route pour la machine à café.

Il s'engouffre dans l'ascenseur et disparaît sans un mot de plus. Il peut voir Caméli s'approcher de son bureau juste avant que les portes ne se referment.




Le bruit de la rue lui apparaît comme une bénédiction. De retour chez lui, Dilan s'empresse de retrouver le site qui l'a tant aidé. Dans un second onglet s'affichent les arrêts d'une ligne de bus. Il tourne en rond un moment avant de retrouver l'annuaire que lui ont refourgué ses parents le jour de son départ et le jette à côté de l'ordinateur. Il n'a plus qu'à chercher.

Il se laisse tomber sur le sol et inspecte une première fois le trajet de la ligne 13. Celle qu'Elisa prenait pour rentrer chez lui il y après de vingt ans. Il arrivait à Dilan de faire la même chose, les jours où ses parents n'avaient pas le temps de venir le chercher. Il ne s'en souviendrait probablement pas sans ça.

Il ouvre l'annuaire à la première ville desservie et se met en quête d'une famille Automne. Bien sûr, il suffirait d'un déménagement ou même d'une modification de la trajectoire de la ligne pour que ses recherches tombent à plat, mais il n'a pas d'autre idée. Chercher directement le nom d'Elisa ne l'a mené qu'à la collection d'automne d'une ligne de vêtements pour femmes.

Il est près de midi lorsque son souffle se perd sous autre chose que l'angoisse. Là, il l'a vu. Il cligne des yeux plusieurs fois et remonte la page. Automne, Cornélius. Résident d'un village dont il n'a jamais entendu parler.

Dilan sent son cœur s'agiter. Rien ne prouve qu'il s'agisse de la même famille, mais il doit bien commencer quelque part. Il copie l'adresse au dos des photos de classe fraîchement sorties de l'imprimante, sur lesquelles il a également inscrit le nom du mystérieux Christian, et se redresse avec difficulté. Depuis combien de temps était-il assis ici ? Jamais encore il n'avait été aussi absorbé par quoi que ce soit.

Il fait craquer les os de ses mains en réprimant un frisson. La sensation d'être observé en permanence ne s'est pas atténuée, mais il fait de son mieux pour l'ignorer. Rien ne peut arriver tant qu'il ne dort pas.




Assis dans le bus de la ligne 13, Dilan reprend doucement son souffle ; il a dû courir pour l'attraper. Il pose le front sur la vitre et observe le défilé de paysages urbains. Un brouillard épais, tombé en moins d'une minute, en recouvre les formes. Il n'y a sans doute pas grand chose à regarder de toute façon.

Dilan sort les photos de sa poche pour vérifier l'adresse une fois de plus. Ligne 13, septième arrêt après celui-ci. Il ferme les yeux un instant, épuisé. Il pourrait s'endormir sur le champ. Dehors, les traces de civilisation disparaissent peu à peu. Il ne reste bientôt plus qu'une épaisse route de terre sur laquelle le bus s'engage au ralenti. Las de la vue, Dilan jette un œil à sa montre. Il s'est assis il y a plus de vingt minutes. Il devrait se préparer à descendre.

Il trébuche jusqu'à la sortie et regarde par la vitre, les yeux plissés. La brume s'est épaissie. Sans savoir pourquoi, sa vision lui fait froid dans le dos.

Il souffle un au revoir peu convaincu en posant un pied à terre. Il peut à peine voir ses chevilles mais, au contact, devine le chemin de terre sur lequel il avance. Les trottoirs solides sont un luxe dont on sait apparemment se passer.

Il s'éloigne des champs pour se rapprocher des silhouettes d'habitations, à droite de la route, et vérifie l'adresse une dernière fois. Il n'a plus qu'à trouver le bon numéro.

Il s'enfonce dans le village, les épaules secouées par de nouveaux frissons. Peut-être s'agit-il simplement d'un effet de la météo, mais quelque chose de sinistre émane de cet endroit. Comme si toute forme de bonheur y était impossible.

En espérant chasser ces impressions, Dilan secoue la tête. Il a un possible père de famille à trouver.

