Chapitre 6
Je me réveillai en sursaut.
J'étais toujours là où je m'étais assoupie, dans le canapé. La télévision était en veille et il faisait sombre. Le salon était uniquement éclairé par la faible lueur de la nuit traversant la porte-fenêtre. Il n'y avait pas d'étoiles dans le ciel noir d'encre.
Avec une certaine gêne, je me rendis compte que j'étais complètement avachie sur Loki, qui lui dormait appuyé contre l'accoudoir. Dans la pénombre, je ne distinguais qu'une forme floue.
Mal réveillée, je baillai et me frottai les yeux sans pour autant me redresser complètement. Pourquoi retourner dans ma chambre maintenant? J'étais bien installée, au chaud, et mon oreiller était confortable. Je n'avais décidément pas le courage, ni l'envie d'ailleurs, de traverser la maison froide et sombre pour atteindre mon propre lit.
Je voulus me rendormir et fermai les yeux. Mais en m'appuyant à nouveau contre Loki, je compris alors que ce qui m'avait réveillé.
Le dieu tremblait de tout son corps.
Je me redressai brusquement et plissai les yeux pour comprendre, alarmée. Lorsque je fus habituée à la faible luminosité, je pus enfin voir ce qui le secouait. Loki dormait toujours, mais ses cauchemars recommençaient à le torturer. Il gémissait à voix basse, les membres pris de légers spasmes, la bouche tordue en un rictus de souffrance.
– Non... Je... Laissez... Je ne suis pas... soufflait-il, les dents serrées. Ses mains étaient agitées de gestes saccadés, incontrôlés. Je sentais son cauchemar devenir de plus en plus violent.
Je ne savais pas quoi faire, angoissée. Si je le réveillais, il risquait de m'envoyer valser mais je ne pouvais pas le laisser dans cet état...
Je m'accroupis près de sa tête, hésitante. Mais tout à coup, il se crispa brusquement et cria.
Je reculai, effrayée. Loki criait à s'en arracher la gorge, des cris de douleur, de supplice, des "Non" inarticulés, et les larmes, les larmes dévalaient à présent ses joues en torrents, ses ongles griffaient son visage, et rouvrirent sa cicatrice au dessus de l'œil.
Horrifiée par ce spectacle, je me précipitai près de lui et lui secouai l'épaule avec force, prête à tout pour le réveiller. Mon cœur s'était emballé. Je ne supportais pas de le voir dans un tel état.
– Loki!! criai-je. Loki s'il-te-plait réveille-toi!! Loki!!
J'essayais de couvrir le son de ses propres gémissements, mais effrayée comme je l'étais, ma voix ne m'obéissait plus.
J'avais été entraînée à beaucoup de choses durant ma formation d'agent du Shield. Mais je n'avais jamais été confrontée au désespoir intime et profond de l'être le plus machiavélique et le plus rejeté au monde...
Abandonnant toute prudence, je pris ses poignets et les écartai de force de son visage pour l'empêcher de se faire saigner. Des traces rouges apparaissaient déjà sous ses larmes.
Ses mains me repoussèrent avec violence, par à-coups, mais je ne lâchai pas prise.
– Loki!! Ça suffit maintenant!! Réveille-toi!!
Ma voix claqua dans l'air comme un fouet.
Loki inspira brusquement et se réveilla en sursaut, les yeux écarquillés. Ses paupières papillonnèrent, sa respiration était irrégulière. Il regarda autour de lui comme un fou, désorienté, encore prisonnier de son cauchemar.
Je fermai brièvement les yeux, vidée par cette panique soudaine.
Quand je les rouvris, je m'aperçus que Loki me fixait de son regard brûlant. Il haletait toujours et luisait de sueur.
Je me rendis compte que je tenais toujours ses poignets serrés dans mes mains. Je les lâchai aussitôt.
Agenouillée devant le fauteuil, je regardais le dieu, incertaine. Je ne savais pas comment réagir.
Il était étrangement proche de moi, et son regard me transperçait toujours. Mal à l'aise, je voulus briser le silence pesant qui régnait. J'ouvris la bouche pour parler, n'ayant aucune idée de ce que j'allais dire. Mais au même moment, Loki m'interrompit d'un geste de la main. Sa mâchoire tressaillit.
Et pour la première fois, son air menaçant me frappa de plein fouet. Je réfrénai du mieux que je pus la peur qui m'envahissait, mais il n'y avait rien à faire; un Loki désespéré et en colère, les yeux luisants dangereusement dans la pénombre nocturne, m'effrayait comme jamais je ne l'avais été auparavant.
