3
Nelly Aubray avait reçu de nombreux dons à sa naissance : les fées penchées sur son berceau avaient été généreuses. Elle était belle selon les standards en vigueur, grande, élancée, les lèvres pulpeuses, les cheveux soyeux. Elle était intelligente, du moins assez pour ne pas se laisser marcher sur les pieds. Elle était riche, ne manquait de rien, et était pro- mise à un avenir brillant, où rien ne changerait de sa vie actuelle. Son père n'était jamais là, de toute manière : en voyage d'affaires, au bureau, à Chicago, ou en congrès. Elle vivait dans une grande maison impeccable, la femme de ménage passait trois fois par semaine. Elle menait la vie rêvée de toutes les adolescentes, celle des films, avec chambre rose pastel et bijoux de luxe. À un détail près.
Elle se sentait terriblement seule.
Elle avait tout essayé : mettre la télévision en bruit de fond, écouter de la musique, inviter l'intégralité des filles de sa connaissance. Elle avait même accueilli une correspondante étrangère pendant un temps pour tromper sa solitude. Mais, inévitablement, la maison se vidait, son père ne rentrait pas, la femme de ménage retrouvait sa famille, et Nelly restait avec elle-même.
Elle suivait des cours par correspondance. Son père n'étant satisfait d'aucune offre proposée à Delphos, Nelly se retrouvait inscrite au programme international d'une école privée new-yorkaise, dans l'optique d'obtenir un diplôme en béton sans jamais avoir mis un pied dans l'établissement. Dans les faits, ça semblait être une situation idéale, mais en réalité, elle trouvait compliqué d'étudier quand son bureau était aussi l'endroit où elle avait passé deux mois à rattraper toutes ses séries en retard. Les cours étaient arrivés depuis une semaine, Nelly n'avait toujours pas ouvert le mail et personne ne pouvait l'obliger à le faire puisque personne ne vérifiait son travail.
Ce samedi matin, elle ouvrit ses volets pour découvrir avec abattement un ciel noir et menaçant. Elle descendit dans la cuisine étincelante, semblable à celles que l'on voyait dans les magazines de décoration. Il n'y avait pas un bruit, mis à part celui de ses pas étouffés par la moquette. Nelly frissonna. La grande pièce paraissait morte. Par expérience, elle savait que mettre la radio ne changerait rien, si bien que, ne supportant plus la solitude oppressante, elle se décida à sortir de chez elle. Elle passerait à la bibliothèque, irait prendre un café, et ouvrirait enfin ses fichus cours.
Elle ne se souvenait plus de la dernière fois qu'elle avait parlé à un autre être humain. Durant l'été, son père l'avait bien emmenée en croisière dans les Caraïbes, mais il avait passé les deux semaines le nez collé à son ordinateur, laissant Nelly sur le bord de la piscine, à épier les groupes de filles qui faisaient la fête et ne l'invitaient pas à se joindre à elles.
Elle prépara soigneusement ses affaires : son ordinateur, ses écouteurs, ses surligneurs et ses carnets reliés à la couverture fleurie. Elle choisit une jolie tenue, car les rares fois où elle sortait de chez elle étaient l'occasion de se montrer sous son meilleur jour. Elle arrangea sa frange rebelle dans le miroir jusqu'à perdre la bataille et se lisser les cheveux. Elle mit du rose à ses paupières et à ses lèvres. On aurait cru qu'elle se rendait à un grand événement mondain. Son père lui répétait qu'elle devait toujours être impeccable : on ne savait jamais qui l'on pouvait rencontrer.
Par chance pour ses cheveux, l'averse éclata au moment où elle passait le sas de la bibliothèque. L'endroit était silencieux, quelques lecteurs matinaux installés dans un coin. Nelly s'aventura dans les rayons, à la recherche de la place parfaite parmi les tables libres. Elle finit par la trouver, entre deux étagères, avec une prise à proximité et une lampe. Elle étala ses affaires, ouvrit le fichier envoyé par l'école, nota la date sur son carnet, et trouva mille et une distractions pour ne pas lire les documents. Quand enfin, elle se concentra pour ouvrir le cours d'histoire, en voyant les titres des chapitres, elle décida d'aller chercher des livres sur le sujet. L'occasion de se dégourdir les jambes ; elle n'était assise que depuis cinq minutes.
