Je voudrais me souvenir
Je voudrais me souvenir de tout. Je voudrais tout revivre encore une fois.
Je voudrais me souvenir de ce matin, des beaux flocons de neige, tournoyant dans le ciel et dans une douceur infinie, enveloppant les plaines d'un épais manteau blanc .
Je voudrais me souvenir de ce matin, le chant du merle transi de froid, qui n'a jamais été plus pur qu'au cœur du silence de cette nature figée dans la neige.
Je voudrais me souvenir de maman, les joues rosées par la morsure glaciale du vent, son sourire éclatant et la chaleur de ses bras en nous quittant sur le seuil de la maison.
Je voudrais oublier, cet étau qui se resserre à présent, autour de nos cœurs brisés, gonflés d'amour. Autour de nos crânes meurtris pleins de souvenirs. Autour de nos âmes presque libres, prêtes à fuir dans le firmament.
- Papa, où vont les gens quand ils sont morts ?
- Je ne sais pas ma chérie. Pourquoi cette question ?
- A l'école, Billy Kimmer dit que les morts reviennent pour nous manger.
- Ce Billy est un abruti Lucia. Ce n'est pas vrai.
- Il dit qu'il l'a vu à la télé.
- Tu ferais mieux de ne pas écouter ce que te raconte ce garçon. Je veux que tu me promettes, que tu ne l'écouteras plus.
Elle acquiesce en fronçant son petit nez et me scrute avec insistance.
- Mais alors, où vont-ils ?
- Je ne sais pas mon trésor. J'aimerais le savoir.
- Ils ne reviennent jamais alors ? Insiste-t-elle, pleine d'espoir.
J'arrache un brin d'herbes dans le champ qui s'étale sous nos pieds et à perte de vue, et le fais glisser entre mes doigts.
- Ils reviennent peut-être un peu. Pour veiller sur nous.
Dans une caresse, je promène la fine tige verte sur sa petite joue rebondie.
- Ça chatouille ! Glousse-t-elle.
Je souris.
- Parfois, tu sentiras ça... Je réitère mon geste avec douceur. Sans personne autour de toi. Et tu sauras que c'est moi.
Parfois, tu sentiras une brise, alors qu'autour de toi, rien ne bouge et tout est endormi. Tu sauras que c'est moi.
Un jour, tu sentiras de la peine dans ton cœur, mais tu ne pleureras pas, parce que je serai là. Et si tu pleures quand même, je pleurerai avec toi. Parce que je suis ton papa, et les papas sont faits pour ça.
A chaque fois que tu seras déçue, que tu douteras, et que tu te décourageras, je t'enverrai un signe pour te dire « Tu peux compter sur moi ».
Elle glisse sa petite main gracieuse dans la mienne.
- Je ne veux pas.
Je fronce les sourcils et la contemple avec tendresse, la finesse de son visage délicat parsemé de jolies tâches de rousseur, le pré paisible dans ses grands yeux verts plissés par les questions qui se bousculent dans le cahot de cette tragédie, de la vie qui nous échappe, ses jolies lèvres ourlées de rouge framboise, desquelles s'échappe le son le plus pur et le plus mélodieux qu'il m'ait été donné d'entendre. Son petit corps frêle, tourné vers le soleil comme un tournesol cherche la lumière pour resplendir. Du haut de ses six ans, elle a tout d'une petite jeune fille très intelligente.
Je voudrais me souvenir de tout. Je voudrais tout revivre encore une fois. Même si c'est douloureux.
- Un jour tu tomberas amoureuse.
- Est-ce que ça fait mal ?
Je souris...
- Non ce sera comme de nager dans de la crème chantilly.
- J'aime pas la crème chantilly.
- D'accord, alors tu voudrais que ce soit quoi ?
- De la Danette au caramel ! S'esclaffe-t-elle, les yeux pétillants de malice.
- Parfait ! Alors ça sera comme, nager dans un immense lac de Danette au caramel.
- Mmmmmh...
- Tu tomberas amoureuse et ça sera comme ça. De la Danette au caramel. Et ...
- Pourquoi on dit tomber, si ça ne fait pas mal ? M'interrompt le petit diablotin.
