Niveau 2 (1/2)
Il tombe à nouveau. Plus longtemps, cette fois. Et il ne peut toujours pas bouger.
En ouvrant les yeux, Dilan reconnaît immédiatement la brume. Glacée, bleuâtre. Rien ne s'étend autour de lui. Il ne voit qu'une forme, au loin.
C'était réel... oh, non...
Il commence à trembler. Alors c'est à cause de ces cauchemars s'il est dans un état pareil, le jour ? Non, ça ne se tient pas. Ils n'ont commencé que la veille. D'ailleurs, pourquoi n'est-il pas parvenu à s'en rappeler ?
« Parce que c'est un rêve. »
Cette fois, Dilan ne ressent plus aucune surprise. Malice est apparue derrière lui, se détachant nettement du paysage malgré la brume.
« Tu lis mes pensées, maintenant ? lance-t-il en guise d'accueil.
- Hm ? Non. T'es juste prévisible. »
Elle avance de quelques mètres, contourne Dilan et pose son regard sur l'horizon. Enfin, si on considère que cet endroit a un horizon.
« Je suis allé à mon ancienne école aujourd'hui, avoue-t-il. Les gens dont on m'a parlé ... ils sont morts ici ? »
C'est moins une question qu'une affirmation. Malice, comme à son habitude, n'offre aucune réponse.
« À ton avis ? » dit-elle simplement.
Dilan soupire. Bien. Si quelqu'un meurt dans cet endroit, son cœur arrête de battre dans le monde réel. Mais...
« Qu'est-ce qui s'est passé, il y a sept ans ? se demande-t-il à voix haute.
- T'as plus qu'à mener l'enquête. »
Malice affiche un sourire ravi bien qu'un peu forcé. Dilan a compris depuis longtemps que, pour elle, tout ça n'est qu'un divertissement. Un divertissement qui met sa vie en jeu.
Elle fait quelques pas qui ne la mènent nulle part, projetant sans doute de disparaître à nouveau. Mais Dilan se trompe. Elle se tourne vers lui et lance de sa voix enjouée :
« Tu as trouvé pourquoi tu es ici ? »
Dilan, muet, cligne des yeux. Cette fois, elle est vraiment partie.
Il pose son regard sur la forme aperçue plus tôt. Pourquoi est-il ici ? Il n'en sait rien. Mais si, pour en sortir, il doit le découvrir, alors il le découvrira.
Il se met en marche sans plus d'hésitation. Il commence même à courir, mais économiser son souffle lui paraît être une meilleure idée. Est-ce que la chose est là aussi ? Il n'en doute pas. Cette fois, il doit être prêt. Se faire prendre par surprise n'est plus envisageable. Il n'aura pas la même chance deux fois.
La forme lui apparaît nettement en moins d'une minute de marche. En la voyant, Dilan se fige sur place.
Qu'est-ce que c'est que ça ?
C'est un bâtiment. Mais ce n'est pas qu'un bâtiment.
La partie gauche est clairement la plus petite. La droite, quant à elle, ressemble à un nouvel établissement scolaire. Au milieu, les toits se rejoignent dans une union maladroite et forcée. En s'approchant davantage, Dilan comprend. La partie de gauche est une maison à un étage tout ce qu'il y a de plus banal. Aucun nom ne figure sur celle de droite, mais il doit s'agir d'un collège ou d'un lycée. Pas étonnant que leur combinaison produise un effet grotesque. On les dirait cousus ensemble. Dilan ne peut s'empêcher d'y trouver une certaine morbidité.
Bon. C'est parti.
Il fait un pas en avant et manque de s'effondrer au sol. Sous son poids, sa cheville s'est tordue à nouveau. S'il ne fait pas attention, elle finira peut-être même par se briser. Pourquoi maintenant ? Il a pourtant couru sans difficulté, moins d'une minute plus tôt !
Putain...
Il se redresse en grommelant et clopine jusqu'au bâtiment, où il prend appui. Il ne pourra pas courir. Comme s'il avait besoin de ça ! Ce lieu semble aussi déterminé à le tuer que le précédent.
Il lève les yeux vers la façade de l'établissement scolaire. Elle aussi paraît s'arrêter au milieu. L'endroit ne doit pas être aussi grand que l'école de l'autre nuit. Moins de salles à fouiller. Plus de chances de croiser la chose.
Avant d'entrer, il se doit de réfléchir. Quand s'est-il réveillé la première fois ? Qu'a-t-il accompli de particulier ? Il l'ignore. Est-ce que ce jeu a seulement un but ? Il ne va pas le deviner en restant planté là. D'abord, il a besoin de quelque chose pour s'appuyer. Un bâton, une canne, peu importe.
Il se redresse pour de bon et entre dans l'édifice. La double porte est déjà entrouverte. Ce simple détail suffit à le faire frémir. Derrière elle s'étend une cour de béton bien plus spacieuse que celle de l'école primaire. Dilan ne la reconnaît pas. Ses souvenirs de collège - s'il s'agit bien d'un collège - sont pourtant plus vivaces que les précédents. Alors, ce n'est pas le sien ? Comment peut-il rêver d'un endroit qu'il ne connaît pas ? Peu importe. S'il commence à chercher une cohérence aux évènements, il n'avancera jamais.
Il pose la main sur le mur, humide lui aussi, et le suit le plus longtemps possible. Quelque chose dans cette cour lui paraît étrange. Plus étrange encore que l'école primaire. Au sol, des restes d'inscriptions dansent sous ses yeux. Les mots se déforment perpétuellement, rendant leur lecture impossible. Dilan, essayant de contenir son malaise, continue. Du bout des doigts, il sent bientôt un relief sur le mur de briques. Une plaque en plastique indique SALLE D'ÉTUDE. Il s'arrête et observe les alentours. Il ne voit aucune porte.
Un râle sort d'entre ses lèvres. Où qu'il pose les yeux, la cour ne semble mener nulle part. Même si elle le fait, la destination est masquée par la brume. La brume. Voilà ce qui lui paraît si anormal. La dernière fois, elle a disparu aussitôt qu'il est entré dans l'école. Pourquoi est-elle toujours là ?
