Niveau 3 (1/2)

Il tombe encore. Toujours plus longtemps, toujours plus loin.

La douleur le rattrape avant même qu'il ouvre les yeux. Il reste allongé un moment, les traits tendus. Son corps est en feu, mais ce n'est rien comparé à ce qu'il ressent au niveau du poignet. Il finit par y jeter un œil anxieux et le trouve tordu selon le même angle que la veille. Cette simple vue suffit à lui arracher un gémissement. Jamais encore il ne s'était brisé quoi que ce soit.

Il prend une grande inspiration et s'appuie sur son bras valide pour se redresser. Ses jambes sont couchées en travers d'une ligne blanche tracée sur le sol. Il regarde rapidement autour de lui mais la brume, chaque nuit plus épaisse, l'empêche de discerner quoique ce soit de plus.


Un parking ?


Ou peut-être une route.

Serrant les dents sous la douleur, Dilan se relève lentement. Elle a beau s'être atténuée depuis la nuit dernière, cela ne rend pas la chose facile. Il n'aurait pas pu continuer directement après sa chute. À vrai dire, s'il ne s'était pas réveillé à ce moment-là...


Je serais mort.


Son regard se perd dans le vide. Jamais cette perspective ne lui a paru si effrayante ; si réelle. De toute sa vie, Dilan n'a jamais été inquiété par quoi que ce soit. Jamais il n'a vu la mort d'aussi près. Comment cela se serait-il passé, concrètement ? Où le monstre comptait-il l'emmener ?


Le monstre...


Est-il correct de l'appeler ainsi ? Dilan ne sait pas quoi faire de ses découvertes de la veille. Pour le moment, il doit se reprendre. Réfléchir à la manière dont cette chose a l'intention de le tuer ne fera que l'angoisser davantage. L'important est de retrouver Amandine. Ensuite, ils pourront discuter. Partager ses connaissances avec elle l'aidera peut-être à y voir plus clair.


« Amandine... »


Lui-même ne comprend pas comment sa simple pensée suffit à lui faire surmonter la douleur.

Il se met en marche.




Il s'agit bien d'un parking. Un parking d'hôpital.

Aucun son, aucun mouvement ne perturbe la brume tandis que Dilan se fraie un chemin jusqu'à l'édifice. Il s'attendait à trouver ce lycée dont parle l'article ; ainsi, il est assez surpris de découvrir un bâtiment bien plus imposant. Il lève les yeux, devinant son nom plus qu'il le déchiffre. CENTRE HOSPITALIER AZUR. Malgré lui, il fronce les sourcils. Quelque chose lui échappe. Pourquoi le nom de cet endroit est clairement visible alors que celui de l'école primaire était effacé ? Il n'est pourtant jamais venu ici.


Ce n'est pas mon rêve.


Cela paraît évident. Selon Malice, Amandine et lui sont pris au piège d'un cauchemar. Elle n'a jamais dit qu'il s'agissait du leur. Qui, alors ? Elisa ?

Dilan lance de rapides coups d'œil autour de lui. Il est étonné de ne pas voir la jeune fille mais, en se rappelant leur dernier échange, est également soulagé. Qu'est-ce qui lui a pris, au juste ?

Il secoue la tête. Ce n'est pas le moment de se préoccuper de Malice. Quelqu'un d'autre l'attend.

Il avale sa douleur et pousse la porte de verre. Tout comme les établissements précédents, l'hôpital compte encore un certain nombre d'installations. À sa gauche, un guichet surmonté d'un panneau en plastique indiquant ACCUEIL fait face à une poignée de fauteuils disposés de manière parfaitement régulière. Des plantes artificielles séparent les différentes rangées. Prudemment, Dilan s'en approche. Elles sont bien fausses. Pourtant, on les croirait fanées.

Il n'y prête pas plus d'attention et continue d'observer les alentours. Un écran éteint est accroché au plafond. À quoi sert-il ? Dilan l'ignore. Jamais il n'a eu de problème assez grave pour séjourner à l'hôpital. Il n'a même pas été opéré de l'appendicite.

