Chapitre 1
Assise au premier rang, je suis concentrée sur les paroles d'Arthur Neal. Je ne perds pas une miette de son allocution, tout comme le reste de la salle, seul le bruit agaçant des claviers résonne en fond sonore.
Bien que je sois la seule à prendre des notes à l'ancienne, j'arrive parfaitement à suivre le cours comparé aux autres. Il suffit de tourner la tête pour voir le garçon installé à côté de moi regarder mes écrits, tant bien que mal, essayant de les recopier comme il peut. Ayant pitié de lui, je lui tends mes notations pour que cela soit plus facile.
Un sourire timide, presque gêné, s'affiche sur ses lèvres avant de me murmurer un merci. Je lui fais un signe de tête et me concentre de nouveau sur le cours. C'est la première fois qu'un professeur arrive à me captiver, je pourrais l'écouter pendant des heures. Le fait qu'il soit grand, élancé avec des yeux bleu azur n'a rien à voir avec mon adoration pour cette matière.
Contrairement aux autres filles, je ne suis pas en extase. C'est assez amusant de les voir presque baver sur leurs tables, elles épient chacun de ses mouvements sans vraiment être distraites. Posé contre son bureau, ses mains reposant sur le bois du meuble, il parle avec aisance devant son auditoire.
— Cystine, pouvez-vous m'expliquer la différence entre un tueur en série et celui de masse ?
Aussitôt, la petite rousse se redresse sur son siège et c'est avec son plus beau sourire qu'elle lui répond :
— Un tueur en série tue sur un long intervalle à une fréquence variable ; à l'inverse, celui de masse va assassiner plusieurs personnes lors d'un même événement.
— Exactement, cependant vous ne devez pas oublier qu'il est avant tout un individu sadique qui choisit de perpétrer ses gestes en toute conscience de leurs conséquences. Ce sont des sujets responsables qui commettent, par perversion morale, des actes monstrueux. À contrario de vous ou de moi, il ne ressent pas d'empathie pour sa future victime puisqu'il ne la considère pas en tant que personne. Beaucoup ne regrettent rien, pour n'en citer qu'un, le Dr Marcel Petiot affirmait tuer par « esprit sportif ».
— Est-ce qu'il est capable d'éprouver des sentiments d'amour ou d'amitié ?
— Je vais répondre à votre question par une autre : connaissez-vous l'histoire de Caril Ann Fugate et Charles StarkWeather ?
Devant le silence de l'assemblée, il se tourne vers son ordinateur portable et vient projeter une vieille photographie en noir et blanc d'un couple au tableau sur le mur en face de nous. Je ne leur donne pas plus de dix-sept ans dessus, je trouve d'ailleurs que le garçon a un faux air de Cameron Monaghan et Evan Peters. Son regard est terrifiant, voire pétrifiant, on a l'impression que ses pupilles suivent nos moindres mouvements. Son sourire jovial est juste glaçant.
— Voyez-vous, ce joli petit couple s'est rencontré en 1956 alors âgés de treize et dix-huit ans. Le 21 janvier 1958, Charles décide de tuer les parents de sa bien-aimée, ainsi que d'étrangler, matraquer et poignarder sa demi-sœur de deux ans sous ses yeux. Cela ne l'a pas empêchée de le suivre sur les routes dans le Midwest. Ils exécuteront onze personnes et deux chiens au total. Leur idylle s'achèvera à Douglas dans le Wyoming. Ils sont arrêtés après une course-poursuite qui a précédé une bagarre avec un automobiliste. Charles tentera de protéger sa moitié pendant un premier temps, contrairement à celle-ci qui déclarera avoir été sa captive et ne rien savoir sur l'assassinat de sa famille. Elle sera libérée sur parole en 1976. De son côté, Starkweather sera exécuté sur la chaise électrique au pénitencier du Nebraska le 25 juin 1959. Leur amour macabre a été la source d'inspiration pour de nombreux livres, films et même musiques.
— Qu'est-il arrivé à Caril ensuite, a-t-elle été reconnue coupable ? le questionné-je sans prendre la peine de lever la main. A-t-elle retrouvé une vie normale ?
— Qu'est-ce que vous appelez une « vie normale », mademoiselle Watkins ? Épouser quelqu'un, avoir de beaux enfants et vivre dans une maison de banlieue, si c'est ça pour vous la définition de la normalité, alors oui. Elle a été par la suite concierge médicale avant d'être retraitée. Elle s'est mariée en 2007 et réside désormais à Lansing dans le Michigan.