Dilan regarde autour de lui, le cœur battant. Quelque chose ne va pas. L'entrée a disparu de son champ de vision. Il devrait y retourner, juste par sécurité. Il se met en route, boitant, appuyé contre le mur. La douleur gagne progressivement la totalité de sa jambe. Bientôt, il s'essouffle. Elle ne lui avait pas paru aussi lointaine. Il jette un œil derrière lui. Rien n'a changé. Sous ses doigts, il sent un nouveau relief. A-t-il raté quelque chose ? Dilan plisse les yeux. La brume ne lui facilite pas la tâche, mais la nouvelle plaque affiche bel et bien SALLE D'ÉTUDE. N'a-t-il pas déjà dépassé ce point ? Il est pourtant sûr d'avoir fait marche arrière, et il n'est certainement pas retourné sur ses pas.
Non...
Dilan déglutit. Il doit imaginer des choses. La peur lui monte à la tête et déforme sa perception de l'environnement. Il sait que ça peut arriver. Alors ça doit être ça.
Il continue, s'attendant à apercevoir la sortie d'une seconde à l'autre. Mais devant lui ne s'étend que le brouillard. Dilan l'inhale à chaque respiration. Elle doit être un peu plus loin. Il presse le pas. Il sent d'autres reliefs sur les briques mais ne s'arrête pas pour les lire. Encore un peu plus loin.
La douleur le prend par surprise, le jetant au sol. Sa cheville s'est dérobée sous lui. Avec un grognement, Dilan parvient à s'asseoir. Ses mains sont en sang mais, au moins, sa tête n'aura pas percuté le béton de plein fouet.
Il s'agrippe au mur et se relève du mieux qu'il peut, plissant les yeux sous l'effort. Une fois ouverts, ceux-ci rencontrent une nouvelle plaque grise. Des lettres semblables à celles des deux précédentes s'y chevauchent, y affichant un nouveau message. Dilan le relit deux fois. Il sent son regard se brouiller peu à peu.
TU NE QUITTERAS JAMAIS CET ENDROIT
Les mains toujours collées au mur, Dilan tombe à genoux. Sa respiration n'a jamais été aussi lente. Il pose le front sur les briques froides, les doigts pliés en un poing. Il demeure silencieux un long moment avant de l'y abattre furieusement - ce qu'il regrette aussitôt. Et, soudain, il se met à hurler.
« Qu'est-ce que tu me veux ? Qu'est-ce que tu me veux, à la fin ? »
Il lève les yeux vers le ciel comme s'il détenait la réponse. Il ne lui offre que le silence.
Dilan pose les mains au sol, abattu. Il a envie de pleurer. Peut-être même qu'il est déjà en train de le faire. Il ne mérite pas ça ! Il se fiche bien de la raison pour laquelle lui ou même ces autres hommes sont arrivés ici. Il veut juste rentrer chez lui. Il veut...
Il est au bord de l'abattement lorsqu'un bruit sourd emplit l'air. Il relève la tête, effrayé. Là, juste devant lui, le mur est en train de s'ouvrir en deux. Les briques s'effritent une à une, bientôt remplacées par du vide. Dilan met un certain temps à comprendre ce qui arrive. Un tunnel. Un tunnel est en train de s'ouvrir.
Il se redresse prudemment et fait un pas à l'intérieur. La brume ne semble pas entrer ici. Est-ce qu'il devrait s'y enfoncer ? Il trouve l'idée tentante mais ne peut s'empêcher d'avoir l'impression qu'on se moque de lui. Que quelqu'un s'amuse à lui montrer ce qu'il veut voir.
C'est ça ou la cour, j'imagine.
Il s'essuie les yeux du revers de sa manche et se met en marche. Qu'est-ce qui lui a pris, à l'instant ? Ce n'est pas son genre de craquer ainsi. Cet endroit doit l'affecter bien plus qu'il ne le croit.
Le tunnel est assez long. Si long, même, que Dilan craint de revivre la même chose qu'il y a quelques minutes, même s'il aperçoit une lumière au loin. Les murs ainsi que le plafond sont couverts de casiers de manière ininterrompue. Ce qui ressemble fort à de la salive coule des cadenas, mais Dilan préfère ne pas vérifier. Cette simple supposition suffit à lui soulever l'estomac. Il préfère se concentrer sur la lueur, au loin.
Lorsqu'enfin il atteint l'autre côté, Dilan se surprend à laisser s'échapper un soupir de soulagement. La brume ne l'a pas suivi. La petite cour carrée sur laquelle débouche le tunnel est clairement visible, tout comme l'école de la dernière nuit. Il est encore loin d'être sorti d'affaire, mais laisser la zone précédente derrière lui le rassure un peu.
Dilan étudie celle qui s'étend présentement devant lui. Elle n'est pas bien grande et, de là où il se trouve, il peut en voir la majeure partie. Au fond de la cour s'élève un bâtiment proche de l'état de ruine sans entrée apparente. Une façade inutile de plus. À sa gauche, par contre, deux chemins se présentent à lui ; une grande porte vitrée collée au mur adjacent au tunnel et une autre, plus loin, en bois rongé par des créatures qu'il n'est pas sûr de vouloir identifier. Dilan avance vers la première avec difficulté. La main en visière, il tente d'apercevoir ce qui s'étend au-delà. Il devine, dans l'obscurité, les contours de tables et de chaises. Une cantine ?
Il retient sa respiration sans le réaliser et pousse doucement la porte. L'endroit paraît désert, mais il reste sur ses gardes. Après tout, l'école paraissait déserte elle aussi.
Il cligne des yeux plusieurs fois, le temps de s'habituer à la pénombre, et avance avec précaution. La douleur se fait plus importante à chaque mètre parcouru. À sa gauche, un long plateau métallique borde ce qui, autrefois, a dû être un self. Rien d'autre n'attire son attention pour le moment.