Plus loin se trouve un autre guichet. Dilan est sur le point de le dépasser lorsqu'il remarque un certain nombre de mots inscrits sur celui-ci. Il plisse les yeux. Non, pas inscrits. Gravés. Ils ne l'ont pas été profondément, alors les déchiffrer demande un effort particulier.


JE REVIENS ICI

AMANDINE


En proie à un soulagement sans nom, Dilan ne peut s'empêcher de sourire. Elle est en vie ! Et, mieux, elle a trouvé un moyen de les réunir. À sa place, il n'aurait sans doute pas eu le sang froid nécessaire pour en faire autant.

Dilan embrasse la pièce du regard. Elle ne devrait pas tarder. Il songe, l'espace d'un instant, à tenter de la rejoindre mais y renonce aussitôt. Comparé au collège, cet endroit est gigantesque. Ils n'auraient que d'infimes chances de s'y croiser.

Il clopine jusqu'aux fauteuils pour s'asseoir, grimaçant sous la douleur et l'odeur métallique de sang qui règne ici. La taille de ce bâtiment, s'ils comptent éviter le monstre, est un avantage. Mais dans le cas contraire ? En arrivant dans cet endroit, Dilan a senti un plan s'échafauder de lui-même dans son esprit. Plus le temps passe et plus il lui paraît être la meilleure chose à faire. Il doit commencer par en informer Amandine.

Celle-ci apparaît au fond du hall alors que Dilan est sur le point de fermer les yeux. Elle l'observe un court instant, apparemment peu sûre de son identité, avant de laisser la joie illuminer son visage. Sa terreur de la veille ne ressemble plus qu'à un lointain souvenir.

Elle s'approche. Dilan fait mine de se relever, mais la douleur rend ce simple geste difficilement réalisable.


« Est-ce que ça va ? souffle-t-elle.

- Oui. »


Au moment où il parvient à se redresser, le regard d'Amandine tombe sur son membre brisé.


« Oh, votre poignet... »


Dilan ne suit pas son regard. Le voir serait pire.

Il résume rapidement son infortune de la nuit passée, soulagé de ne pas remarquer le même genre de blessure sur Amandine. La jeune femme s'en sort bien mieux que lui. Aurait-il le courage de continuer dans son état si ce n'était pas pour elle ? Il en doute.


« On peut blesser ce truc, conclut-il. On peut s'en débarrasser. »


Devant lui, Amandine écarquille les yeux.


« Vous voulez dire... le tuer ? »


Dilan hoche silencieusement la tête. Le regard de la jeune femme se fait bas.


« J'ai pas encore trouvé comment, mais ça devrait être possible. Qu'est-ce que vous en dites ? »


Amandine semble réfléchir. La proposition lui paraît sans doute trop dangereuse. Ne disposant pas des mêmes informations que Dilan, la jeune femme doit privilégier la sécurité. Mais à quoi bon s'en sortir cette fois pour mourir l'année prochaine ? Le seul moyen de quitter ce cauchemar est de se débarrasser du monstre. Rien ne le prouve, mais cela paraît logique. Sans la chose, plus rien ici n'aura le pouvoir de les tuer.


« Vous pensez qu'on a une chance de réussir ? Je ne sais pas... »


Dilan laisse s'échapper un soupir discret. Il doit lui dire.


« Il y a autre chose. »


Ses souvenirs de l'article de la veille sont si nets qu'il pourrait le retranscrire mot pour mot. L'idée de revivre ce cauchemar toute son existence n'est pas la seule inquiétude qu'il a fait naître en lui. Maintenant, il comprend mieux la liste trouvée dans le bureau du directeur. Il comprend pourquoi son nom était le seul à ne pas être marqué d'une croix.


« Oui, c'était bien le nom de mon collège, souffle Amandine à la fin de son récit. Alors même si on s'en sort, on se retrouvera ici l'année prochaine ? »


Dilan hoche brièvement la tête. C'est ce qu'il a déduit à partir des informations mises à sa disposition, mais il se doit d'être réaliste ; que comprendre d'autre ?