Elle baladait son doigt sur les dos des ouvrages traitant de la guerre de Sécession quand des chuchotements intempestifs captèrent son attention. À quelques mètres, un couple d'adolescents se chamaillait à voix basse, et les oreilles de Nelly traînèrent malgré elle. La fille rangeait des livres, le garçon la talonnait. Il murmura :
— Tu es sûre que ça ne te dérange pas ? Il y aura des filles, et tout...
— Non, lui assura sa petite amie avec nonchalance. C'est bon, vas-y, amuse-toi, c'est ton week-end d'intégration.
— OK, donc en fait, tu t'en fiches ? Tu n'en as rien à faire de moi ?
— Oh mon Dieu, Adam, tu es vraiment en train de me taper une crise de jalousie parce que je ne suis pas jalouse ? Je te fais confiance, c'est tout. Pourquoi tu me prends la tête dès le matin ?
— Je te prends la tête ? C'est toi qui me prends la tête !
— Va-t'en, va à ton week-end. Je travaille, trancha- t-elle avec agacement.
Le garçon s'éclipsa avec un soupir énervé, et Nelly leva les yeux au ciel, atterrée. La fille croisa son regard, et sourit.
— Les mecs...
Nelly lui retourna son sourire avant de prendre un livre au hasard et de revenir à sa place. Elle tenta d'en lire les premières lignes, mais son esprit ne se fixait pas sur les mots et son regard déviait des pages. Elle apercevait la fille du rayon triant une pile énorme de livres. Elle n'était pas tirée à quatre épingles comme Nelly.
Ses cheveux bouclés gonflaient autour de son visage ; elle portait un tee-shirt large rentré dans son pantalon et se rongeait les ongles dès qu'elle s'immobilisait devant l'écran de l'ordinateur. Teint mat, un nez aquilin, une silhouette formée, elle était à l'opposé de Nelly, mais cette dernière aurait tout donné pour lui ressembler. Souvent, il lui prenait l'envie d'imaginer la vie d'inconnus, et de comparer ce fantasme à la sienne. Cette fille, de toute évidence, était heureuse. Elle avait un petit ami un peu lourd, mais attentionné, elle souriait quand on l'abordait, elle rayonnait de confiance. Elle devait avoir plein d'amis, une famille aimante. Elle faisait du sport en club, peut-être de l'aviron ou du cross. Elle gagnait des compétitions, elle faisait la fête après. Elle avait un chien, un labrador, elle l'emmenait courir avec elle en forêt et, quand elle revenait, elle s'étirait dans son jardin. Elle menait la vie épanouie que Nelly n'avait pas dans son immense maison.
Nelly comprit qu'elle n'arriverait pas à travailler. En un quart d'heure, elle avait abandonné. Il ne lui restait plus qu'à aller prendre un café, rentrer chez elle et passer sa journée à regarder des films. Elle ferma l'ordinateur, rangea son carnet fleuri où seule la date du jour figurait et se leva, emportant le livre. Au cas où. En l'enregistrant auprès de la fille, Nelly la vit de plus près, son maquillage très léger mais élégant, et les cernes sous ses yeux qui rendaient son regard d'autant plus pétillant. Elle avait l'air si heureuse...
La fille lui tendit le livre.
— Pour dans trois semaines.
Nelly était perdue dans ses pensées, et mit un temps à réagir. Puis elle dit, sans réfléchir :
— Je m'appelle Nelly.
La fille plissa les yeux, intriguée, et esquissa aussitôt un sourire amusé.
— OK, Nelly. Moi, c'est Megan. À dans trois semaines, j'imagine ?
Nelly acquiesça, et une fois dans le sas, passa une main lasse sur son visage. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Elle devait bien se moquer d'elle. Nelly s'était tant dit que cette fille, Megan, avait une vie parfaite qu'elle voulait à tout prix apprendre à la connaître. Elle s'était présentée, s'imaginant que, peut-être, elles deviendraient amies. N'importe quoi !