Il jette un œil derrière lui avant de s'aventurer plus loin, mais la sortie est toujours là. Est-ce qu'elle le sera encore lorsqu'il reviendra ? Il ne peut que l'espérer. Rester sur place ne le mènera à rien.
Il s'enfonce davantage dans la pièce, à la recherche d'un objet sur lequel il pourrait prendre appui. Il s'était mis en tête d'en trouver un en entrant ici mais, à présent, il doute que cet endroit lui en fasse cadeau. Aucun arbre susceptible de perdre une branche ne pousse dans la cour et il ne pourra jamais briser le pied d'une de ces tables de plastique. Et il a beau ignorer ce qui se trouve derrière la seconde porte, il est sûr que rien de ce qu'elle cache ne saurait l'aider. Ce cauchemar ne lui laisserait pas un tel avantage.
Dilan secoue imperceptiblement la tête. Un rêve ne peut pas avoir de conscience propre. Mais alors, qui a créé ce jeu cruel ? Malice ? Ce n'est pas le moment de se poser la question. Pour l'instant, il doit faire le nécessaire pour sortir d'ici une nouvelle fois.
Il discerne bientôt une épaisse porte noire au fond de la pièce. Malgré l'absence de lumière, une lueur étrange se dégage de la poignée métallique. Dilan tend la main vers elle mais se fige avant de l'atteindre. Il tend l'oreille. Un son familier lui parvient, mais il n'arrive pas à l'identifier. Tac, tac, tac... Il l'a entendu il y a peu. Un bruit de pas !
Il n'a pas le temps de le réaliser - la peur l'affecte donc à ce point ? - que la porte s'ouvre brutalement devant lui. L'étonnement, mêlé à la crainte de voir resurgir le monstre, suffit à lui faire perdre l'équilibre. Dilan tombe sur les fesses, le souffle court. Mais l'être en face de lui n'a rien d'un monstre. Une main sur le cœur, la bouche entrouverte dans un cri avorté et les yeux exorbités, une jeune femme le dévisage dans un silence stupéfait. Dilan, affichant sans aucun doute la même expression, lui rend son regard. Un être humain, réalise-t-il au bout de plusieurs secondes. Un être humain vivant.
Il se redresse, encore sous le choc. Est-ce qu'il n'est plus seul ? Vraiment ?
Son euphorie incontrôlée le pousse à enlacer la jeune femme toujours muette. Il a presque envie de l'embrasser. Il espérait, depuis sa rencontre avec l'inconnu de l'école primaire, pouvoir s'allier à d'autres victimes de ce cauchemar. Quelles étaient les probabilités de voir son vœu exaucé ? Il l'ignore, mais il a l'impression d'avoir une chance insolente.
Lorsqu'enfin il retrouve ses esprits, Dilan ne peut s'empêcher de remarquer à quel point l'état de la jeune femme semble instable. Ses lèvres pâles, presque transparentes, tremblent en permanence, comme si elle se retenait de fondre en larmes. Ses grands yeux embués, bien que plantés dans les siens, ne paraissent pas le voir. Dilan l'observe, silencieux. Qu'est-il censé faire - dire ? - dans un moment pareil ?
« Amandine. »
Dilan, qui, embarrassé, a baissé les yeux vers le sol, les relève pour rencontrer ceux de la femme. Est-ce qu'elle vient de lui parler ?
« Amandine, répète sa voix fantomatique. Et vous ? »
Elle semble tenter de se remettre du choc. Leur rencontre a dû lui faire une peur bleue.
« Dilan. »
Elle hoche doucement la tête. Ses cheveux blonds, rassemblés en une queue de cheval haute maintenue en place par un ruban blanc, viennent caresser ses épaules. Tout comme l'inconnu de la veille, elle n'a pas l'air beaucoup plus ou moins âgée que lui.
« Est-ce que... vous l'avez vu ? » reprend-elle.
Dilan ne met pas longtemps à comprendre qu'elle parle du monstre. Il hoche gravement la tête.
« J'ai... j'ai cru que... »
La femme, tout en murmurant ces mots, s'enfouit le visage entre les mains. Dilan ne peut s'empêcher de se sentir mal pour elle.
« Qu'est-ce qu'il y a, par là ? » s'enquiert-il avec un mouvement de menton vers la porte restée grande ouverte, espérant l'aider à reprendre ses esprits.
Amandine se tourne lentement vers l'endroit en question. Le couloir est plongé dans la pénombre.
« De... de la... »
Elle soupire et ferme les yeux. Dilan ignore ce qu'il peut y avoir là-dedans, mais elle n'a pas l'air de vouloir y repenser.
« Il y a une sorte de matière organique sur les murs... et une liste de noms » lâche-t-elle.
Une liste ?
« Le vôtre était dessus ?
- Oui. »
Amandine croise les bras devant elle comme pour réprimer un frisson. Elle paraît sur le point d'ajouter quelque chose mais n'en dit pas plus.
« J'ai... j'ai vu une liste, moi aussi. Mon nom y était » explique Dilan.
Les yeux écarquillés d'Amandine se posent sur lui.
« Ici ?
- Non, la nuit passée. »
La femme observe le vide un instant et finit par hocher la tête.
« Vous venez de l'école aussi... » souffle-t-elle.
Elle reste immobile un court instant. Puis, prise d'une énergie étonnante, elle fait quelques pas nerveux vers Dilan, finit par le dépasser et, des deux mains, s'appuie contre l'une des tables en plastique. Elle prend de profondes inspirations et, lorsqu'enfin elle semble calmée, dit :
« Cet endroit est en mouvement. Quand j'étais dans la cour, un tunnel s'est ouvert devant moi. Il a disparu dès que je l'ai traversé. J'ignore s'il y a d'autres passages semblables. »
Dilan, bien plus que par ses mots, est surpris par le ton froid, presque militaire, qu'a pris sa voix. Elle qui était au bord de l'évanouissement moins d'une minute plus tôt paraît à présent totalement remise. Il sait qu'il n'en serait pas capable. Pas aussi vite, ni avec autant d'efficacité. Dans la cour, déjà, il s'était mis à pleurer comme un enfant. Quand le tunnel est apparu, il n'a pas cherché à savoir si l'endroit était en changement perpétuel ou pas. Il s'y est juste engouffré, apeuré.