— Mais comment peut-on refaire sa vie après avoir commis de tels actes ?
— D'après son procès, elle aurait réfuté tout meurtre à son actif ; selon ses dires elle aurait seulement tenu en joue avec un fusil un jeune couple de lycéens pour leur dérober quatre pauvres dollars. Ils seront retrouvés plus tard dans la soirée, tous les deux exécutés. Starkweather a admis avoir tué l'homme, mais accusera sa complice de l'assassinat de la fille.
— Et la police n'a pas pu le prouver ?
— Non et sa réelle implication dans ces crimes est incertaine. Si vous souhaitez en savoir davantage sur son histoire, je vous invite à lire le livre 1974 Caril, qui est une biographie non autorisée, écrite par Ninette Beaver. C'est sur cette belle note que je vais vous laisser, n'oubliez pas de regarder vos courriers électroniques, je vous enverrai les fichiers pour notre prochain cours.
Tous autour de moi se dépêchent de ranger leurs affaires pour rentrer chez eux, tandis que pour ma part, je ramasse mon sac et sors la dissertation qu'on doit lui rendre dans une semaine. Tandis que la plupart des étudiants saluent Arthur en partant, je m'arrête devant lui. Je n'ai même pas le temps d'ouvrir la bouche qu'il sourit et me donne les documents que nous sommes censés récupérer par mail. N'ayant pas d'accès à un ordinateur, j'ai réussi à convaincre la plupart de mes professeurs de me fournir les feuilles en mains propres. Je lui donne en échange la pochette. Il jette un rapide coup d'œil à mon devoir avant de me dire :
— C'est rare de nos jours que je reçoive des comptes rendus manuscrits. D'habitude mes élèves passent par un traitement de texte, cela permet de remettre un travail plus net, mais je dois avouer que les vôtres attirent mon attention. Votre point de vue est plus approfondi que la plupart de vos collègues. Vous n'hésitez pas à sortir des sentiers battus, mais soyez vigilante à ne pas trop exposer votre avis, me conseille-t-il en rangeant mon devoir dans sa sacoche. D'ailleurs j'aimerais savoir, où trouvez-vous toutes vos sources ? Certaines sont vraiment percutantes.
— La bibliothèque municipale est fournie de livres bien plus intéressants que tout ce qu'on peut découvrir sur internet, répliqué-je légèrement moqueuse.
— Bien dit, sourit-il amusé en positionnant la lanière de son sac sur l'épaule, à la semaine prochaine mademoiselle Watkins.
Je le salue et sors de la salle. D'un pas pressé, je rejoins le parking, je n'ai aucune envie de tomber sur Cédric ce soir. À chaque fois, c'est toujours pareil avec lui et ses demeurés de potes... Lors de la soirée d'intégration, il m'a draguée lourdement avant d'essayer de me faire ingurgiter une de ses célèbres boissons à la scopolamine. Je l'ai menacé de le dénoncer, ce qui l'a fait éclater de rire et depuis il ne cesse de me harceler.
J'ai à peine le temps de passer les premières voitures stationnées qu'il se plante devant moi, ses amis ou plutôt ses deux toutous me bloquent de chaque côté. Ma seule option est de le bousculer pour partir.
— Pourquoi fuis-tu ton prince charmant ? s'exclame-t-il haut et fort attirant l'attention de plusieurs personnes.
Tous les trois hilares se réjouissent de venir me pourrir une nouvelle fois, on a l'impression qu'ils ont que ça à faire de leurs vies.
— Ça ne sert à rien que toi et tes acolytes moisissiez ici tous les jours, je ne veux pas de toi ! Je te préviens une dernière fois, fous-moi la paix !
Je n'attends pas de réponse de sa part et le pousse sans ménagement pour passer. Je fais abstraction de la douleur piquante de mon épaule et avance sans me retourner ; jusqu'au moment où je sens mon bras être agrippé. D'un geste vif, je me dégage de l'emprise et glisse aussitôt mes doigts dans mon sac pour prendre la bombe lacrymogène dissimulée à l'intérieur. Prête à m'en servir sans aucune hésitation, je me tourne vers eux. Immédiatement, Cédric, enjoué, lève les mains en l'air comme signe d'innocence.