Devant lui, la jeune femme paraît désespérée. Il ne peut pas lui en vouloir.


« Je comprends mieux... ça doit être la meilleure chose à faire... »


Elle baisse les yeux, les bras croisés. Dilan l'observe, soucieux. Au-delà de la peur d'échouer, autre chose semble la freiner.


« On fait que se défendre. »


Son regard croise le sien. Dilan ignore pourquoi il a choisi ces mots plutôt que d'autres. Amandine donne l'impression de se sentir coupable, mais de quoi ? En admettant que ce monstre soit Elisa, n'a-t-elle pas dit le connaître ? Après tout, elle n'a jamais terminé son récit de la nuit passée.


« Je... » commence-t-elle.


Elle soupire bruyamment, se frotte les paupières et reprend :


« Excusez-moi pour la nuit passée. Je... je sais pas ce qui m'a pris. C'est juste que... »


Du regard, elle parcourt la pièce comme pour s'assurer de leur sécurité. Ils sont seuls.


« Quand j'étais au collège, il y avait quelqu'un... quelqu'un de vraiment bizarre. Ma mère était amie avec la sienne, alors elle m'a obligée à l'inviter quand j'ai voulu fêter mes quinze ans chez moi et... »


Elle croise les bras, les yeux rivés sur le sol.


« J'étais vraiment conne à l'époque. J'ai raconté des conneries à mon frère pour lui faire une blague. Je sais pas ce qui s'est passé, mais il l'a... il l'a poussé dans les escaliers. Je crois que ça lui a cassé le bras. Et ce truc qui est ici... »


Elle n'en dit pas plus mais, pour Dilan, le lien se fait. Cette scène qu'elle décrit est ce que le cauchemar a tenté de reproduire la nuit dernière. C'est la raison pour laquelle elle est ici. Amandine ne semble pas s'en souvenir, mais elle lui a également donné un prénom ; Elisa. Le monstre au bras brisé.


« Elisa Automne ? » demande-t-il pour s'en assurer.


Devant lui, Amandine écarquille les yeux. Elle reste silencieuse, mais sa réaction lui suffit. Il s'agit bien de la même personne.


« Je l'ai connu aussi, ajoute-t-il pour éviter la confusion.

- Oh... »


Ils baissent les yeux à l'unisson. Dilan vient de mettre le doigt sur ce qui les unit ; pourtant, il n'arrive pas à s'en réjouir. Cela les avance-t-il réellement ? Si seulement il parvenait à se souvenir de ses rêves, il pourrait pousser ses recherches plus loin dans la vie réelle au lieu de se contenter de suivre de vagues intuitions ! Jamais une situation ne l'a tant frustré.


« Ça devait pas être évident, pour lui. »


Il lève la tête. Amandine semble plongée dans ses pensées. En remarquant son regard miné d'incompréhension, elle ajoute :


« Vous savez, ses soucis identitaires. Peut-être que je mérite d'être ici, après tout... »


Un bref grognement marque la désapprobation de Dilan. Il n'a jamais rien su des problèmes d'Elisa et s'en moque, mais qu'Amandine puisse s'imaginer récolter le fruit de ses erreurs le révolte. Comment peut-elle croire une chose aussi absurde ? Il ignore quel acte a pu commettre son frère, mais il en est le seul responsable.


« Non. C'est nous les victimes, ici. »


Amandine relève la tête. Il ne doit pas la laisser baisser les bras. Pas maintenant, alors qu'ils commencent juste à comprendre ce qui leur arrive.


« Oui... vous avez raison. Désolée. »


Elle décroise les bras, prend une grande inspiration. Il préfère la voir ainsi.


« Il faut qu'on avance. Je sais pas ce qui m'a pris. »


Elle embrasse de nouveau la pièce du regard. Dilan, à sa propre honte, réalise à quel point son attention s'est relâchée.


« Vous parliez de tuer ce truc... vous pensez qu'on peut le prendre par surprise ? »


Muet, Dilan secoue la tête. Le monstre connaît mieux ce monde qu'eux, c'est indéniable. Peut-être même qu'il l'a créé ; il n'en sait rien. Et puis, il doit être capable d'entendre leur moindre souffle. Le surprendre n'est pas envisageable.