« Dilan ? »
Le concerné s'arrache à ses pensées. Amandine s'est retournée et son regard, désormais inquiet, est à nouveau posé sur lui.
« Oui » dit-il simplement.
Elle sourit.
« On m'a dit que je n'étais pas seule, mais vous êtes la première personne que je rencontre, ajoute-t-elle.
- On ? »
Son sourire se fait plus discret.
« Vous devez l'avoir vue. Elle prétend accueillir tous ceux qui se retrouvent ici. »
Dilan ne se pose pas la question plus longtemps. Malice.
« Cette fille me donne la chair de poule » grimace Amandine.
Elle contemple la surface blanche de la table. Dilan est sur le point d'improviser un mot d'encouragement, mais elle le devance de peu.
« Allez, sortons d'ici. »
Sur ses lèvres flotte encore son sourire. Comment en a-t-elle la force ? Dilan aimerait l'avoir, lui aussi.
Ils avancent prudemment vers la sortie. Les contours blancs de la porte ont l'air d'un point lumineux, au loin. Ils ont parcouru les deux tiers de la pièce lorsque Dilan se décide à demander :
« Vous êtes entrée dans l'autre partie ? Vous savez, la maison ?
- N-Non. »
Il croit l'entendre déglutir. Elle ne lui paraît plus aussi sûre d'elle, tout à coup. Est-ce que la maison l'effraie ? Elle n'a pourtant pas l'air pire que cet endroit. Ou alors...
« Vous savez à qui elle est ? »
Devant lui, Amandine se fige. Elle n'en avait certainement pas l'intention, car elle reprend aussitôt la marche.
« Non, dit-elle finalement. Je suis aussi perdue que vous. »
Il n'insiste pas. Hausser le ton contre sa seule alliée n'est pas une bonne idée. Mais quand même, si elle sait quelque chose, elle pourrait le lui dire ! À quoi bon s'être trouvés si ce n'est pas pour s'entraider ?
Une fois sortis de la cantine, leurs regards tombent à l'unisson sur la porte de bois branlante. Les petites créatures blanches n'ont pas cessé d'y grouiller.
« Je suis pas encore allée là-dedans. »
Dilan l'observe avec insistance. Tout comme le bureau du directeur, ce qui s'étend au-delà de cette porte lui donne l'impression de se démarquer du reste.
« C'est important, pas vrai ? » demande Amandine non sans une trace de dégoût dans la voix.
Dilan se contente d'hocher la tête.
« Ouais. Je le sens aussi » poursuit-elle.
Alors, sans prévenir, elle s'empare de la poignée miteuse et la tire brutalement vers elle. Dilan ne peut s'empêcher de reculer. Que vont-ils découvrir ? Une nouvelle victime ? Il sent ses poils se hérisser au simple souvenir du directeur. Qu'a-t-il bien pu faire de si terrible pour être voué à ce sort ? Qu'ont-ils pu faire, tous ? Lui, Amandine ? Dilan n'arrive pas à se rappeler d'un méfait particulier. Il n'a jamais été quelqu'un de particulièrement mauvais. Il a dû faire quelques farces, enfant, mais rien de grave. Il voudrait bien se repentir pour sortir d'ici, mais de quoi ? Peut-être que Malice le sait. Elle se dit omnisciente, après tout. Il devrait songer à lui demander, même si ses réponses laissent souvent à désirer.
Dilan sent son corps se tendre à l'extrême. À son côté, Amandine en fait de même. Devant eux s'étend un long couloir étroit. Ils s'échangent un regard inquiet. Qui sait ce qui se cache là-dedans ? Pour ça, Dilan décide de s'y engouffrer le premier. Il ne peut pas laisser Amandine prendre un tel risque. Quel genre d'homme serait-il, dans le cas contraire ?
Il gravit la marche qui sépare le couloir de la cour et, une fois à l'intérieur, grimace, écœuré. L'endroit empeste l'urine. Ce n'est pas pire que l'odeur de moisissure permanente de l'école, mais il ne peut pas dire que ce soit mieux.
Amandine entre à sa suite. C'est étrange, mais la savoir près de lui atténue sa peur. S'il était resté seul, peut-être aurait-il fini par perdre la raison. Il y a de quoi, dans un endroit pareil. Ont-ils une chance de rencontrer un troisième survivant ? Dilan l'espère. Plus nombreux ils seront, plus vite ils pourront trouver le moyen de s'en sortir. Peut-être même qu'ensemble, ils pourront se débarrasser du monstre - mais Dilan n'y croit pas un seul instant.
Le plancher grince sous leur poids. Le couloir est si étroit qu'ils n'ont pas d'autre choix que d'avancer de côté. À chacun de ses pas, Dilan s'attend à entendre la porte claquer derrière eux. Mais rien ne se passe. Ils finissent par déboucher sur une pièce de taille moyenne, au moins assez grande pour s'y mouvoir librement. Au centre, deux planches en bois surélevées font office de banc. Les murs, quant à eux, voient s'aligner des portes-manteaux.
« Les vestiaires » conclut Amandine.
Elle bouscule légèrement Dilan pour venir se tenir devant lui. Son regard fait le tour de la pièce, mais il n'a pas beaucoup d'endroits où se poser.
« Ils devraient donner sur la salle de sport, non ? »
Dilan, sans réaliser qu'elle lui tourne le dos, hoche la tête. Au fond du vestiaire se trouve un second couloir, aussi étroit que le précédent - vers ceux du sexe opposé, sans doute. À leur droite, une immense double-porte qu'Amandine tente d'ouvrir bruyamment et sans succès.
« C'est fermé, annonce-t-elle. C'est comme si... »
Ses yeux se lèvent vers le plafond. Elle soupire.