— Du calme, ma belle, je ne voulais pas te faire peur.
Me sentant légèrement embarrassée de m'être emportée si rapidement, je range mon arme docilement sous leurs rires exaspérants.
— Je dois y aller, bredouillé-je abruptement en m'éloignant d'eux.
— Tu pourrais tout avoir avec moi, mais au lieu de ça tu préfères te foutre à poil pour quelques malheureux dollars !
Ces mots me transpercent de part en part, je me fige sur place, jaugeant autour de moi le nombre d'étudiants qui ont écouté. Les quelques personnes ayant entendu me lancent des regards presque choqués voire noirs pour la plupart. Comment a-t-il su ? Je travaille dans l'un des quartiers les plus malfamés de la ville, là où logiquement un fils à papa comme lui ne met pas les pieds. En un instant, je suis passée d'une élève lambda à la putain du coin.
— Tu croyais réellement que ton activité nocturne resterait secrète.
Je serre les poings à m'en faire mal, il faut que je contrôle mes nerfs. Si je désire faire taire un tant soit peu la bombe qu'il vient de lancer, je dois la jouer fine. Je fais volte-face vers lui, un rictus dessiné sur la lèvre et m'avance. Devant mon soudain changement d'expression, il perd sa bonne humeur. Je m'approche de lui au point de lever la tête si je veux le regarder droit dans les yeux. Son parfum musqué qui a dû lui coûter une fortune me pique le nez et le fond de la gorge. Derrière lui, ses potes me toisent, amusés, en attendant avec impatience ma réaction. C'est avec une voix douce et calme que j'articule presque sensuellement :
— Je préfère mille fois danser nue devant des centaines de pervers que de devoir t'embrasser pour tes dollars d'argent de poche que te donne ton cher papa.
Ma phrase a dû piquer là où ça fait mal, car il ne prononce plus rien, son visage devient pourpre de colère sous les rires de ses soi-disant amis. Ravie de moi, je le laisse et traverse le parking sans me retourner pour retrouver ma vieille voiture. Sans attendre, je mets le contact et pars au quart de tour, je ne peux m'empêcher de me dire que j'ai peut-être été trop loin avec Cédric.
Je viens de le ridiculiser devant plusieurs personnes et s'il y a bien une chose qu'il hait, c'est ça. C'est typiquement le genre d'homme qui aime avoir l'univers à ses pieds, il veut qu'on lui lèche ses chaussures en cuir à sa demande. Exactement ce que je déteste par-dessus tout, je suis sûre qu'il me court après juste parce que je me refuse à lui. Pitoyable.
Je gare la voiture près du métro et engouffre des vêtements dans un sac de sport. Voyant le soleil décliner, je me dépêche de rejoindre les toilettes publiques de la station. Heureusement pour moi, il n'y a pas beaucoup de monde, l'heure de pointe est finie depuis plus d'une heure. Je bloque la porte avec un vieux balai qui sert à passer la serpillière. L'odeur est immonde, tout comme cet endroit où la crasse décore les lieux. Je tente de ne pas y faire attention et attache ma chevelure brune à la va-vite avec une pince à cheveux.
Je remplace mon chemisier par un débardeur plus ample laissant apparaître mon soutien-gorge sur les côtés, tandis que mon jean laisse place à un short délavé. J'échange mes bottines par une paire de baskets. Soudain, quelqu'un essaie d'entrer. La personne derrière la porte perd vite patience et je l'entends commencer à s'énerver. J'accentue le maquillage sur le regard, jusqu'à ce qu'il devienne charbonneux. Même si je suis consciente que ça n'empêchera pas quelqu'un de me reconnaître, psychologiquement cela m'aide.
Je range rapidement mes affaires avant que la dame ne démonte les gonds pour entrer. En ouvrant, je tombe presque nez à nez avec elle, elle me parcourt de haut en bas puis jette un coup d'œil derrière moi, sûrement à la recherche de mon présumé partenaire. J'avance en l'ignorant, si je dois m'offusquer de chaque individu qui me juge, je n'en aurai jamais fini. Le bar où je travaille n'est qu'à quelques pâtés de maisons et laisser ma voiture ici est plus rassurant que là-bas. Au moins, elle ne risque pas d'être fracturée. Je balance le sac dans le coffre de ma Ford et mets ma veste en cuir qui a largement fait son temps. C'est Candace qui me l'a offerte le jour de mon départ de Gravemeadow. Elle pensait que cela me porterait chance dans la grande ville, j'attends toujours qu'elle fasse son effet. J'y fourre ma bombe lacrymogène ainsi que quelques billets au cas où.