La ligne 13 semble être le seul lien de ce village avec le monde extérieur. Lorsque, enfin, Dilan lève les yeux vers la maison tant recherchée, il n'a pas croisé le moindre passant. Que fera-t-il si plus personne ne vit ici ? Il soupire. Il cherchera ailleurs, voilà ce qu'il fera.

Il gonfle ses poumons d'air froid et, non sans appréhension, appuie sur la sonnette. Il est presque surpris de voir la porte s'ouvrir sur un homme, âgé mais bien vivant, qui le dévisage d'un œil interrogateur. Dilan ouvre la bouche mais ne parvient qu'à bafouiller un son incompréhensible. Le regard de l'homme se plisse. Il n'a pas préparé son entrée. Comment est-il censé se présenter ? Il ignore l'état de la mémoire de cet individu mais, si Elisa lui a parlé de lui il y a vingt ans, il ne sera sans doute pas très enclin à répondre à ses questions.


« C'est pour quoi ? » demande l'homme d'un air peu engageant.


Dilan se raidit. Il n'est tout de même pas venu jusqu'ici pour repartir bredouille.


« Vous êtes... vous êtes le père d'Elisa ? Elisa Automne ? »


L'expression de l'homme change du tout au tout. Il écarquille les yeux et, dans son regard, Dilan peut deviner le chagrin qui l'accable. Il en regretterait presque sa venue ici.


« Oui. Et vous êtes ?

– Euh, Thomas. Thomas Ducoin, improvise-t-il. Elisa était mon... mon ami. Au lycée.

– Thomas ? »


L'homme semble réfléchir un instant.


« Oh, vous deviez être avec ce groupe. Oui, je vois. Qu'est-ce que vous faites ici ?

– J'aurais voulu vous parler d'Elisa. Enfin...

– Parler d'Elisa ? »


Il baisse les yeux, et Dilan voit le chagrin s'accentuer.


« Oui... venez me parler d'Elisa. Qu'est-ce que vous pouvez bien avoir à me dire ? » fait-il après un moment de silence.


L'homme disparaît dans le couloir et, après une hésitation, Dilan s'engage à sa suite. Il ferme la porte, plongeant la pièce dans les ténèbres. Les volets ne sont ouverts qu'à moitié.

Dilan fait quelques pas avant de s'arrêter aussi net. Il frissonne malgré la chaleur. Son regard inspecte discrètement la partie du salon mise à sa portée. L'homme lui tourne le dos, et il semble siroter une boisson fumante que Dilan ne parvient pas à identifier. Rien d'anormal. Il met son malaise sur le compte de l'angoisse, jusqu'à ce qu'il tourne la tête. Et, lentement, lève les yeux.

Un escalier.

On devine, de l'extérieur, la présence d'un étage – peut-être même d'un grenier ; ce n'est pas ce qui le dérange. Non, il y a autre chose là-haut. Une chose terriblement mauvaise dont la seule existence suffit à l'accabler. Comme une présence ; une présence invisible, inaudible, inodore mais pourtant bien réelle.


« Vous le sentez aussi ? »


Dilan tressaillit. L'homme est revenu vers lui.


« Qu'est-ce que c'est que ça ? »


L'autre émet un son qui ressemble à un rire, un rire bref et sans joie.


« C'est tout ce qui me reste. »


Il s'éloigne avec un haussement d'épaules. Dilan, ne nourrissant aucune envie de rester seul à cet endroit, le suit de près et entre dans le salon. Une pièce fort joliment décorée, il faut le dire. Il s'y avance en s'efforçant de ne pas l'étudier avec trop d'insistance. De toute évidence, l'homme vit seul – il aurait été étonnant qu'Elisa soit encore avec lui. Dilan renonce donc à sa première question.


« Je vous dérange ? demande-t-il à la place.

– Pas vraiment. »


L'homme s'empare de sa tasse fumante et la tend vers Dilan.


« Vous en voulez un ? »


Il refuse d'un mouvement de tête et reprend son observation. À sa gauche, posées sur une cheminée qui n'a sans doute pas servi depuis des années, sont alignées trois photos d'Elisa. Puisque rien d'autre n'attire son attention, Dilan s'en approche silencieusement. Elisa y affiche les mêmes contours flous que sur la photo de classe. Tout ce qui n'est pas lui a pourtant l'air net.