« Comme s'il n'y avait rien derrière. Les trois quarts du collège n'existent pas. »
Intérieurement, Dilan parvient à la même conclusion. Ce collège n'est pas différent de l'école, ou encore de la ville. Tout n'est qu'une façade. Mais pourquoi ? Qui a créé cet endroit ainsi ?
Amandine se retourne et regarde avec méfiance leur dernière option. Une petite pièce semble avoir été construite à l'intérieur même du vestiaire, contre le mur du fond. Une porte rouge en plastique, qui détonne comparée à tout ce bois, la sépare du reste. Une rangée de vitres teintées leur permettrait de deviner l'intérieur si elles n'étaient pas si hautes. On dirait un petit bureau.
« Cette pièce... » marmonne Amandine.
Elle frissonne clairement.
« Je... je ne veux pas y entrer. »
Elle baisse les yeux, honteuse. A-t-elle un pressentiment ? Dilan se remémore le sien, celui qui l'a poussé à rompre le contact visuel avec le monstre. Il lui a sans doute sauvé la vie. Mais...
« J'y vais. »
Il s'approche de la porte et pose la main sur la poignée ronde. Quelque chose d'important peut se cacher ici, même si ce n'est qu'une autre victime. Savoir qui s'est retrouvé piégé avant eux peut les aider à avancer. Du moins, c'est ce qu'il croit. Mais Amandine ? Elle n'a sans doute pas trouvé le corps du directeur, à l'école. Quel effet lui ferait la vue d'un cadavre ? Est-ce qu'il peut seulement appeler ce qu'il a vu dans cette pièce un cadavre ? L'homme était encore en vie.
« Vous en êtes sûr ? »
La voix de la jeune femme le fait sursauter. Immobile, la main posée sur la poignée, il ne doit pas donner l'impression de l'être. Il cesse de réfléchir et ouvre la porte. Elle n'est pas fermée à clef. Mais, malheureusement, il ne s'est pas trompé. Quelqu'un se trouve bien à l'intérieur. Une personne dans un état semblable à celui du directeur.
« Alors, qu'est-ce qui... »
Dilan, qui sent sa voix se perdre, voudrait lui dire de ne pas entrer. Mais, déjà, Amandine se tient à son côté. Une exclamation horrifiée sort d'entre ses lèvres, qu'elle recouvre de sa main. Dilan, qui s'attendait à cette découverte, est parvenu à retenir la sienne.
La pièce est parsemée de feuilles vierges, comme si quelqu'un y avait énergiquement cherché quelque chose. Un petit bureau carré est installé au centre. Derrière le bureau, une chaise. Et, sur la chaise, un homme. Son visage, figé dans une expression de terreur absolue, semble bien mort, mais Dilan sait qu'il est encore conscient. Il sait que son esprit est piégé ici, condamné à revivre l'instant de sa mort encore et encore, tout comme il sait qu'il le rejoindra s'il ne parvient pas à se réveiller à temps. C'est ce qui les attend tous. Cet homme emmené par le monstre la nuit précédente doit être le sujet d'une mise en scène sordide lui aussi.
« Oh, mon... C'est... »
Amandine, bien que terrorisée par la situation, s'approche lentement de l'inconnu. Ses yeux révulsés semblent fixer le plafond sans le voir, et de sa bouche ouverte s'échappent les mêmes créatures blanches que celles aperçues plus tôt. Dilan n'arrive pas à s'en détacher. Il ne peut pas s'empêcher d'imaginer la mort de cet homme. Est-ce qu'il a voulu se cacher ? Est-ce qu'il espérait trouver des compagnons, comme lui ?
« C'est... c'est bien le... »
Les chuchotements d'Amandine finissent par arracher Dilan à ses pensées macabres. Elle a cessé de se couvrir la bouche et observe la victime d'un œil embué où se devine un éclat de reconnaissance.
« Vous le connaissez ? s'enquiert Dilan.
- C'est... »
Amandine demeure silencieuse le temps de maîtriser les tremblements de sa voix. Elle se détourne de l'homme et, en plantant son regard dans celui de Dilan, dit :
« C'est... c'est mon collège. »
Il n'est d'abord pas sûr de comprendre. Ralenti par le choc, son esprit met un moment à faire le lien.
« Vous voulez dire que c'est un de vos professeurs ? » dit-il finalement.
Devant lui, Amandine hoche la tête. Elle renifle, s'essuie le nez d'un coup de manche et dit :
« Je n'étais pas sûre... mais maintenant... »
Elle respire un grand coup avant de poursuivre :
« C'est comme... comme une version exagérée de mes souvenirs. Et lui ... »
Ses yeux se posent brièvement sur la victime.
« C'était un prof de sport. Il est parti quand j'étais en quatrième, mais c'est bien lui. Son nom... son nom était sur la liste que j'ai vue tout à l'heure. »
Exactement comme pour le directeur. Mais quel rapport avec eux ? Ce collège n'est pas celui de Dilan, et Amandine n'a jamais dit avoir reconnu l'école de l'autre nuit. Quel est le rapport entre les deux établissements ?
« Il y avait tellement de noms ... Des élèves ... S'ils sont tous là ... »
Amandine ne formule pas le reste à voix haute. Dilan lui en est reconnaissant. Lui non plus n'a pas envie de réfléchir au prochain corps inanimé qu'ils pourraient croiser.
Son regard fait une dernière fois le tour de la pièce. Un petit tableau noir est accroché sur le mur de droite, mais rien n'est inscrit dessus.
Pas d'indice pour cette fois, hein ?
Il prend Amandine par le bras pour la conduire hors de la pièce. Rester ici ne leur apportera rien de bon. Dilan se remémore brièvement ce qu'il a ressenti au moment où il s'est rendu compte que l'école primaire était la sienne. L'incompréhension s'est ajoutée à la peur, et son malaise ne s'en est trouvé que décuplé. Voir son nom inscrit sur cette fameuse liste a également ajouté au choc. Il devrait garder un œil sur Amandine. Cesser de se laisser aller aussi facilement au désespoir et se reprendre une bonne fois pour toute. Ainsi, ils pourraient compter l'un sur l'autre.