Désormais, la pénombre a pris place et seuls les lampadaires illuminent les rues qui sont pour la plupart désertées. Les quelques personnes présentes sont là uniquement pour la drogue, le sexe ou les deux. À force de passer sur les mêmes trottoirs, je me suis familiarisée à cette ambiance malsaine. Je ne fais plus attention à elles, mais contrairement à d'habitude, ce soir je me sens comme épiée. Je jette des coups d'œil par-dessus mon épaule, mais à part les habitués du coin je ne remarque personne d'autre.
Travailler la nuit et étudier pendant la journée est de plus en plus compliqué. Cela fait presque un an que je bosse pour Gennaro et deux ans que je suis arrivée en ville ; la vie ici est tellement chère que c'est compliqué de vivre décemment. J'économise le moindre sou pour pouvoir payer un loyer et dormir dans un vrai lit. Sauf que la plupart de mon argent va dans l'essence, le peu de nourriture que j'avale et tout ce dont j'ai besoin pour les cours.
Je sors mon vieux baladeur numérique de ma poche et mets mes écouteurs tout en lançant ma musique. Un sourire m'échappe en regardant ce petit objet qui a déjà passé trop d'hivers. Je dois être l'une des rares personnes qui en utilise encore. J'accélère le pas, n'ayant pas franchement envie de traîner ici. Ça ne sera pas la première fois qu'une voiture s'arrête à mes côtés pour me demander combien je prends. Sur cette portion de rue, j'en ai vu défiler des types, de tous âges et de toutes conditions sociales. Il ne faut pas croire que les gentils pères de bonne famille sous tous les aspects sont mieux que d'autres. Bien souvent, ce sont eux les pires, tellement refoulés par leurs quotidiens qu'ils ont des pulsions sordides. Ça m'est arrivé plus d'une fois de surprendre des prostituées prises à l'arrière de monospaces, ils sont si pitoyables.
Je salue rapidement Marcus, le videur de la boîte, avant de rentrer. La chaleur étouffante et moite vient me percuter. Le patron a toujours tendance à hausser le chauffage au maximum pour pousser les quelques hommes qui sont égarés ici à consommer davantage. J'enlève ma veste que je range sous le comptoir ; au même moment, Gennaro approche. Il agit comme si c'était le roi et nous, le petit peuple. Devant la salle presque déserte, il perd son sourire narquois. Voyant qu'il s'avance vers moi, je me jette sur la bouteille de vodka pour aller servir un habitué. Je sais que quand il est comme ça il vaut mieux l'éviter, car il peut être exécrable. Malheureusement pour moi, il a l'air bien décidé à vouloir me parler.
— Est-ce que tu as réfléchi à ma proposition chérie ?
Son haleine empeste l'alcool et le cigare bon marché, tandis que quelques particules de poudre blanche reposent sur sa moustache et ses narines. Il passe ses journées et nuits à sniffer de la cocaïne ou tout autre genre de substances illicites avec des prostituées de bas étage. C'est exactement la caricature du petit mafieux, enfin c'est ce qu'il essaie de faire croire à tout le monde.
— Je vous l'ai déjà dit, faire du strip-tease ne m'intéresse pas.
— Tu me déçois, je pensais que tu avais plus d'ambition, surtout qu'avec les courbes que tu as, tu pourrais en faire cracher du pouilleux.
— Je suis très bien derrière le bar, répliqué-je sèchement.
Je sais parfaitement qu'il m'a engagée grâce à mon physique, mais dès le début j'ai été très claire avec lui, je ne me déshabillerai pas. Sauf qu'il a l'air d'avoir oublié ce détail, cela fait plusieurs mois qu'il me harcèle à ce sujet.
— Tu ne m'apportes rien derrière ce foutu bar ! s'énerve-t-il en partant furieux.
Je ne fais guère attention à lui et retourne servir les quelques consommateurs. Les heures passent et l'établissement a du mal à se remplir, il n'y a que les habitués et quelques mineurs qui pensent être des dieux vivants pour avoir pu rentrer. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que Gennaro les fait payer trois fois plus cher que ses autres clients.