Intrigué, Dilan s'empare du cadre le plus proche. Elisa y apparaît encore plus jeune que sur sa photo de CE2. Plus heureux, aussi. Assis sur le sol d'une pièce lumineuse, l'enfant sourit de toutes ses dents. Il tient contre lui un ours en peluche qui le cache jusqu'aux genoux, et le reste du papier cadeau dont il venait probablement de le sortir s'étale sur le carrelage blanc. Derrière lui se devine une jambe d'homme en pantalon noir – probablement son père, penché vers lui pour lui caresser les cheveux. Dilan ne soupçonnait pas Elisa d'aimer les peluches. À vrai dire, il ne le soupçonnait pas d'aimer quoi que ce soit.


« Posez ça » dit sèchement l'homme.


Il sursaute et s'exécute, embarrassé. Il n'est pas venu pour se faire mettre à la porte. La photo l'a simplement interpellé.


« Désolé, c'est juste... surprenant. Il avait toujours l'air un peu triste sur les... Je veux dire, quand je l'ai connu.

– Oui, je sais. »


Dilan déglutit. Malgré son invitation à entrer, l'homme n'a pas l'air très enclin à la discussion.


« Dites... »


Il s'avance d'un pas et sort la photo de sa poche. Elle est un peu froissée, mais ses sujets sont encore loin d'être méconnaissables.


« Vous avez déjà vu ces gens ? Ceux entourés en rouge ? »


L'homme lui prend la feuille des mains et l'observe un long moment, les yeux plissés derrière ses lunettes ovales.


« Ce ne sont pas ses amis du lycée ? Vous devriez les connaître, non ?

– Oui, répond Dilan un peu plus fort que nécessaire. Oui, je les connais. C'est juste que... je crois qu'ils ont disparu. Je me demandais si Elisa... »


Dilan prend une grande inspiration. Cet homme dégage une telle négativité que lui parler suffit à lui couper le souffle.


« ...si Elisa était susceptible de savoir quelque chose.

– Elisa ne peut rien pour vous. »


L'homme a parlé sans hésiter. Il lui tourne le dos et, le verre fumant toujours dans la main, contemple la brume par les volets entrouverts. Dilan déglutit. Craignant de trahir ses intentions en insistant davantage, il demeure silencieux et reporte son attention sur les photos. Celle du milieu représente Elisa, un peu plus vieux mais pas encore adolescent, tenant un petit panier de fleurs colorées. On a inscrit, dans un coin et au stylo doré, Première Vente ! 23.04.96. Quant à celle de droite... c'est Elisa. Mais il n'a rien à voir avec l'idée que Dilan s'est faite d'Elisa.

La photo ressemble à celles que tirent typiquement les groupes d'adolescents en vacances. Le visage d'Elisa, encadré de trois autres, occupe la place centrale, et ce n'est qu'en l'étudiant que Dilan réalise à quel point il est différent de cet homme qui l'a accueilli. Ses cheveux gris anthracite, réunis d'un seul côté de son cou, s'écoulent comme une rivière sur son épaule. Autour de ses pupilles étrangement fendues se devinent les mêmes teintes. Dilan ignore à quelle époque a pu être prise la photo ; ses joues ont déjà perdu leurs rondeurs enfantines, donnant à son visage un aspect si lisse qu'on le croirait trafiqué. Ses lèvres fines, son nez retroussé, parsemé de taches de rousseur, lui donnent quant à eux un air mutin mais candide, l'air de quelqu'un qui s'amuse bien. Sa peau mate, bien qu'un peu terne, semble née d'un métissage, et Dilan se demande un instant si Elisa a été adopté. Rien, dans l'adolescent de la photo, ne semble provenir de cet homme tassé aux petits yeux noirs.


« Il a été adopté, c'est ça ? risque-t-il.

– Oui. Oui, bien sûr. On le devine rien qu'à le voir, n'est-ce-pas ? Mon Elisa a toujours été si beau. Comme un ange.

– Vous connaissiez ses parents biologiques ?