Je prends une grande inspiration. Elle n'a que six ans, devrais-je le lui dire ? Comprendra-t-elle ? J'ai tellement de choses à lui raconter, tellement de choses à partager avec elle et si peu de temps pour le faire. La vie est cruelle, et la mort est injuste, brutale, si... définitive.
- Parce que parfois, aimer, ça fait mal.
- Pourquoi ?
Je cherche dans ma mémoire un exemple, une idée pour qu'elle comprenne.
- Tu te souviens, la dernière fois que tu es tombée de vélo en bas de la maison ?
- Oui.
- La sensation que tu ressentais, juste avant?
- J'ai eu peur.
- Oui, mais cela n'a duré qu'un fragment de seconde. Je parle d'avant ça.
Elle m'interroge du regard, ces petites agates vertes plantées dans mon bleu céruléen.
- Tu t'amusais, tu pédalais à toute vitesse, ton petit cœur cognait fort dans ta poitrine, tu riais aux éclats, tu étais euphorique et tu perdais le contrôle, pour un instant. Tu perdais un peu la tête, pour un moment. Tomber amoureux, c'est ça. La perte de contrôle, l'euphorie, le lâcher prise. Parfois, on tombe. Toujours, on se relève. Tu es remontée sur ton vélo depuis?
- Oui.
- Tu vois ? Cela n'a rien d'effrayant.
- Mouais... j'ai eu un peu peur quand même.
Nous nous asseyons dans le pré, et je la prends sur mes genoux. Je caresse ses jolies boucles rousses et la serre contre mon cœur.
- Un jour, un homme te demandera d'être à lui. Et tu voudras qu'il soit à toi, lui aussi. Tu l'aimeras si fort.
- Comme je t'aime toi ?
- Peut-être encore plus fort. Comme papa aime maman.
Elle sourit en cachant son visage derrière ses petites mains. Peut-être un peu gênée par ce discours de grande personne.
- Et tu dois me promettre que tout ce que tu feras, tous les choix, toutes les directions que tu prendras, tout cela doit être dicté par l'amour. Pas par le besoin. Pas par la peur. Pas par le doute. Tu dois laisser ton cœur te guider. Ecoute juste ton cœur.
- Je ne veux pas que tu t'en ailles, papa.
- Je t'aimerai toujours.
- Tu vas trop me manquer, ne pars pas.
- Je serai toujours présent à tes côtés.
- Pourquoi on ne peut pas partir tous les deux ?
- Qui veillera sur maman ? Dis-toi que je pars en repérage. Je vous prépare une petite place à toutes les deux.
- J'ai peur de t'oublier ! Lâche-t-elle dans un sanglot déchirant.
- Ça c'est impossible ! Tu es ma plus belle histoire d'amour, et tant que je penserai à toi, où que je sois, tu ne peux pas m'oublier.
Je resserre mon étreinte autour de son petit corps inanimé, et soudain, je sens que ma fille m'échappe, le paysage redevient blanc autour de nous et le froid s'empare de mes sens, s'enroule autour de mes os, solidifiant, irrémédiablement, le sang qui coule dans mes veines.
- Lucia ! Je hurle avec désespoir. Mais personne ne m'entend. Je les vois courir autour du véhicule retourné sur le toit et s'affairé sur la carcasse pour en extraire ma petite fille cassée.
- Elle respire, j'ai un pouls ! S'écrie un des secouristes en la chargeant sur un brancard. Les hommes l'attachent et stabilisent sa nuque. Ses lèvres sont toutes bleues, mais elle respire. Merci Seigneur !
- Faites attention ! Je m'écrie, fou d'inquiétude. Vous lui faites mal !
Mais on passe devant moi, on s'agite tout autour, sans me voir.
Je n'existe déjà plus.
Je me penche sur mon ange meurtri et serre sa douce main dans la mienne.
- Et le père ? J'entends demander.
- C'est déjà trop tard. Répond une voix monocorde.
Son petit torse se soulève et s'abaisse dans un rythme erratique, son souffle crée des volutes de vapeur qui s'élèvent dans le ciel.
Soudain, elle ouvre ses beaux yeux. Elle lâche ma main.
Je suis parti.
Je voudrais me souvenir de tout. Je voudrais tout revivre encore une fois. Mais ce n'est pas possible.
Je ne suis plus là.
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