« Je pensais plutôt à une sorte de piège.

- Comme l'attirer sur le toit ? »


Le regard qu'il pose sur la jeune femme se fait admiratif. Oui ! Tomber de si haut suffirait à tuer n'importe qui. Dans le cas contraire, une telle chute lui infligerait une blessure dont il ne se remettrait pas si facilement. Dilan lui-même n'avait encore pensé à rien, mais l'idée d'Amandine lui paraît meilleure que toutes celles qu'il est capable d'avoir.


« Oui, comme l'attirer sur le toit. »


Face à lui, la jeune femme affiche un sourire de courte durée.


« Il va falloir jouer les appâts » dit-elle.


Oui. Dilan ne l'avait pas réalisé.


« Je le ferai.

- Quoi ? Non ! »


Amandine, regrettant d'avoir haussé le ton, jette un nouveau regard autour d'eux.


« Vous êtes blessé, reprend-elle plus bas.

- Justement. Si jamais... »


Dilan soupire. Il ne veut vraiment pas y penser, mais il le faut bien.


« Si jamais ça se passe mal, vous avez plus de chances que moi de vous en tirer. C'est mieux comme ça. »


La jeune femme se pince les lèvres. Sans doute trouverait-elle cela plus juste de l'attirer à sa place, mais il ne la laissera pas prendre un tel risque. Elle doit le deviner, car elle finit par abandonner le sujet et dire :


« On devrait aller voir comment ça se présente. J'ai vu que le rez-de-chaussée. »


Dilan hoche la tête. Après tout, il n'est même pas sûr que cet hôpital ait un toit.

L'ascenseur, si du moins les portes fermées dissimulent bien un ascenseur, ne fonctionne évidemment pas. Même s'il le faisait, Dilan ne se risquerait pas à monter là-dedans. Combien d'étages peut avoir cet hôpital ? Le simple fait de penser à gravir autant de marches suffit à lui faire serrer les dents.

Il soupire discrètement, essayant tant bien que mal d'éloigner ses pensées de ce qui l'attend. C'est tout naturellement qu'elles se dirigent vers Elisa. Lui a-t-il déjà fait du mal ? Oui, clairement. À l'époque, ses camarades et lui avaient décidé de le harceler sans raison, allant même jusqu'à l'enfermer dans les toilettes des filles. D'ailleurs, n'est-ce pas ce qui a poussé les parents d'Elisa à le faire changer d'école ? Il n'arrive pas à s'en rappeler.


« Vous aviez raison, pour mon frère. »


La déclaration soudaine d'Amandine met fin à ses réflexions. Sans cesser de marcher, Dilan tourne les yeux vers elle. Ses traits sont tendus.


« Je l'ai vu la nuit dernière. Enfin... ce qui en restait. »


Elle secoue la tête, abattue. Même après toutes ces années, retrouver un proche dans cet état doit être une expérience traumatisante. Dilan ne parvient pas à l'imaginer.


« Vous aviez raison, répète-t-elle. Il a été tué ici. »


Elle demeure silencieuse un instant, puis ajoute :


« Je comprends pas pourquoi ça nous arrive maintenant. »


Dilan n'a aucune réponse à lui offrir. Lui non plus ne comprend pas. Même s'ils découvrent, par chance, ce qui est arrivé sept ans plus tôt, cela n'expliquerait pas pourquoi le frère d'Amandine s'est retrouvé ici aussi longtemps avant eux. Il soupire. Leur seule piste, c'est Elisa. Si seulement il trouvait un moyen de se souvenir de tout ceci au réveil, il pourrait chercher à en savoir plus... peut-être même à le retrouver ? S'ils ne parviennent pas à tuer ce monstre qui lui ressemble, Elisa sera leur seule chance de mettre fin à ce cauchemar. Mais si lui-même est incapable de les aider ? Non, impossible. C'est lui qui les a envoyés ici, il en est sûr. Il ignore comment un être humain peut être à l'origine d'un tel fléau, mais il le sent.


