Et
Immobile, elle se tenait face à elle même. Sa silhouette décharnée et voûtée se détachait dans sa petite salle de bain immaculée, aux flacons bien rangés au pied de la douche, au sol blanc brillant de netteté et au maquillage étalé sur la petite étagère à sa gauche. Ses vêtements sales sur son corps las faisaient tache au milieu de toute cette perfection. Le souffle court, elle semblait avoir tout juste fini un marathon. Malgré tout, elle ne bougeait pas d'un millimètre. Le temps semblait s'étirer à l'infini dans le silence de son appartement, comme si la scène avait été mise sur pause.
Elle regardait son reflet dans le miroir. Elle détestait chaque infime partie de ce qu'elle voyait. Sa peau si pâle qui la faisait paraître malade, ses cernes violettes qui trouaient profondément ses pommettes trop saillantes, ses lèvres gercées et percées des crevasses que ses dents y creusaient, et surtout la lueur terne de ses iris verts. Autrefois, la lumière qui y brillait rendait son regard si charmeur que ses sourires allaient y pétiller. Elle avait l'habitude d'être complimentée sur leur éclat, et elle s'en était toujours servi comme une arme de persuasion particulièrement efficace. Mais maintenant que plus aucun sourire ne venait les éclairer, ils restaient éteints et tristes. Comme elle.
Elle se détestait. Elle se détestait d'avoir grandi. Petite, les choses étaient plus simples. Avant, tout allait par un. Tout était bien rangé dans sa vie, et tout avait la place de s'étoiler et de remplir son cœur de lumière. Le piano, qui lui permettait de s'exprimer et de faire parler les maux sur lesquels elle ne pouvait pas mettre de mots. Ses amis, un bouclier invincible contre les autres, contre les adultes, contre les peurs, contre l'avenir. Si seulement. Ses livres, réponses à toutes ses questions, source de savoir inépuisable, havre de sa vie. Et Théo'. Lui, c'était son étincelle. Quand il était là, son univers s'embrasait, s'étendait, elle se sentait le droit d'être elle-même. Théo'. Ils avaient beau être deux, ensemble ils étaient un. Elle s'était souvent trouvée idiote à se décrire leur relation comme le ferait un roman à l'eau de rose, mais parfois c'était trop vrai pour qu'elle n'arrive à nier l'évidence.
Théo' était une évidence.
La première larme qui s'écrasa durement sur son cou la tira de sa rêverie. Un torrent d'autres suivirent la première. Impuissante, elle laissait les sanglots secouer tout son corps, la faire hoqueter à cause des trous d'airs que sa respiration saccadée créait dans sa poitrine, et ses mains se crisper autour du lavabo. Elle sentait les coins du meuble appuyer trop fort contre ses paumes, irradiant toute la zone d'une douleur brûlante. Exactement comme celle qui faisait flamber son cœur.
Est-ce que c'était pour cela qu'elle pleurait ? Parce-que c'était son système anti-incendie ?
Peut-être. Après tout avec Théo elle pleurait de rire parfois. Elle se rappelait les si nombreux moments qu'elle avait passés, son oreille contre la peau de son torse, à écouter les battements calmes de son cœur pendant qu'il jouait distraitement avec ses cheveux. Elle se rappelait son innocence, sa joie de découvrir, l'inexactitude de leurs essais, l'approximation de leurs baisers. Elle se rappelait comme tout semblait naturel avec lui, comme elle n'avait besoin de réfléchir à rien et comme elle trouvait ça magique. Sa jeunesse rendait tout sublime. La nouveauté était grisante. Les sensations, les émotions, la submergeaient toujours. Son sourire de soleil trouaient ses joues parce que qu'est-ce qu'elle aimait le voir !
Elle pouvait passer des minutes entières à seulement regarder son regard changer au fil de ses pensées, ses yeux si bruns, si profonds, si beaux. Elle adorait son nez en trompette, son menton un peu pointu et ses boucles noisettes indomptables. Il était charmant. Elle aimait le toucher de ses doigts contre sa peau, de ses lèvres contre les siennes, de ses mots contre sa peine. Elle l'aimait lui, quand il était encore un. Quand il était Théo' le malicieux, avec sa fossette qui se creusait dès qu'il bougeait un peu le coin de la bouche. Quand elle repensait à ces moments-là, elle se rendait compte à quel point ils lui avaient permis de respirer dans son quotidien, comme si quand elle les avait vécus, elle avait pris une grande goulée d'air frais après être restée trop longtemps sous l'eau.
Et maintenant elle se noyait. Littéralement. Ses larmes salées brisaient la barrière fragile de ses lèvres et laissaient derrière elle leur goût amer. Toute la honte et la rancune qu'elle avait contre elle-même étaient contenues dans ces larmes. Elle avait l'impression de sentir sa langue brunir et se dessécher au contact des perles sales. Sales de tout son passé, sales de toute sa tristesse, sales de son incapacité.
Elle était incapable.