Je fus prise d'une incontrôlable envie de fuir. Pourtant, je me fis violence et n'en fis rien.
Le dieu fronça les sourcils et se pencha légèrement vers moi. Par instinct, je reculai de quelques millimètres, le souffle court.
Son visage se ferma et sans que je ne comprenne pourquoi, il détourna soudain les yeux et se leva brutalement, me faisant tressaillir. Loki se dirigea à grands pas vers sa chambre, sans se retourner, et claqua la porte derrière lui.
Le silence envahit à nouveau la pièce. Sonnée, je me recroquevillai sur moi-même en frissonnant. Je ne comprenais rien à ce qui venait de se passer.
Loki avait fait un cauchemar qui l'avait bouleversé, et maintenant, semblait m'en vouloir à mort. Peut-être parce que je l'avais vu vulnérable. Cela ne m'aurait pas étonnée venant de lui...
Mille et une questions dans la tête, je partis finalement me glisser au chaud sous mes couvertures.
J'étais perdue.
*
Loki ne se montra pas pendant trois jours.
Trois interminables journées durant lesquelles j'errais d'un air morose, vaquant tant bien que mal à mes occupations comme si rien n'avait changé.
Mais tout avait changé.
Le fragile et précieux équilibre que Loki et moi avions réussi à construire venait de se fêler, et menaçait de s'effondrer. Il ne m'adressait plus la parole, ni ne donnait plus signe de vie.
Plusieurs fois, prise d'un soudain élan de courage, je m'étais dirigée d'un pas décidé vers sa porte pour mettre fin à ce mutisme inquiétant. Mais à chaque fois, je m'étais ravisée au dernier moment, le poing déjà levé pour frapper retombant inutilement le long de mon corps.
J'avais l'impression qu'un grand vide d'incertitude avait pris place là où aurait dû se trouver ma combativité habituelle. Ce qui était parfaitement ridicule. Un incident si minime n'aurait jamais dû nous perturber à ce point tous les deux, moi encore moins.
Alors, pour faire passer le temps et pour me vider la tête, je quittais la maison, et m'isolais le plus loin possible pour m'entraîner aux arts martiaux pour lesquels j'avais été formée au Shield.
Je répétais inlassablement mes enchaînements, pour ne perdre ni ma rapidité ni ma souplesse. Je luttais parfois jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ce que mon corps sur le point de s'écrouler me rappelle à l'ordre.
Je savais que ce n'était pas bon de me pousser ainsi à bout, mais je n'avais pas d'autre moyen d'oublier la vision de Loki secoué de spasmes, les larmes roulant sur ses joues, et ses yeux effrayés, tellement désespérés qu'ils en devenaient inquiétant... Son regard sombre et torturé me hantait jour et nuit.
Le matin du quatrième jour, tandis que je prenais mon petit-déjeuner affalée dans le canapé, mon esprit fut soudain traversé d'une pensée qui me glaça.
Je sortis aussitôt de ma torpeur et me redressai.
Après tout, Loki était peut-être parti.
J'avais toujours fait comme s'il n'avait pas bougé de sa chambre. Mais en réalité, je n'avais aucune preuve qu'il y était encore. Cela aurait signifié qu'il n'aurait pas mangé depuis trois jours...
Je devins livide. Quelle idiote. Évidemment qu'il était parti. Après tout, pourquoi resterait-il? Il avait peut-être enfin trouvé le moyen de rentrer chez lui et n'avait plus besoin de moi.
Ma gorge s'assécha et j'eus l'impression qu'un lourd étau de plomb me comprimait la poitrine et m'empêchait de respirer. Mes entrailles étaient aussi lourdes que de la pierre.
Sans réfléchir, je me levai et courus presque en direction de la chambre de Loki.
Sans frapper, j'ouvris la porte à la volée, persuadée de trouver la chambre vide, et la fenêtre grande ouverte.
Mais il n'en était rien.
La pièce était dévastée. On aurait dit qu'un ouragan y était passé, détruisant tout sur son passage. Les rideaux étaient déchirés et arrachés de leur tringle, le lit défait et recouvert de plumes provenant des oreillers éventrés, les objets présents sur le bureau avaient valsé à terre, dispersés aux quatre coins de la pièce, et les livres de la petite bibliothèque semblaient avoir jaillis de leur emplacement pour aller cogner le mur d'en face, couvert de coups.
Je portai une main devant ma bouche, choquée. Avachi contre la fenêtre, les cheveux emmêlés, le visage pâle et les mains écorchées, Loki me dévisageait d'un regard terne.
Ma première pensée fut que ce dieu était malsain. Malsain et complètement fou. Que je devais fuir au plus vite.