« Vous boitez ? »
Dilan tourne les yeux vers Amandine qui, elle, observe sa jambe. Il avait fini par oublier la douleur, mais sa remarque la fait revenir de plus belle.
« Je me suis tordu la cheville la nuit dernière.
- Oh... »
Amandine s'arrête au milieu du vestiaire. Elle se pince les lèvres, soucieuse.
« Vous voulez vous appuyer sur moi ?
- Euh, ça... ça ira » bafouille Dilan.
Cette offre le surprend bien plus qu'il le laisse paraître. Accepter le gênerait trop.
« Asseyez-vous un moment, alors. J'ai mal pour vous. »
Elle ponctue ses mots d'un mouvement de menton vers le banc - que Dilan n'est pas sûr de pouvoir qualifier de banc. Il l'observe un moment, muet. Perdre son temps à se reposer n'est pas raisonnable, mais sa jambe le fait vraiment souffrir. Il ne fait qu'aller d'un endroit à un autre depuis son arrivée.
« D'accord ... merci. »
Amandine laisse s'échapper un rire discret.
« Oh, c'est pas comme si je vous avais fabriqué une atèle. Remerciez plutôt le banc. »
Un craquement sinistre s'échappe de celui-ci lorsque Dilan s'y assied. Il étend sa jambe devant lui avec un soupir. Concrètement, sa cheville est seule à être blessée, mais la douleur a fini par atteindre sa hanche. À ce rythme, il n'ira plus bien loin.
Il respire doucement, l'oreille tendue dans la crainte d'un bruit de pas particulièrement lent. Rien ne lui parvient. Le monstre est-il seulement ici ? Vu la taille de cet endroit, cela lui paraît étrange de ne pas l'avoir croisé.
Dilan se retourne pour solliciter l'avis d'Amandine, mais ce qu'il voit le laisse bouche bée. Derrière elle, une silhouette vêtue de noir vient de disparaître dans l'angle du couloir. Dilan n'a pas vu son visage, mais ses épaules ne lui ont pas paru affaissées comme celles du monstre. Y aurait-il quelqu'un d'autre, aussi près d'eux ?
« Qu'est-ce qu'il y a ? » demande Amandine en remarquant son air ébahi.
Elle se retourne, soucieuse, mais la silhouette a disparu.
« Y a quelqu'un.
- Ici ? »
Dilan se relève avec difficulté. S'asseoir lui a peut-être fait plus de mal que de bien.
« Quelqu'un vient de passer » précise-t-il.
Amandine se retourne dans une nouvelle exclamation. Elle s'approche prudemment de l'angle du mur, suivie de près par Dilan, et y passe la tête. Le second couloir partant immédiatement à gauche, cette position lui permet d'en voir la totalité.
« Alors ? » chuchote Dilan au bout de plusieurs secondes de silence.
La jeune femme reprend sa position de départ et secoue la tête.
« Il n'y a personne. »
Incrédule, Dilan décide de vérifier lui-même. Le couloir est bien vide, mais au fond de celui-ci se trouve une nouvelle porte. Est-ce que la silhouette s'est dirigée par-là ? Il n'y a pas d'autre issue, mais celle-là lui paraît un peu trop éloignée pour l'atteindre en si peu de temps. Est-ce qu'elle a disparu, comme la petite fille de l'autre nuit ? Et s'il s'agissait de la même personne ? Non, la silhouette qu'il a aperçue était trop grande. Il s'agissait plutôt d'un adolescent - ou d'une adolescente.
« Vous savez vers quoi ça mène ? » s'enquit Dilan en tendant un doigt vers la porte.
Amandine pose les yeux au fond du couloir, le front plissé dans sa réflexion.
« Non, désolée... je ne m'en souviens pas, dit-elle finalement.
- On va le découvrir ensemble, alors. »
Il aimerait que ce genre de remarque suffise à dissiper sa peur.
Les bancs installés de chaque côté du couloir les empêchant de marcher ensemble de front, Dilan et Amandine avancent l'un derrière l'autre. Le premier pose la main sur le mur beige, à sa droite. Ce n'est pas grand chose, mais cela le soulage au moins un peu. Il ne le lâche que pour ouvrir la porte, quelques mètres plus loin. Au-delà de celle-ci s'étend une pièce plongée dans l'obscurité. Dilan fait mine d'y entrer pour y voir plus clair, mais à peine a-t-il fait un pas qu'il s'effondre à nouveau. Ou, plutôt, il trébuche. Il heurte le sol tête la première et, sonné, ne perçoit pas tout à fait l'inquiétude dans la voix d'Amandine lorsqu'elle l'appelle par son nom. Il n'est pourtant pas faible au point de s'écrouler au moindre pas. Il a eu l'impression, en entrant, qu'une corde a été tendue sous lui. Une corde invisible qui séparerait cette pièce du couloir.
« Vous n'avez rien ? »
Les pieds d'Amandine s'agitent devant lui. Bientôt, elle s'accroupit et son visage entre dans son champ de vision.
« Ça va » grommelle-t-il.
Il voudrait se relever mais s'en sait incapable. Alors il s'assoit, sonné, et, remarque seulement le grand mur blanc qui lui fait face. Dilan est trop bas pour le voir mais, à sa position oblique et aux barreaux qui le surmontent, devine qu'il s'agit d'escaliers. Contre le mur, une porte de la même couleur doit donner sur un placard à balais. À sa gauche, des manteaux et autres vêtements sont accrochés sur une installation prévue à cet effet. Il ne s'agit pas du collège.
Il fait un geste de la main vers la manche d'Amandine mais le suspend aussitôt. Celle de la jeune femme est tendue vers le mur derrière lui, et son front plissé ne présage rien de bon. Dilan, toujours assis, tourne la tête dans cette direction. La porte, celle qu'ils ont franchie à l'instant, a disparu. À sa place ne s'étend plus qu'un mur blanc et sans relief qu'Amandine parcourt du plat de la main.