« Il faut retrouver Elisa. »


Amandine, arrêtée au pied des escaliers, tourne la tête vers lui. Dilan réalise seulement son retard. Il franchit les deux bons mètres qui les séparent et s'appuie contre le mur, à bout de forces.


« Je pensais à la même chose, mais... vous êtes sûr que ça va ? »


Dilan hoche brièvement la tête. Ce n'est pas le moment de se préoccuper de lui.


« Il faut qu'on se souvienne, souffle-t-il. Il faut trouver un moyen. »


Pensive, Amandine baisse les yeux. Ils n'ont aucun moyen ; ils le savent. Pourtant, ils ne peuvent s'empêcher d'espérer en trouver un.

De la main gauche, Dilan s'accroche à la rampe pour gagner le premier étage. Il s'appuie autant sur son bras que sur sa jambe, espérant ainsi compenser sa cheville blessée. Ce n'est pas aussi simple qu'il l'aurait cru.

C'est à bout de souffle qu'il pose un pied sur la dernière marche. Il n'a pas envie de se l'avouer, mais c'est évident ; s'il veut arriver au sommet, il devra se ménager davantage. Il expire bruyamment. À quoi bon rester aux côtés d'Amandine s'il n'est qu'un poids ? Si l'un d'eux doit y rester, il ne peut qu'espérer être celui-ci. La perspective de la mort le terrifie, mais il se doit d'être objectif. Il ne peut tout bonnement pas souhaiter qu'Amandine prenne sa place.

Celle-ci le soutient jusqu'à la rangée de fauteuils installée à cet étage. Dilan regarde autour de lui avec l'impression que tout se ressemble. Il n'en peut plus.


« Où vous étiez, la nuit dernière ? »


Il pose les yeux sur Amandine. C'est vrai, ils n'ont pas tiré ce point au clair. À vrai dire, il a été si heureux de la retrouver que le fait d'avoir été séparé d'elle à un moment donné lui a paru sans importance.


« J'ai pas bougé d'où j'étais quand... quand c'est arrivé. Et vous ? »


La jeune femme fronce les sourcils.


« Moi non plus. Quand je suis revenue à moi, vous aviez disparu. Je vous ai appelé, mais... »


Dilan affiche lui aussi une expression incrédule. Ils étaient au même endroit ? Impossible, comment auraient-ils pu se perdre ?

Amandine se laisse tomber à son côté. Elle soupire, la tête entre les mains.


« J'essaye de comprendre comment fonctionne ce monde, mais je commence à me demander s'il a seulement des règles. Peut-être qu'il change en fonction des évènements... Peut-être que son seul but... »


Elle pousse un nouveau soupir sans aller jusqu'au bout de sa pensée, mais Dilan sait où elle veut en venir. Ce monde les a séparés volontairement. Quelqu'un, quelque part, épie leur moindre geste et agit en conséquence. Mais qui ? Le monstre ? Comment peuvent-ils espérer en venir à bout s'il écoute leurs échanges ? Dilan baisse la tête, désespéré. C'est peine perdue.


« On doit pas se laisser abattre. »


Il lève les yeux, étonné par les paroles d'Amandine. La jeune femme se redresse et, les bras croisés, poursuit :


« Je sais pas vous, mais j'ai pas l'intention de mourir ici. Vous avez raison ; tout ce qu'on peut faire maintenant, c'est essayer de se débarrasser du monstre. Alors autant partir vainqueurs. »


Dilan sent l'ombre d'un sourire se former sur ses lèvres. Les rôles n'étaient-ils pas inversés, quelques minutes plus tôt ? Vraiment, cette femme lui plaît.

Elle lui tend une main qu'il saisit aussitôt.




Ils franchissent un deuxième escalier sans prendre la peine d'explorer le premier étage. Le faire ne serait qu'un risque inutile. Rien ici n'a le pouvoir de les aider. Amandine, au rez-de-chaussée, a eu la chance inouïe de trouver un scalpel, mais rien d'autre. Il lui a servi à laisser le message gravé sur le guichet avant de se briser. Elle l'a abandonné sur place, le jugeant inutile.