Et pourtant, je m'approchai doucement, à pas lents et prudents. Mon cœur battait à cent à l'heure dans ma poitrine. Loki n'amorça pas un geste, se contentant de me regarder avancer sans rien dire.
Je m'agenouillai près de lui sans le quitter du regard, comme pour lui demander la permission. Il ne réagit pas.
– J'ai cru que tu étais parti, finis-je par lâcher, après un lourd silence.
Ma voix résonna étrangement dans la chambre détruite.
Loki ne répondit pas. Il avait les yeux dans le vague, la tête baissée. Mon cœur se serra en le voyant si pitoyable.
– Je sais que je n'aurais jamais du voir ce que j'ai vu l'autre soir, mais... continuai-je d'une voix un peu tremblante. Loki, ce n'est pas une raison pour t'infliger... Tout ça. Je ne sais pas ce qui a bien pu se passer là-haut pour que tu aies atterri ici, mais ce que tu fais ne sert strictement à rien. Je...
– Non, tu n'aurais jamais dû voir, personne ne doit me voir, me coupa-t-il soudain d'une voix rauque.
Je m'interrompis aussitôt. Décidant de le laisser vider son sac une bonne fois pour toute.
– Après tout, tu n'es qu'une simple mortelle, ricana-t-il faiblement, d'un air malade. Tu n'as absolument aucun droit sur moi, l'héritier légitime du trône d'Asgard! C'était mon trône... Mon DROIT!!!
J'avais l'impression de voir la folie même briller au fond de ses yeux verts. Cela me désespérait. Pourtant, je ne reculai pas.
Il ne parla pas pendant quelques instants et j'attendis patiemment qu'il calme sa colère.
– Je ne suis pas le fils d'Odin... Ni le frère de Thor... murmura-t-il tout à coup.
Je fronçai les sourcils. De quoi...
– Je ne suis rien d'autre qu'un trophée... Un trophée de guerre rapporté par Odin, en souvenir du jour où il a vaincu les Géants du Nord! Le bébé monstre pleurant au milieu des décombres...
Et sous mes yeux ahuris, je vis la peau de Loki bleuir, et ses yeux perdre leur éclat vert pour devenir d'un effrayant rouge sang. Le dieu releva enfin ses iris brûlantes vers moi. Comme s'il me défiait de le regarder tel qu'il était vraiment.
Malgré la surprise et la peur, je soutins son regard sans flancher. Au bout d'un moment passé à nous dévisager comme des chiens en faïence, il soupira et reprit une couleur normale. Ses yeux redevinrent verts et je me détendis imperceptiblement.
Bon sang, qu'est-ce que c'était?!
– Pendant toutes ces années j'ai vécu dans l'ombre de Thor, le grand favori, le futur roi, celui qui allait tous nous sauver... Pensant faire partie d'une famille prestigieuse qui ne faisait aucun cas de moi... Pour ensuite découvrir être l'héritier du royaume de glace, le plus fui des neuf mondes, faire partie du peuple exterminé par celui que je pensais être mon propre père!
Loki prononçait ces paroles lentement, pesant les mots dans sa bouche et les crachant comme du venin.
Ne sachant quoi penser des révélations qu'il était en train de me faire, je me taisais et écoutais.
– Et si je te dis tout ça, Ella Sharpe...
Je relevai la tête à l'entente de mon prénom. Le regard de Loki s'était un peu éclairé et plongea dans le mien si profondément que je ne pus détourner les yeux.
– C'est parce que je n'ai plus rien, tu comprends? déclara Loki d'une voix d'outre-tombe. Je ne suis plus rien, je ne suis qu'une enveloppe vide et sans âme, qui ne vit plus que pour sa vengeance et qui ne sera plus jamais capable de ressentir quoi que ce soit. J'y ai cru pendant un moment, tu sais. J'ai cru qu'avec toi, peut-être arriverais-je à me libérer. À ressentir des émotions. Mais il n'y a plus rien de bon en moi, c'est ainsi. Mes nuits remplies de cauchemars me le rappellent sans cesse. Je l'ai compris l'autre soir. Ce... C'était le pire de tous.
Je ne voulais pas croire ce que j'entendais. Étrangement, alors que je ressentais toute la peine du monde, mes yeux restèrent secs. Je n'arrivais pas à croire qu'il abandonnait.
Sans savoir pourquoi, je sentis soudain une agréable chaleur m'envahir, et une énergie nouvelle fourmiller dans mes membres.
Je le regardai dans les yeux, et d'un ton décidé, lui répliquai:
– Et bien, désolée pour toi, mais je ne pense pas que tu sois aussi foutu que tu veuilles le prétendre.
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