– Non... non, personne n'a jamais pu nous parler d'eux. Ils souhaitaient rester anonymes, ou alors il n'y avait peut-être rien à dire. Elisa le vivait assez mal. Très mal, même. Mal à en perdre la raison... »


En proie à des souvenirs désagréables, l'homme se pince l'arête du nez. Dilan cligne des yeux et revient au cliché. Elisa est accompagné de trois adolescents : une jeune fille au teint pâle, presque maladif, affichant pourtant un sourire aussi large que le sien, et dont un coup de vent a barré le visage d'un voile de cheveux sombres. À en croire l'angle de son bras, elle devait tenir l'appareil. Le second appartient à un garçon d'allure peu abordable, aux sourcils noirs froncés et au cou tatoué d'un crâne d'or enjolivé de plantes épineuses. Quant au dernier visage, celui le plus à droite, il s'agit d'une autre jeune fille. Celle-là a les cheveux courts et une capuche enfoncée jusqu'au front.

Dilan ouvre la bouche pour demander de qui il s'agit mais s'interrompt avant de le faire. L'avant-bras droit d'Elisa, à peine visible dans le cadre, semble couvert de cicatrices. Il s'approche. Non, pas de simples cicatrices. On le dirait plutôt remis d'une brûlure monstrueuse. Sa peau ne ressemble même plus à de la peau.


« Qu'est-ce qui s'est passé ? »


L'homme se retourne sans comprendre. Dilan réalise avoir chuchoté et ajoute :


« Son... son bras ?

– Il ne vous l'a pas dit ? »


Gêné, Dilan secoue la tête. Il doit faire attention, ou son mensonge ne fera pas long feu.


« Oui, je suppose... Il ne devait pas en parler à tout le monde... »


L'air soudainement très fatigué, l'homme s'assied dans le fauteuil qu'il devait occuper avant son arrivée. Dilan préfère rester debout.


« Il disait que c'était un accident. On a bien essayé de faire quelque chose, mais même Elisa insistait pour laisser tomber l'affaire. »


Il avale une gorgée de sa boisson fumante et continue :


« Vous devez savoir qu'il n'a jamais eu beaucoup d'amis avant le lycée. Enfin, il en avait un ou deux, mais il les a perdus en changeant d'école. Il a essayé de s'intégrer, au début, mais une bande de petits merdeux a trouvé ça drôle de l'en empêcher. »


Dilan déglutit. Le souvenir d'un Elisa plein d'espoir venu jouer au ballon avec eux envahit douloureusement son esprit. Il ne sait que trop bien de quels petits merdeux il parle.


« Ils l'ont enfermé dans les toilettes un jour. À partir de là... »


L'homme passe une main sur son crâne presque entièrement chauve, et Dilan sent ses genoux se mettre à trembler. Il se souvient de ça. Comment ils l'ont jeté dans la cabine avant d'en bloquer l'accès en y empilant des tabourets de classe. Comment ils ne l'ont plus revu après ça, parce que Elisa a déménagé et changé d'établissement à nouveau, souhaitons-lui bonne chance ! C'est ce qu'on leur a dit. Et, dans la naïveté de l'enfance, c'est ce qu'ils ont cru.


« Le récit d'Elisa était assez confus. Il disait que ce n'étaient pas les mêmes qui avaient foutu le feu. Qu'ils ne savaient même pas qu'il était là. Ce tas de merde de directeur soutenait la même chose, mais... »


Dilan voit ses poings se serrer et déglutit. Avoir menti sur son identité lui paraît de plus en plus judicieux. Quelqu'un aurait mis le feu aux toilettes des filles ? Non. Si ? Mais pourquoi ? Il ne sait pas. Il ne s'en souvient pas. Il ne s'en souvient pas, parce les quelques incendies mineurs déclenchés dans cette école sont censés avoir été sans conséquences. Pourquoi ne leur a-t-on rien dit ?

Dilan fronce discrètement les sourcils. Bien sûr qu'on ne leur a rien dit. Peu importe les horreurs qu'ils ont fait vivre à Elisa, personne n'irait dire à un enfant de huit ans qu'il a brûlé vif son camarade.