Dilan reprend son souffle en silence. Parler ne serait qu'une perte d'énergie.

Il gravit un troisième escalier à la force de son bras, manquant de s'effondrer au sommet, et, exaspéré par sa propre faiblesse, s'appuie contre le mur adjacent à celui-ci. Se couper le poignet serait moins douloureux que le garder ainsi. Il doute de la véracité de sa pensée mais, sur le moment, se sent presque capable de prendre le risque.


« Vous devriez trouver une raison de sortir d'ici » dit Amandine.


Il la regarde sans savoir ce qu'elle entend par là. Tenir à la vie n'est pas une raison suffisante ?


« Une chose à laquelle penser quand ça vous paraît trop dur, ajoute-t-elle. Je sais que ça peut paraître facile à dire pour moi, mais... Vous en avez forcément une, non ? Une famille à retrouver, peut-être ? »


Elle n'a pas tort. Mais il a beau chercher, il ne voit pas. Il passe si peu de temps avec ses parents qu'ils ont régressé au rang de simples connaissances. Quant à sa vie sociale, il a bien peur qu'elle se limite à son travail. Un collègue n'est pas un ami.


« Pas vraiment, non.

- Oh... »


Amandine baisse les yeux, gênée. Craignant de l'avoir mise mal à l'aise, il ajoute :


« Et vous ? »


Elle sourit.


« J'ai une petite fille. »


Dilan s'attend à ce qu'elle s'arrête là, jugeant le sujet trop personnel. Mais, après un simple instant de silence, elle poursuit :


« Son père m'a... Il nous a laissées. On est toutes seules, alors si je meurs ici c'est elle qui me retrouvera. Je peux pas laisser faire ça. »


Elle secoue imperceptiblement la tête. Dilan ne sait pas quoi dire.


« Je sais pas pourquoi je vous raconte ça. J'ai l'impression de vous connaître. »


Son regard bleu croise le sien. Lui aussi a cette sensation. Plus le temps passe et plus elle s'accentue, mais il ne sait pas comment le formuler. Devant lui, Amandine croise les bras.


« Peut-être que... »


Elle tourne la tête. Un bruit, non loin d'eux, vient de l'interrompre. Dilan ne met pas longtemps à le reconnaître. C'est un bruit de sanglot. Amandine lui lance un regard entendu qu'il ne lui rend pas.


« Non ! » fait-il en la voyant s'éloigner.


La surprise la fige sur place. Elle se retourne et le dévisage de ses yeux écarquillés.


« J'ai entendu la même chose dans l'école primaire. On devrait pas y aller. »


Il sent son estomac se soulever en se rappelant l'incendie. Qui l'a réellement attiré là-bas ? Elisa ? C'était lui, l'enfant dans les toilettes ?


« Et si c'est un survivant ? »


Dilan se pince les lèvres. Cela lui paraît peu probable.


« Il nous aurait entendu parler. Il serait venu vers nous. »


Amandine baisse les yeux, peu convaincue. Il l'observe en silence quelques secondes avant de céder.


« Alors attendez-moi. Je viens avec vous. »


Il se décolle du mur avec une grimace. La jeune femme ouvre la bouche pour protester mais renonce à le faire. Bien. Il n'a pas envie de relancer le sujet.

Ils n'avancent que de quelques mètres avant de trouver l'origine du bruit. La seule porte ouverte de l'étage. Dilan y passe prudemment la tête et voit sa théorie aussitôt confirmée. Assis sur un lit d'hôpital, ce qui ressemble à un adolescent vêtu de noir leur tourne le dos. La capuche de son sweat-shirt l'empêche de discerner la couleur de ses cheveux.

D'un geste de la main, Dilan empêche Amandine d'entrer dans la pièce et le fait à sa place. Il avance pas à pas, craignant de provoquer une nouvelle catastrophe, mais l'être en face de lui ne semble pas l'entendre de toute façon.