« On s'est fait avoir » lâche-t-elle, amère.
Elle se redresse avec un soupir et offre sa main à Dilan, qui en fait de même. Alors, seulement, Amandine prend connaissance de la pièce. Dilan ouvre la bouche pour lui faire part de ses impressions, mais ce qu'il voit l'en dissuade. Sous ses yeux, les lèvres de la jeune femme se remettent à trembler. Ses traits pâles se déforment jusqu'à ce qu'il ne puisse plus y lire qu'une terreur pure. Dilan craint de la voir tourner de l'œil, mais Amandine paraît encore assez lucide pour s'asseoir au sol avant de s'effondrer. Elle se laisse glisser le long du mur, muette. Sa bouche entrouverte semble tenter de former des mots, mais Dilan n'entend que sa respiration saccadée. Inquiet, il s'accroupit à son côté. Il se doutait bien que pénétrer dans la maison risquait de la perturber, mais pas à ce point. Que faire ? S'occuper des autres n'a jamais été son fort, mais il se doit d'essayer.
« Vous connaissez cet endroit ? »
Intérieurement, il maudit son incompétence. On fait difficilement pire, dans le domaine. Pourtant, il entend Amandine déglutir. Son souffle ralentit peu à peu et, lentement, son regard se focalise sur le sien.
« J'ai... j'ai vécu ici » bafouille-t-elle.
Dilan demeure silencieux. La situation a beau lui échapper, il s'attendait à ce genre de révélation. Il ignore toujours quel rapport il peut y avoir entre l'école et le collège, mais celui entre ce dernier et cet endroit est clair. Amandine.
« Écoutez, reprend-il maladroitement, c'est important. Est-ce que quelque chose est arrivé ici ? Quelque chose de... de grave ?
- Quelque chose ? »
Amandine tente de ravaler sa peur, sans grand succès. Il ne peut pas lui en vouloir. À sa place, lui aussi serait dans un état similaire - sans doute même pire.
« Mon... mon frère... »
Il devine, à l'intonation de sa voix, que le souvenir évoqué n'a rien d'heureux. Dilan s'en veut de lui demander ce genre de chose, mais ils ne peuvent pas avancer sans indice. Et, à défaut de mieux, ce lieu doit forcément en constituer un.
« Mon frère, Christian. Il est mort ici, lâche Amandine.
- Oh... »
Que dire d'autre ?
« C'est moi qui l'ai trouvé, poursuit la jeune femme. Il est mort dans son sommeil. On nous a dit qu'il avait fait une crise cardiaque mais... son visage... »
Elle secoue la tête comme pour en chasser le souvenir.
« Il... il avait la même expression que l'homme de tout à l'heure. C'était... »
Dilan n'ose imaginer le choc qu'elle a dû ressentir en trouvant son frère dans cet état. Pas étonnant qu'elle ait été réticente à entrer ici. Pourtant, malgré toute l'empathie qu'il ressent pour elle, Dilan ne peut pas empêcher sa curiosité de prendre le pas - mais, leur vie étant en jeu, peut-il vraiment appeler cela de la curiosité ? S'il en croit le récit d'Amandine, son frère est décédé de la même façon que ces gens dont lui a parlé Jolène. Est-ce qu'il s'est retrouvé piégé ici, lui aussi ?
« Désolé de vous demander ça, mais... quand est-ce que c'est arrivé ? Il y a sept ans ? »
Amandine, qui s'était mise à fixer le vide, relève la tête et plante son regard miné d'incompréhension dans le sien.
« Quoi ? Non, je venais d'avoir quinze ans et... Mais pourquoi ? »
Cette fois, il ne comprend plus. N'est-ce qu'une coïncidence ? Non, c'est impossible. Ce garçon est mort ici, il en est sûr. Mais pourquoi il y a aussi longtemps ?
Amandine semble confuse. Dilan réalise alors qu'il ne lui a pas fait part de ses connaissances. Il lui résume rapidement sa discussion de la veille, l'oreille tendue. La chose est-elle ici ? Ils ne devraient pas relâcher leur attention de la sorte.
« Tous ces gens... murmure Amandine, horrifiée. Vous croyez qu'ils ont tous fini ici ?
- J'ai seulement vu le directeur, mais... »
Cette explication lui paraît la plus probable. La plus simple, aussi. Si seulement il parvenait à se souvenir de ce cauchemar, cette fois... Il pourrait alors vérifier sa théorie. Chercher ce qui a pu arriver au professeur, peut-être même au frère d'Amandine. Mais, au réveil, tous les actes accomplis ici disparaissent de sa mémoire. Il n'en reste plus que l'impression floue d'avoir vécu quelque chose d'horrible.
« Il y a autre chose ? »
Devant lui, Amandine secoue la tête. Mais la façon dont son regard a brièvement fui le sien ne lui a pas échappé.
« Vous en êtes sûre ? Quelque chose qui aurait rapport avec vous et votre frère...
- Non, je ne vois pas. »
Elle hausse les épaules comme si elle cherchait à se donner un air détaché. Dilan n'a jamais connu d'aussi piètre menteuse. Il apprécie réellement Amandine, mais son comportement lui paraît déplacé. Pourquoi mentir dans une situation pareille ?
Elle sait pourquoi elle est ici.
Dilan réprime un frisson. Il en ignore la raison, mais cette pensée lui fait froid dans le dos. Est-ce la vérité ? Est-ce qu'elle sait quel acte elle a commis pour être punie de la sorte ?
« Amandine... »
Le regard fuyant de la jeune femme se pose sur le sol. Il s'écoule une poignée de secondes de silence pendant lesquelles rien ne se passe. Puis, d'un geste brusque, Amandine se relève. Elle fait quelques pas nerveux dans le vestibule et, avec un entrain forcé, dit :
« Allez ! »
Elle ne s'adresse pas particulièrement à lui. À vrai dire, Dilan a l'impression qu'elle essaie surtout de se donner du courage. Elle ne le regarde même pas.