Il est trois heures passées et mes jambes souffrent à force de piétiner. En fait, tout mon corps est courbaturé, tenir éveillée la nuit commence à devenir difficile ; surtout que dormir dans ma voiture est tout sauf apaisant. Je ne me repose jamais vraiment, même si mes paupières sont fermées, je sens les regards à travers les vitres. Les premiers mois, j'accrochais des draps pour me cacher, mais cela ne faisait qu'attiser des hommes à rôder autour. J'ai fini par acheter un faux pistolet, je le laisse bien apparent pour dissuader la plupart d'entre eux.
Le pire c'est leurs rires, leurs cris. Au début, je pleurais terrifiée, la seule solution que j'ai trouvée c'est de m'endormir avec mon baladeur ; alors à chaque fois ma liste de chansons tourne en boucle. Je pourrais réciter les paroles de Otherside des Red Hot Chili Peppers par cœur à force de l'avoir écoutée. Ça change de ce qu'on peut entendre ici, il n'y passe que des sons électro tellement forts que si l'on veut se parler on n'a pas d'autre choix que de hurler. Je suis impatiente de pouvoir partir.
Je prends la bière qui est posée devant moi pour en avaler une gorgée. Le liquide à peine froid se déverse dans ma bouche. Le seul moyen de boire de l'eau, c'est de la dissimuler, car d'après Gennaro cela ferait mauvais genre dans son établissement. J'ai trouvé l'astuce de la mettre dans des bouteilles d'alcool. Cela fait une parfaite illusion auprès des clients, ils pensent tous que je suis saoule. Certains tentent même de profiter de moi. J'ai déjà rencontré plusieurs hommes qui ont essayé de m'emmener et à chaque fois c'était juste pour s'assurer que je ne tombe pas sur des personnes mal intentionnées, bien entendu. C'est connu, il n'y a que des bontés d'âme dans ce genre d'établissement.
En apercevant la porte principale s'ouvrir, je tourne la tête vers celle-ci et constate un nouvel arrivant. Je ne l'ai encore jamais croisé ici. Il est grand, svelte, vêtu de noir, ses habits comme ses cheveux foncés sont trempés. Quelques-unes de ses mèches lui tombent sur le front, d'un geste rapide, il vient les remettre en arrière avant de s'avancer vers le bar sans même jeter le moindre regard à la strip-teaseuse.
D'habitude, c'est le contraire, les hommes sont subjugués par la danse lascive des filles sur le podium. L'inconnu s'installe sur l'un des tabourets et enlève sa veste en cuir pour la déposer à côté de lui. Plutôt joli garçon, j'ai du mal à comprendre ce qu'il peut faire dans un lieu pareil ; je suis presque sûre qu'il n'a pas besoin de ce genre d'endroit pour voir des femmes se déshabiller. D'ailleurs, je ne suis pas certaine qu'il soit venu pour se rincer l'œil, il ne fait pas attention à elles.
Je profite du fait qu'il ne me prête pas intérêt pour l'observer. Je ne sais si ce sont les néons rougeâtres qui l'éclairent, mais quelque chose de perturbant se dégage de lui. Sa chevelure d'ébène est plaquée vers l'arrière de son crâne, tandis qu'il est rasé sur les côtés laissant apparaître ce qui semble être un tatouage, mais je parviens à peine à le distinguer. Une barbe naissante recouvre sa mâchoire carrée, j'arrive à remarquer une fine cicatrice sur sa joue. Lorsqu'il relève la tête, ses iris perçants me percutent ; ses pupilles sont d'un bleu glacial presque blanc, je n'en avais encore jamais vu de telles.
— Qu'est-ce que je vous sers à boire ?
— Ce qu'il y a de meilleur dans ce taudis, plaisante-t-il en ne me quittant pas des yeux.
Son regard me perturbe à tel point qu'un sourire nerveux se dessine sur mes lèvres sans que je puisse le contrôler.
— Le bourbon n'a pas trop un goût d'eau.
Gennaro m'oblige à en verser dans chaque bouteille ; cela évite qu'elles se vident trop rapidement. Forcément, les alcools finissent par ne plus avoir de saveur. Je suis persuadée qu'il vendrait sa propre mère si cela lui permettait d'économiser quelques centimes.
— Va pour un double, réplique-t-il en esquissant un rictus.