« Il nous a parlé d'un gamin, Vincent, qui aurait développé des troubles psychologiques après l'incendie de leur première école. Ils le surprenaient souvent en train de jouer avec un briquet. Pauvre petit, hein ? »


Sa voix se fait plus tendue à chaque mot prononcé. Dilan n'a jamais entendu parler d'un enfant avec autant d'amertume. Il connaissait Vincent. Il sait que, si ce qu'a raconté Elisa est vrai, il mérite toute la haine qu'il lui crache. Mais...


« Elisa connaissait les autres, poursuit l'homme. Il connaissait les noms de tous ceux qui sont venus dans les toilettes ce jour-là, et il ne me les a jamais dits. Je suppose qu'il avait peur de causer des problèmes. Et je suppose qu'il avait raison. »


Il serre un peu plus le poing. Ses os finissent par craquer.


« Quand je pense à quel point il a dû souffrir... Il aurait pu mourir là-bas. Brûlé vif, vous vous rendez compte ? Et ils n'ont jamais été inquiétés ! Personne ne leur a jamais dit ce qu'ils ont fait ! Et pourquoi ? »


Dilan secoue la tête et en profite pour baisser les yeux. Il ne peut pas soutenir un regard pareil.


« Elisa devait penser la même chose » souffle-t-il.


L'homme a un nouveau rire, plus agacé que le premier.


« Vous le connaissiez pas beaucoup, hein ? Mon Elisa a jamais voulu se venger. Il avait... il avait trop d'amour en lui. »


Dilan se pince les lèvres. Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend depuis son arrivée ici détruit peu à peu l'image qu'il avait d'Elisa, mais il doit se rendre à l'évidence. Qui leur en voudrait à ce point si ce n'est pas lui ? Ils ont ravagé son apparence alors qu'il n'avait encore que huit ans. Ce n'était pas leur intention, à aucun d'eux, mais c'est arrivé. On leur a simplement raconté un mensonge pour ne pas perturber les enfants gâtés qu'ils étaient encore à l'époque. Mais qu'en est-il alors de ces lycéens ? De ce Christian, mort alors qu'Elisa n'était encore qu'un collégien ?


« Dites, est-ce que le nom de Christian Levain vous dit quelque chose ? Je crois qu'Elisa l'a connu à Bel Avenir.

– Quoi ? Ah, euh... »


L'homme semble revenir à lui. Toute trace de colère disparaît d'un coup et, de nouveau, Dilan ne lit plus en lui qu'un terrible chagrin. Il réfléchit un instant mais finit par secouer la tête.


« Le nom m'est familier, sans plus. Elisa aurait préféré oublier ses années à Bel Avenir, si vous me suivez.

– Oui... oui, je crois que je vous suis parfaitement. »


Dilan baisse la tête, penaud. Encore combien de questions avant que cet homme perde patience ? Elisa le fascine, mais parler de lui éveille chez son père des choses sur lesquelles Dilan préférerait ne pas avoir l'occasion de mettre de noms.


« Qu'est-ce que vous entendiez par, mal à en perdre la raison ? » pousse-t-il tout de même.


Le regard duquel le fusille l'inconnu lui fait aussitôt regretter sa curiosité.


« Vous ne devriez pas être au courant ? Vous et ses autres amis du lycée étiez avec lui quand il s'est rendu à l'orphelinat, non ?

– Non, répond Dilan du tac-au-tac. Pas moi. Et personne ne m'a jamais briefé sur ce qui s'est passé. J'étais un peu la cinquième roue de la bande. »


Un sourcil interrogateur accueille sa contre-attaque. Satisfait de son bluff, Dilan reprend une respiration qu'il réalise avoir bloquée.


« Je vois, dit l'homme après une nouvelle gorgée de sa boisson fumante. Je vais être franc, Thomas, je n'en sais pas beaucoup plus que vous. Juste qu'Elisa est rentré très en colère, ce jour-là. Plus en colère qu'il l'a jamais été. Quelques jours après, il... Je ne sais pas. Il ne me parlait plus. Je comprenais pas ce qu'il avait, mais il a fini par... par disparaître. »


Pris de court par cette déclaration, Dilan bat des cils.