« Elisa ? »


Il tend une main tremblante vers lui. Pas de réponse. Dilan déglutit en se préparant à faire demi-tour. Et, sans le vouloir, frôle son épaule d'un doigt.

Le silence de la pièce se déchire dans un cri particulièrement strident. Dilan écarquille les yeux. Son premier instinct est de se boucher les oreilles mais, avant qu'il exécute le moindre geste, Elisa le repousse de toutes ses forces. Il perd l'équilibre. Sa cheville blessée se plie sous lui, et il finit par tomber à la renverse. Ce son n'avait rien d'humain.


« Dilan ! »


Alarmée, Amandine se hâte de le rejoindre. Dilan soupire. La chute, amortie par son bras gauche, est la moins douloureuse qu'il ait subie depuis le début de ce cauchemar. Il se redresse immédiatement, le regard rivé vers le lit d'hôpital. Elisa a disparu. Qu'est-ce que c'était que ça ?


Un souvenir.


S'ils se trouvent réellement dans l'un de ses cauchemars, cela paraît évident. L'enfant enfermé dans les toilettes, la silhouette errante de la nuit passée et cet adolescent ne sont que d'autres projections d'Elisa. Des souvenirs des évènements qui ont inspiré ce monde.

Il cherche le regard d'Amandine pour la rassurer, mais celui de la femme est rivé devant eux. Dilan le suit et finit par tomber sur le mur d'en face. Il croit rêver.


RDV ICI

X


D'autres survivants ?


Il se lève d'un bond et s'approche de l'inscription. Amandine en fait de même.


« Vous croyez que... »


Mais il se tait. Amandine parcourt le mur du plat de la main, et l'espoir n'est pas l'émotion qui la domine.


« C'est pas récent. Vous voyez la crasse incrustée dans la gravure ? »


Il l'observe plus attentivement. En effet, son état n'est pas comparable avec le mot que lui a laissé Amandine.


« Ça doit être là depuis un moment » souffle-t-elle.


Elle n'en dit pas plus. Peut-être ce mot a-t-il été laissé par les premières victimes, sept ans auparavant ? Dilan l'ignore, mais les paroles d'Amandine lui font froid dans le dos. Sans doute parce qu'ils n'ont encore croisé personne d'autre. N'y a-t-il réellement plus qu'eux ?


« J'ai pensé à quelque chose, tout à l'heure. »


Dilan lève les yeux vers Amandine. Il ignorait les avoir baissés.


« Si ce qui est dit dans votre article est vrai, alors... depuis combien de temps on est ici ? La malédiction qui revient tous les ans, ça nous concerne aussi non ? Si ça se trouve, c'est nous qui avons écrit ça. »


Dilan ne répond pas. Il n'y a pas pensé - non, il a refusé d'y penser - mais, formulée par Amandine, la vérité paraît évidente. Bien sûr qu'ils sont concernés. Pourquoi ne le seraient-ils pas ? Ils ne sont pas spéciaux.


« On s'en souviendrait, murmure-t-il. On se souviendrait d'avoir déjà fait le même rêve. »


Je me souviendrais de vous.


Il déglutit. À côté de lui, Amandine reste silencieuse. Il doit lui donner l'impression de chercher à se rassurer, et c'est exactement ce qu'il fait. Pourquoi ce monde ne leur effacerait-il pas la mémoire ? Dilan l'en sait capable. Alors, ils ont réellement parcouru ce cauchemar chaque année depuis sept ans ? Mais rien dans ce monde, à l'exception d'Amandine, ne lui paraît familier. L'a-t-il déjà rencontrée ? Et s'ils étaient en train de reproduire les mêmes gestes, les mêmes erreurs que l'année précédente ? Après tout, si, en sept ans, personne n'a jamais réussi à vaincre le monstre, pourquoi pensent-ils y arriver ?

Dilan secoue la tête. Il s'est juré de ne plus laisser le désespoir l'emporter, mais il ne peut pas s'en empêcher. Comme si ce monde - non, comme si Elisa le traînait vers le fond.