Sous son œil attentif, je verse le liquide ambré avant de le lui tendre. Imperméable, je suis incapable de savoir à quoi il pense maintenant ; pourtant, tout en sirotant sa boisson, il ne rompt pas le contact. Presque intimidée par lui, je détourne le regard, je fais mine de passer le chiffon sur le bois, mais m'attarde sur ses doigts entourant le verre. Pratiquement chacune de ses phalanges est marquée de symboles indéchiffrables. Uniquement son majeur est vierge de toute encre, laissant une chevalière l'orner. À cause de la faible luminosité, je n'arrive pas à distinguer ce qui est gravé dessus.
Mon sang fait un tour en entendant des cris qui émanent de la porte, appartenant à Cédric et ses collègues. Je ne pensais pas qu'ils seraient capables de venir jusqu'à mon lieu de travail. Ils font des gestes obscènes en regardant Daniella se déhancher sensuellement tout en la sifflant. Ils ne peuvent pas être là, comment a-t-il fait pour me retrouver ? Lorsque Cédric m'aperçoit, un sourire vicieux marque ses lèvres. Il fait un signe à ses amis avant de se diriger en titubant vers moi. Sans attendre, j'avance vers eux pour les freiner, je n'ai vraiment pas besoin qu'ils viennent chercher des ennuis ici.
— Ma princesse ! hurle-t-il complément saoul en essayant de me prendre dans ses bras.
Je l'arrête immédiatement avant qu'il ne puisse me toucher. Je n'ai aucune idée de combien de litres d'alcool il a pu ingérer, mais il vacille tellement que j'ai peur qu'il s'évanouisse à mes pieds.
— Va-t'en d'ici tout de suite !
— Hé, mais pourquoi es-tu comme ça avec moi ? s'attriste-t-il en approchant un peu trop près son visage du mien.
Je le repousse une nouvelle fois lorsque sa main commence à frôler ma joue, sauf que cette fois-ci une expression que je ne lui connaissais pas métamorphose ses traits. Sans ménagement, il me bouscule pour aller au bar.
— Donne-nous à boire ! beugle-t-il en venant frapper du poing le comptoir.
Son comportement grossier fait rire ses deux compères, contrairement au reste des clients qui nous regardent avec défiance. S'il persévère à attirer l'attention ainsi, je risque de perdre ma place. Seul l'homme de tout à l'heure ne semble guère prêter attention à eux, il continue à déguster son verre en fixant le miroir poussiéreux devant lui.
— Non, maintenant allez-vous-en s'il-vous-plaît.
— Fais ce que je t'ordonne !
Il n'attend pas ma réponse et vole une bouteille au-dessus du comptoir. Je la lui saisis aussitôt alors qu'il la porte à ses lèvres, mais une partie de son contenu se déverse sur nous avant qu'elle se fracasse sur le sol.
— C'est quoi ton problème !
— Prends ça pour la Vodka, raille-t-il en me balançant une liasse de billets, tu auras le double si tu passes la nuit en notre compagnie.
Face à son regard lubrique, je n'arrive plus à maîtriser ma colère et alors qu'il approche une nouvelle fois de moi, je le gifle.
— Ramasse ton fric et casse-toi d'ici avant que je fracasse ce qui te sert de couilles.
Mon avertissement ne semble pas l'effleurer, son visage se ferme et avant même que je ne puisse réagir, il m'agrippe le bras. Je tente vainement de me retirer de son emprise, mais il exerce une pression de plus en plus forte.
— Lâche-moi !
— À force d'avoir l'air d'une pute, il ne faut pas t'étonner que tu te fasses violer comme la chienne que tu es, mais après tout, c'est peut-être ça qui te fait mouiller !
— C'est une menace ?
Il libère mon poignet soudainement, tout en riant fort ; il fait un clin d'œil à ses compères puis d'un coup de pied balance le tabouret en face de lui. Entraînant les deux autres, ils commencent à mettre à sac le bar. Les bouteilles se retrouvent fracassées sur les murs et le sol, elles sont vite suivies par les chaises. Néanmoins, avant qu'ils ne puissent aller plus loin, Marcus s'en mêle, il arrive sans grande difficulté à les chasser dehors. Je m'active à ramasser les morceaux de verres éparpillés lorsque les santiags de Gennaro s'arrêtent devant moi.
— Prends tes affaires et pars de mon établissement.