« Disparaître ? répète-t-il. Vous voulez dire...

– Je veux dire qu'il a fugué. Il a sauté dans un train et en est descendu loin d'ici. C'est là qu'il a rencontré cette bande de gamins des rues. Ses seuls vrais amis, selon lui. »


Il ponctue son récit d'un geste du menton vers les photos encadrés. Il doit s'agir du garçon tatoué et des deux autres filles. Que leur est-il arrivé ? Sont-ils morts, eux aussi ?


« Je savais même pas qu'il avait fugué, souffle Dilan afin d'attiser la crédibilité de son alibi.

– On a fait passer ça pour une longue maladie. Elisa se faisait déjà trop remarquer à son goût. Il n'a jamais été très à l'aise en société, vous savez.

– À cause de ses soucis identitaires...

– Entre nous, je pense que le reste lui pesait beaucoup plus que ça. Il se sentait simplement différent selon les jours. Fluide, selon ses propres termes. Parfois il, parfois elle... »


Dilan hoche distraitement la tête. Malgré l'impression qu'il tente de dégager, il ne comprend pas vraiment – et, de toute façon, ce ne sont pas ses affaires.

La main de l'homme se tord dans un geste impossible à interpréter tandis que son invité se préparait à enchaîner son interrogatoire. Il termine son mug d'un trait avant de le reposer sur la table basse, l'air impatient.


« Vous avez besoin d'autre chose, Thomas Ducoin ? Vous m'excuserez, mais je commence à arriver au bout de ma patience. »


Dilan tressaillit. Sa présence paraît l'importuner tout à coup.


« J'aurais encore des questions à...

– Le reste ne vous concerne pas ! Je vous l'ai dit, Elisa ne peut rien pour vous. »


Le changement de ton fait reculer Dilan d'un pas. Les sautes d'humeur de ce genre n'ont jamais été signe d'un esprit stable.


« D'accord, je... je vais y aller » bafouille-t-il.


Rester ici plus longtemps n'est pas une bonne idée. Il a beau être sa seule source d'informations, cet homme ne lui dira rien de plus. Il n'est visiblement pas dans son état normal et parler d'Elisa ne fait qu'aggraver les choses.

Dilan, par politesse, lui adresse un signe de tête avant de prendre la direction du couloir sans se faire raccompagner. Il pose la main sur la poignée mais, avant de la tourner, est interrompu la voix brisée restée dans le salon.


« Il était tout pour moi, vous savez. »


Il hésite un instant à ouvrir la porte. Il a essayé de l'ignorer mais quelque chose, depuis le début de leur conversation, le dérange dans la façon de parler de cet homme.


« Était ? »


Il l'entend renifler. Mais rien de plus. L'homme ne semble pas enclin à lui répondre. Alors, sans plus d'espoir, Dilan ouvre la porte.


« Je voulais... je voulais juste le rencontrer. »


Il patiente quelques secondes sans plus de résultats et soupire. Au moins, il aura essayé.


« Il est à la sortie du village. Celle à droite d'ici. »


Dilan sent son cœur bondir dans sa poitrine. Elisa vit encore ici ? Il n'en espérait pas autant !


« Merci, souffle-t-il en mettant un pied dehors.

– Ne faites rien qui puisse le fâcher. On le saura. »


Il cligne des yeux sans comprendre. Mais peu importe ! Il aura bientôt Elisa en face de lui. Il pourra tout lui expliquer. Qu'il n'était qu'un gosse, qu'il n'a jamais voulu déclencher tout ça. Ce genre de chose.

Il ferme la porte et s'élance vers la sortie.




Il n'y a plus d'habitations au bout du village. Seulement un cimetière.

En le voyant, Dilan se sent défaillir. Il pense un instant s'être trompé de direction, mais il est tout de même capable de différencier sa droite du reste. Peut-être a-t-il dépassé le panneau de sortie sans l'avoir vu ? Non, la brume n'est plus si épaisse. Il doit admettre ce qu'il craignait ; Elisa est mort. On l'a délibérément envoyé vers ce cimetière, car c'est ici qu'il réside.