Il se redresse sans quitter le dos d'Amandine des yeux. Malgré les apparences, la jeune femme ne s'est pas calmée. Sa respiration n'a que très peu ralenti, et ses genoux tremblent toujours autant. Elle ne parlera pas plus. Alors, à défaut de mieux, Dilan s'engage à sa suite. Que faire ? Explorer cet endroit comme tous les autres et ne rien trouver ? Dilan sent le désespoir naître en lui, et il ne peut rien faire pour l'en empêcher.
Devant lui, Amandine s'engage dans la pièce au pied des escaliers. À peine y est-elle entrée qu'il l'entend pousser une exclamation de surprise. Dilan, inquiet, la rejoint. Qu'a-t-elle vu ? Il se presse vers l'encadrement de la porte. La pièce, quoique qu'à elle seule plus spacieuse que son studio, est étonnamment banale. Un coin salon, séparé du coin cuisine par un petit bar, en occupe la majeure partie. Une luxueuse cheminée occupe le mur de droite. Plus loin, sur une étagère, est posée une chaîne-hifi. Les chaises de la pièce ont été collées au mur près de la fenêtre - qui ne donne que sur un noir d'encre - pour en dégager le centre, comme si quelqu'un comptait y donner une fête. Un gâteau grouillant de nouvelles créatures blanches trône même sur une table ronde, près de la cheminée. C'est sur celui-ci qu'est fixé le regard d'Amandine. La respiration de la jeune femme accélère à nouveau. Si chaque détail de cet endroit la met dans cet état, elle ne tiendra pas bien longtemps. Dilan, qui ne songe pas un seul instant à l'abandonner à son sort, s'approche d'elle sans bruit.
« Vous reconnaissez cette scène ? »
Il choisit ses mots avec soin, même s'il doute avoir une réponse en retour.
« Écoutez, je crois que ce rêve attend un certain nombre de choses de nous. La nuit passée, je me suis réveillé après un incendie et... c'est comme si l'école m'avait guidé jusqu'à lui, se rappelle-t-il. Je pense qu'on se réveillera seulement si on... »
En vérité, il n'en est pas sûr. Traduire ses pensées à voix haute les rend plus cohérentes, mais son réveil était-il vraiment dû à l'incendie ?
Devant lui, Amandine semble ne l'écouter que d'une oreille. Son visage, parfois, fait mine de se tourner vers le sien seulement pour revenir vers la table ronde. Dilan se souvient alors d'un détail de leur échange précédent. N'a-t-elle pas dit avoir trouvé le corps inanimé de son frère peu après avoir fêté ses quinze ans ?
« Cette scène... c'est votre anniversaire, non ? »
La façon dont les yeux embués d'Amandine glissent vers les siens le conforte dans son idée. Y devinant l'incompréhension, Dilan précise :
« Vous m'avez dit que votre frère était mort alors que vous veniez d'avoir quinze ans. »
La bouche de la jeune femme forme un oh silencieux qu'il ne sait pas comment interpréter. Malgré toute sa bonne volonté, Dilan commence à perdre patience.
« Il s'est passé quelque chose ce jour-là ? »
Amandine cligne des yeux. Il voit bien qu'elle essaie de reprendre ses esprits. Est-ce qu'il l'a convaincue ?
« Je... je ne voulais pas... »
Dilan fronce les sourcils. Elle murmure à peine. La pièce a beau être silencieuse, l'entendre nécessite un effort particulier.
« J'étais une gamine ! reprend-elle avec une véhémence surprenante. Je voulais pas que ça arrive, je voulais juste... »
Ses mains s'agitent dans des gestes amples. Dilan ignore de quoi elle parle exactement, mais il a l'impression qu'elle cherche davantage à se trouver des excuses qu'à lui expliquer de quoi il est question.
« Et maintenant, il... il vient pour moi...
- Il ? »
Dilan écarquille les yeux. Est-ce qu'elle sait vraiment qui les a envoyés ici ? Il pose la question à voix haute, mais Amandine semble délirer.
« Il les a tous pris... ils sont tous... »
Ses doigts se mettent à tirer sur ses cheveux. Dilan aimerait trouver les mots pour la rassurer, mais il ne peut pas s'empêcher d'insister encore.
« Qui, Amandine ? De qui vous parlez ? »
Il pose une main sur son épaule et manque de la secouer.
« Je... Son... son nom, c'était... »
Elle cesse de respirer, juste un instant.
« Elisa. »
Elisa ?
Dilan ouvre la bouche pour le répéter, mais un grondement atroce l'en empêche. Il croit un instant avoir affaire à un orage, avant de réaliser autre chose ; le sol s'est mis à trembler. Instinctivement, Dilan fait un pas en arrière. Amandine, dont il s'est éloigné, s'accroupit, terrorisée.
Qu'est-ce que...
Il a déjà entendu ce grondement. Devant le tunnel, il y a ce qui lui paraît être des heures. Dilan se souvient des mots d'Amandine. Cet endroit est en mouvement. Est-ce qu'un nouveau passage est en train d'apparaître ?
Une nouvelle secousse le jette au sol. Et, juste sous ses pieds, le plancher du salon s'ouvre en deux. Dilan se traîne en arrière le plus rapidement possible. Par-delà le sol, il ne voit qu'un trou noir qui semble vouloir l'avaler. De l'autre côté, Amandine. Que leur arriverait-il s'ils tombaient là-dedans ?
« Amandine ! »
Dilan recule encore. Les lattes du plancher disparaissent une à une dans le trou béant. Il ne peut s'empêcher de lui trouver une certaine ressemblance avec la bouche d'une créature gigantesque.
Il se retourne, le temps de vérifier que le vestibule est sûr. Il semble l'être. Alors il reporte son regard vers l'endroit où devrait se trouver Amandine.
Rien. Le plancher s'est rebouché. Les murs sont immobiles. Et, surtout, Amandine a disparu.
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