— Attendez, ce n'est pas de ma faute, me justifié-je en me relevant rapidement.
Il est hors de question que je perde mon travail à cause de Cédric !
— Je ne veux rien savoir ! Tu dégages et ne compte pas sur ta paie de cette semaine ! Elle servira à me dédommager.
— S'il vous plaît, j'ai besoin de cet argent.
— Marcus, mets-la-moi dehors !
Je me résigne, les larmes aux yeux, j'attrape mes affaires. D'un discret coup d'œil, je m'aperçois que le client de tout à l'heure a disparu et bizarrement son verre aussi. Ce n'est plus mon problème à présent. Je pars l'estomac lourd, je me sens presque nauséeuse. Je viens de perdre ma seule source de revenus, comment vais-je faire maintenant ? Dépitée, j'avance vers ma voiture, j'essuie rapidement les larmes qui coulent sur mes joues, je hais pleurer surtout en public.
Alors que je sors mes clés, j'entends des voix s'élever derrière moi. Reconnaissant qui m'interpelle, j'accélère le pas. Je me dépêche d'ouvrir ma portière, elle se referme brusquement.
— Alors princesse, on essaie de s'enfuir.
Je glisse calmement mes doigts dans la poche de ma veste sans qu'il le remarque pour prendre mon gaz lacrymogène. Je me tourne pour lui faire face tandis que les paumes de ses mains se posent sur la carrosserie, m'emprisonnant.
— Je suis fatiguée Cédric, laisse-moi partir.
— Tu crois pouvoir m'humilier devant tout le monde sans conséquence ? Tu sais qui je suis, moi ?
— Un fils à papa qui n'a jamais appris ce que veut dire non, lui répondis-je sarcastiquement.
— Si tu as tant envie que ça d'ouvrir ta gueule, je vais te faire hurler de plaisir en enfonçant ma bite dans ta chatte.
— Ce sont de belles promesses, mais j'ai peur de ne rien sentir.
J'ai à peine le temps de terminer ma phrase qu'il vient frapper violemment la voiture, me faisant sursauter. Je soutiens son regard refusant de baisser les yeux, je tiens fermement mon arme dans l'une de mes mains, prête à m'en servir, et mes clés dans l'autre pour pouvoir m'enfuir d'ici au plus vite. C'est la première fois que j'ai réellement peur en sa présence. Je retiens ma respiration lorsqu'il s'approche de moi, son souffle chaud effleure mon oreille me faisant frémir de dégoût.
— J'ai le pouvoir et l'argent, toi tu n'es rien, si demain tu disparaissais, personne ne s'en soucierait. Cette nuit, tu seras à moi, de gré ou de force.
— Tu devrais t'excuser et partir avant de le regretter.
Amusé, Cédric tourne la tête vers la personne qui vient de l'interrompre. Je fronce les sourcils en remarquant que c'est l'individu qui était assis au bar. Cédric s'écarte de mon corps pour lui faire face.
— Dégage de là, avant que je te donne une raclée !
L'homme laisse échapper un rictus, ce qui fait perdre son sourire à Cédric. Comme blessé dans son orgueil, il s'élance sur lui pour lui asséner un coup de poing, mais l'autre l'esquive avec facilité et le frappe à l'estomac. Cédric se plie en deux de douleur tout en ayant une quinte de toux.
— Espèce d'en...
À peine se relève-t-il qu'il se fait briser le nez, le bruit qui résonne dans la rue est horrible. Son sang tache ses vêtements et le béton. L'homme redresse Cédric pour lui murmurer quelque chose à l'oreille. Je suis trop loin pour pouvoir entendre, mais aussitôt Cédric prend peur et s'enfuit presque en courant sans même me jeter un regard.
Même si je dois une fière chandelle à l'inconnu, je reste sur mes gardes surtout lorsque ses yeux perçants se posent sur moi.
— Que lui avez-vous dit ?
— Tu devrais être plus vigilante, prononce-t-il en s'approchant de moi.
Le dos collé contre la portière, je n'ai nul endroit pour m'échapper. Quelque chose d'attirant, mais surtout de terrifiant émane de lui. Honnêtement, je ne sais pas si je préfère me retrouver seule avec lui ou Cédric. Un rictus se dessine sur ses lèvres avant que l'inconnu parte sans rien ajouter. Je le regarde perplexe tandis qu'il s'éloigne pour disparaître dans l'obscurité.
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