« Il faut continuer, fait la voix d'Amandine. On y est presque. »


Il la dévisage un instant et serre son poing valide. Oui. Si rien dans sa vie n'est capable de lui donner le courage nécessaire pour vaincre sa peur, il le fera pour Amandine. Pour qu'elle et sa fillette inconnue puissent vivre. Cet endroit aura peut-être raison de son corps, mais il ne lui laissera pas son esprit.


« On y va » dit-il pour lui-même.


En sortant de la salle, il ne boite plus autant.




Le quatrième et dernier étage de l'hôpital n'est pas bien différent des autres. Intérieurement, Dilan se surprend à prier pour ne pas avoir à se repérer là-dedans. Il le devra, pourtant. Piéger ce monstre requerra une organisation sans faille ; ils n'ont pas le droit à l'erreur. Il regarde Amandine pour lui demander si elle se sent prête, mais l'esprit pratique de la jeune femme le devance.


« On devrait commencer par vérifier le toit. »


Elle a beau se forcer, ses yeux traduisent son inquiétude. Dilan ne comprend pas immédiatement de quoi elle a si peur. Il n'a pas réalisé qu'après tout, rien ne leur garantit que ce cauchemar les laisse accéder au toit. Même dans ce cas, que feront-ils si une grille infranchissable bloque l'accès à l'extérieur ? Amandine a raison. Avant de commencer à réfléchir à un plan, ils doivent s'assurer de pouvoir l'exécuter.

Un dernier escalier, relié aux autres, les mènent au sommet de l'hôpital. En poussant la porte, Dilan ne peut retenir un soupir de soulagement. Le toit est totalement ouvert. Il fait quelques pas à l'extérieur, Amandine sur les talons. Ils ne sentent pas la moindre brise et la brume, remplacée par les ténèbres, a disparu. Il doute qu'une chute là-dedans suffise à tuer la chose mais, au moins, ils peuvent essayer. Ils doivent essayer.

Il tourne les yeux vers Amandine, le sourire aux lèvres - il n'aurait jamais cru le faire dans cet endroit - mais le regard de la jeune femme est encore miné d'appréhension.


« Bon... on y est. »


Elle croise les bras en soupirant. Ses yeux parcourent nerveusement la surface du toit.


« Ça va aller. »


Dilan aimerait avoir l'air plus sûr de lui, mais cela suffit à lui faire hocher la tête.


« Oui. Comment on procède ? »


Il se pince les lèvres. Il imaginait devoir déployer des trésors d'ingéniosité au moment d'élaborer leur plan mais, sur place, réalise le peu d'options qui s'offrent à eux.


« Vous attendez ici, dit-il. Je descends le trouver où qu'il soit, et je me débrouille pour l'attirer jusqu'au bord du toit. Là, vous arrivez pour le pousser. »


Il marque une pause. Quand il y réfléchissait, ses idées ne lui paraissaient pas aussi faibles.


« D'accord, reprend Amandine. Vous êtes sûr de pas vouloir faire l'inverse ?

- Je suis sûr. »


Elle baisse les yeux, toujours aussi peu emballée par l'idée de le laisser servir d'appât.


« S'il vient ici, ajoute Dilan, courez. On annule tout.

- Je sais. »


Son regard glisse vers l'obscurité. Cet endroit est encore plus sordide que l'intérieur du bâtiment.


« Il faut qu'on s'en sorte tous les deux, lâche-t-elle tout à coup. Je... je veux pas que vous vous sacrifiez pour moi.

- J'ai bien l'intention de vivre, si ça vous rassure. »


Elle sourit presque. Dilan sait que, même dans le pire des cas, elle se remettra de sa mort. Mieux, elle l'oubliera dès son réveil. Bien sûr, il préférerait s'en sortir, mais mourir pour elle est, à ses yeux, préférable à une mort vaine et solitaire. Il ne veut pas finir comme cet homme dans les toilettes. En y repensant, Dilan ne peut s'empêcher de frémir. Lui aussi devait avoir une famille à retrouver.


« On se voit tout à l'heure » dit-il avant de disparaître au coin des escaliers.


Derrière lui, Amandine ouvre la bouche pour répondre. Elle ne le fait pas.

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