Nelly brava la pluie. Désormais, l'état de ses cheveux lui importait peu. S'ils bouclaient, ce ne serait pas la mort. Ça allait bien à Megan. Elle fit un détour par son café préféré. En se garant, elle heurta un poteau. Nelly sortit en trombe : l'arrière du véhicule était enfoncé. Dans un soupir, elle tapa de mémoire le numéro de son père : elle n'appelait jamais personne d'autre. Quelques sonneries retentirent. Elle crut qu'il n'allait pas décrocher. Finalement, sa voix agacée s'éleva :
— Nelly chérie, qu'est-ce qui se passe ? J'ai une réunion dans cinq minutes.
— J'ai enfoncé ma voiture dans un poteau.
— Encore ? OK, je te fais un virement pour que tu paies les réparations, mais là...
Sentant qu'il allait raccrocher, Nelly chercha à faire durer la discussion.
— C'est la voiture le problème, elle est trop longue.
Je n'arrive pas à manœuvrer.
— D'accord. Je te fais un plus gros virement, et tu t'en achètes une autre. Tu me la montreras quand je reviendrai. Ça te va ? Je dois y aller, désolé...
— Non...
Sa phrase resta en suspens : il venait de raccrocher. Dépitée, Nelly se laissa tomber sur le siège, les yeux dans le vide. Elle ne voulait pas de nouvelle voiture. Tout ce qu'elle souhaitait, c'était que son père soit à la maison. Elle aurait aimé qu'ils prennent le petit- déjeuner ensemble et qu'il l'aide pour ses cours. Elle ne voulait pas d'argent, mais de la compagnie. Pourtant, elle ne parvenait jamais à le lui dire. C'était plus fort qu'elle : elle jouait à la gamine capricieuse, incapable de lui avouer qu'il lui manquait.
Nelly se promit d'y arriver la prochaine fois. Dans sa main, son téléphone vibra, son compte en banque venait d'être crédité du prix d'une voiture neuve et de celui de son amour frustré.
**
Nelly n'attendit pas trois semaines pour rendre son livre. En fait, dès le lendemain, à l'ouverture, elle re- tourna à la bibliothèque. Elle espérait y croiser Megan, s'excuser pour sa stupidité de la veille. Par chance, la jeune fille travaillait ce jour-là aussi.
— Déjà fini ? s'étonna-t-elle quand Nelly lui rendit le livre.
— J'avais pas grand-chose d'autre à faire.
Elle ne l'avait pas ouvert. Megan rit.
— T'as de la chance. Je ne me souviens même plus de la dernière fois que j'ai eu du temps pour lire un livre.
La vie fantasmée que Nelly lui avait imaginée se confirma. Megan était cette fille hyperactive, impliquée dans tous les clubs et bien entourée.
— C'est peut-être indiscret, mais... on ne s'est pas déjà vues ? continua Megan. Tu vas à quel lycée ?
— Oh, je ne vais pas au lycée, expliqua Nelly. Je fais l'école à la maison. Mais peut-être que tu connais mon père. Paul Aubray, il... il donne pas mal d'argent à la ville.
Le visage de Megan s'illumina.
— Mais oui ! Aubray. Nelly Aubray, je savais qu'on se connaissait. On était à l'école primaire ensemble !
— Vraiment ?
— Oui, je me suis toujours demandé ce que tu étais devenue. Tu as disparu quand on avait dix ou onze ans.
— Eh bien, je suis toujours là, expliqua Nelly. Mais je reste chez moi.
Son ton était plus triste qu'elle ne l'aurait voulu. Pourtant, Megan ne parut pas perturbée. Au contraire, elle s'enthousiasma.
— C'est génial de te revoir, en tout cas. Nelly sourit. Megan reprit :
— Tu es libre aujourd'hui ? Je ne travaille que ce matin, ça te dit qu'on mange ensemble ? Histoire de discuter de la cour d'école et de tout ce qui s'est passé depuis.
D'abord surprise, Nelly hésita à refuser. Elle n'avait plus l'habitude des repas à l'extérieur et des rendez-vous improvisés. À rester enfermée, les jours se ressemblaient tous et s'écarter de sa routine millimétrée avait presque le pouvoir de l'angoisser. Mais elle réalisa vite l'opportunité qui se présentait à elle, celle de passer un moment avec une autre fille de son âge. Elle accepta, et Megan, le sourire aux lèvres, lui laissa son numéro de téléphone et lui donna rendez-vous vers midi, à l'entrée de la bibliothèque. Nelly rentra chez elle et passa le reste de la matinée à compter les heures, puis les minutes restantes.