Privée de capacité, c'était exactement ça. Parce qu'elle les avait eues, les capacités. Le somptueux piano à queue qui encombrait presque la moitié de son petit salon le prouvait. Elle avait su faire entendre le silence au milieu des notes, les pauses, les respirations. Elle avait su faire sentir la beauté et faire voir les émotions. Maintenant, tout la submergeait. Le silence nouait ses émotions, sa beauté avait décidé de faire une pause et elle oubliait de respirer. Tout ce qu'elle avait eu comme cadeau lui empoisonnait désormais la vie.
Et la peur de mal faire régnait sur chacune de ses tentatives. Sa vie n'avait plus l'audace enivrante de ses premières années de libertés. Et sa peine sans fin s'ajoutait toujours à la fade impression de vie qu'elle avait au quotidien. Ou était le plus ? Dans la souffrance ? Dans la tristesse ? Ou n'y avait-il pas de plus ? Mais alors pourquoi y avait-il toujours un "et" désormais ?
Tout allait par deux dans sa vie. Le piano, la libération que permettait les notes et l'entrave de ses compétences si médiocres. Ses amis, rares moments d'éclats et l'image dans laquelle ils l'enfermaient et dont elle n'arrivait pas à se départir. Les livres, leur douceur et la terrible vérité qu'ils contenaient qui la blessait cruellement. Théo', les souvenirs tendres qu'elle avait de lui et ceux qui déchirait son cœur pour la rendre incapable d'aimer à nouveau .
Mais alors quoi ? Son passé la rendait-elle inapte à vivre au présent ? N'était-elle que la marionnette d'un quotidien gris, vide, terne ? Un quotidien dont elle était le jouet sans jamais en être l'actrice ? Un quotidien dont elle restait extérieure ?
Elle sentait toujours la lourdeur de l'air, de l'immuable noirceur de l'essence des grains du sablier qui n'attend pas d'être plein pour se retourner, celui qui est sans cesse en quête de chute, d'adrénaline, de la sensation de voler qu'amène le fait de tomber. Elle était ce sablier qui se retourne sans cesse, qui cherche à échapper au temps quand il en est l'instrument de mesure. Elle cherchait sa jeunesse dorée, tentant d'y retomber, sans jamais ne réussir qu'à la recouvrir en abandonnant de l'autre côté des parties d'elle-même.
Elle idéalisait si fort les temps d'avant que ceux présents en paraissaient gris et que ceux d'après n'avaient qu'une sombre couleur de charbon. Mais avait-elle réellement un jour été heureuse ? N'inventait-elle pas le bonheur de ces souvenirs que pour se persuader que le bonheur était une option qui ne faisait que lui échapper ? N'interprétait-elle le désir, la fierté, la fièvre, comme une joie qui n'existait que dans les contes de fée ?
Où était sa bonne marraine ? N'avait-elle pas d'assez mauvais parents pour avoir le droit à un peu d'aide magique ? Où étaient son carrosse et sa robe pleine de paillette ? Sa pantoufle de verre porteuse de promesses merveilleuses ? Où était son prince charmant ? Théo' n'avait jamais été un prince charmant. Elle avait tenté de se convaincre du contraire. De se persuader du contraire. Elle avait cru à ses propres mensonges, occultant volontairement ses accès de colère, ses grands yeux bruns qui devenaient noirs quand la rage prenait le dessus. Elle avait tout oublié. C'était pour lui, pour eux. Mais au final, n'était-ce pas pour elle ?
Était-elle lâche au point de s'être persuadée que ses mensonges à elle-même étaient pour préserver leur couple alors qu'ils servaient à la conforter dans ses décisions ? A préserver les quelques dernières miettes de son amour propre ? Mais quel amour-propre ? Son amour avait toujours été sale, boueux, recouvert d'une sensation d'insalubrité, celle qui cache la misère en en montrant une autre, celle qui recouvre la laideur par de la poussière.
S'était-elle jamais vraiment aimée ? Avait-elle vraiment aimé ? N'était-elle ne serait-ce que capable de ne pas détruire ce qui passait autour d'elle ? Elle était un champ de bataille déserté, jonché de cadavres fumants et de crevasses dégoulinantes de sang. Elle était ignoble, elle inspirait le dégoût et la crainte, mais si on ne regardait qu'un petit carré d'herbe verte, elle paraissait parfaite.
"Mon petit tournesol, il te faut éclore. Tu sais, l'âge adulte c'est difficile au début, mais tu réussis tout ce que tu fais, nous ne nous inquiétons pas pour toi !"
La phrase de ses parents dégoulinait sur sa tête. Elle ruisselait sur ses joues, infiltrait ses yeux, s'immisçait entre ses lèvres entrouvertes, se frayait un chemin jusqu'à son cœur qu'elle noircit et qui se flétrit. Éclore. Elle devait éclore.
Le mot tourna en boucle dans la petite salle de bain. Son corps décharné et nu s'habilla de ces lettres, à tel point qu'elles se mélangèrent. Elle hurla dans sa tête pour oublier les syllabes qui s'entremêlaient, la torturaient. Elle devenait complètement folle. Elle ne parvenait plus à savoir qui elle était, ni même ce qu'elle ressentait.
Au bout d'un court laps de temps, cependant, une émotion vibrante se détacha des autres. Elle s'y accrocha. Elle pulsait, brûlante, dévastatrice.
La colère. Elle n'était plus que colère. Sa colère avait éclos.
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