Dilan, craignant de s'effondrer dans un accès de faiblesse, s'agenouille un instant. Pourquoi ? Que s'est-il passé, à la fin ? Est-ce qu'il... Non, il doit voir sa tombe. Il ne peut pas croire que la personne qu'il cherchait si désespérément à rencontrer soit morte juste comme ça.

Il se redresse aussitôt et s'enfonce dans le cimetière. Il n'est pas bien grand, et Dilan se dirige instinctivement vers les rangées du fond. Il ralentit tout de même la cadence en remarquant la présence d'un autre visiteur. Il s'approche, silencieux. C'est bien lui. Ce garçon tatoué sur la photo, devenu homme. Malgré la brume et le temps passé, Dilan reconnaît le crâne d'or dépassant du sweat-shirt. Son visage, déjà peu avenant à l'époque, s'est encore durci sous le poids des ans.

Il s'approche encore. Assis à côté d'une pierre tombale dans une position peu habituelle, l'inconnu semble se focaliser sur l'objet maintenu par ses genoux. Dilan voit ses lèvres bouger et ne tarde pas à comprendre de quoi il s'agit. Un livre. Cet homme est en train de lui lire une histoire.


« ...après ? Si tu passes tout ton temps à jouer dans l'eau... »


Il cligne des yeux et semble prendre conscience de la présence de Dilan. Ce dernier s'avance pour le saluer, mais le regard posé sur lui est si hostile qu'il se retrouve incapable de faire le moindre geste.


« Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous faites là ?

– Euh, je... je suis venu... »


Il pose un regard empli de détresse sur la tombe, comme si elle pouvait l'aider. Ce qu'il y voit ne fait qu'ajouter à son désespoir.


ELISA AUTOMNE

30 OCTOBRE 1985 – 19 SEPTEMBRE 2007


« Qu'est-ce que vous voulez ? »


L'homme se lève d'un seul geste. Au bout de sa main pend un gros livre rouge. Malgré leur proximité en âge et en carrure, Dilan ne s'est jamais senti aussi jeune.


« Allez-vous-en ! Elisa ne veut pas de vous ici. »


Il déglutit. Malgré le caractère absurde de ses paroles, Dilan est plutôt enclin à le croire.


« Je... je... enfin, désolé... »


Il prononce ces mots les yeux rivés sur la tombe. Il s'était imaginé présenter ses excuses autrement.

Il se retourne et s'empresse de quitter ces lieux. Le regard de l'homme ne le quitte qu'une fois enveloppé par la brume.




À la sortie du cimetière, Dilan se laisse tomber sur le sol. Qu'est-ce qui se passe ici ? Est-ce que tous ceux qui ont connu Elisa sont devenus cinglés ?


Ou morts.


Dilan s'essuie le visage. Il doit se reprendre.

Il tente d'organiser ses pensées en rejoignant l'arrêt de bus. Qu'a-t-il appris, concrètement ? Que cet homme qu'il a retrouvé ploie encore sous le poids du deuil de son fils mort sept ans plus tôt. Le 19 septembre 2007. C'est donc ça, la clef du mystère ? Pourtant, Dilan ne se sent pas beaucoup plus avancé qu'avant. Elisa est mort. Peut-être même a-t-il pris sa propre vie. Il ne peut rien faire contre la rancœur d'un revenant.


Elisa n'a jamais voulu se venger.


Dilan s'assied sur le petit banc métallique, le visage entre les mains. Non, il doit se tromper. Si Elisa est aussi inoffensif que le prétend son père, qui mettrait ces évènements en place ? Une autre personne ? Mais qui gagnerait à ainsi salir sa mémoire ? Quelque chose ne se tient pas.

Il ferme les yeux à la recherche d'une réponse. Un détail, une piste qu'il aurait négligée. Mais seule la vision d'un enfant, seul sujet de l'amour de son père, les bras serrés autour d'un ours en peluche, lui revient. Son menton se met à trembler. Que s'est-il passé pour que les choses en arrivent à ce point ?

Il ouvre les yeux. Et, enfin, il réalise.

Si Elisa et son père vivaient seuls, qui a pris la photo ?

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