Quand enfin elle retrouva Megan, le cœur de Nelly battait à tout rompre. Elle craignait de ne pas être assez intéressante, de ne pas tenir la conversation durant tout le repas, d'ennuyer Megan. Les filles mangèrent dans un petit restaurant mexicain du centre-ville, où la nourriture n'était pas chère. Rapidement, Nelly comprit que ses doutes n'avaient pas lieu d'être. Même si sa conversation n'était pas trépidante, celle de Megan l'était pour deux. Et Nelly comprit qu'elle ne s'était pas trompée sur elle.
Megan était la fille du proviseur du lycée Jefferson, le lycée public de la ville. Débordante d'ambition, elle travaillait à la bibliothèque pour se faire un peu d'argent de poche et menait le tutorat de son école. Elle jouait au basket-ball et pestait contre les sommes astronomiques accordées à l'équipe de foot. Elle avait rencontré son petit ami lors d'une mission de bénévolat pour Greenpeace. Ils avaient sauvé des oiseaux d'une marée noire sur la côte Est et, coup du hasard, avaient découvert qu'ils n'habitaient qu'à quelques kilomètres l'un de l'autre. Elle avait des amis aux quatre coins du monde, en Europe, en Inde, aux Philippines, et leur rendait visite l'été avec un sac à dos pour seul bagage. Elle était ultra-militante, se battait pour l'égalité entre les hommes et les femmes, pour le sauvetage de la forêt amazonienne, contre la maltraitance des enfants, des adultes et des animaux. Elle luttait contre la manière dont les garçons traitaient les filles à Jefferson, et également contre les contrôles surprise en physique. Elle voulait devenir avocate spécialisée dans le droit de la famille, pour protéger les enfants et les adolescents. Megan était de ces personnes que tout le monde voulait faire taire, et qui s'en moquaient.
Nelly l'écoutait, captivée. Megan savait présenter ses exploits sans vantardise, comme si tout le monde aurait pu en accomplir autant. Elle révélait des actes incroyables sur le ton de la modestie et Nelly ne s'agaçait même pas de cette perfection évidente. Elle était simplement pendue à ses lèvres. Le personnage était fascinant : Megan représentait tout ce à quoi Nelly aspirait. Elle-même répondait aux questions de son ancienne camarade par des phrases évasives, honteuse de sa vie monotone.
Le repas terminé, Nelly régla la note malgré l'insistance de Megan ; elles se quittèrent en se promettant de remettre ça. Nelly y comptait bien : elle voulait savoir à quoi ressemblait la vie d'une jeune fille normale. Elle souhaitait connaître ses secrets, écouter les ragots du lycée et ses déboires avec son petit ami. C'était comme regarder un film, mais dans la vraie vie. En rentrant chez elle, pour la première fois, sa mai- son lui parut moins grande, moins vide, moins morte. Nelly se surprit même à chantonner en montant l'escalier.
Megan lui envoya un message dans l'après-midi, pour la remercier. Nelly sourit, allongée sur son lit. Dans son euphorie, elle pensa à son père. C'était l'occasion de l'appeler et de lui dire qu'elle s'était fait une nouvelle amie. Elle en profiterait pour lui dire qu'elle n'achèterait pas de nouvelle voiture, et qu'elle attendait qu'il revienne, qu'il lui manquait. Nelly était résolue, peu importe qu'il ait une réunion ou un déjeuner avec un important PDG. Elle lui parlerait et il serait obligé de l'écouter. Oui, elle allait y arriver.
Dans un élan de courage, elle composa le numéro. Les sonneries se succédèrent, mais Nelly continua d'y croire, il ne répondait que rarement du premier coup. Elle tomba sur la messagerie, recommença. Parfois, son père était trop occupé pour entendre son téléphone. À sa troisième tentative, elle reçut un message : Peux pas te parler. Rappelle plus tard.
Nelly soupira. Pourquoi continuait-elle de s'accrocher à de la poussière ?
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