CHAPITRE XIII

— Allez, parle-moi.

Elle avait les bras croisés, regardant les gens aller et venir, mais eux ne la voyaient pas. Elle ne voulait pas répondre à Raphaël. Il l'avait forcé à partir, à changer de ville tout cela pour guérir, mais est-ce qu'on pouvait réellement guérir ? Ce n'était sûrement pas le terme approprié au cas de Jane.

Alors c'était cela le monde des morts ? Le monde dont tout le monde parlait, certains disaient voir des lumières qui emmenaient tout droit au paradis, d'autres disaient se retrouver avec leurs proches, certains disaient même qu'après la mort, nous nous réincarnions en un animal. Jane avait déjà pensé à toutes ces théories même si elle n'avait jamais cru mourir si jeune. Mais maintenant qu'elle était réellement dedans, tout était différent, les fantômes, les démons, les faucheurs, la perte de contrôle aussi...

Elle était perdue, égarée et même si Raphaël l'accompagnait, cela n'y changeait rien. Il avait seulement été son dernier espoir mais maintenant loin de sa famille, elle se sentait partir, disparaître, s'effacer pour de bon pour ne jamais réapparaître. Oui, cette fois, elle serait totalement invisible. Elle avait envie de pleurer et de hurler sa tristesse, son désespoir et sa colère mais elle ne faisait rien de tout cela. Elle restait silencieuse, totalement muette et faisait la sourde oreille lorsque Raphaël lui parlait.

Est-ce qu'elle allait devoir fuir pour toujours ? Fuir les faucheurs ? Fuir les démons ? Que devait-elle faire pour ne pas s'enfuir sans arrêt ? Devait-elle se laisser attraper pour en finir une bonne fois pour toute ?

— Jane, dis-moi quelque chose, insista le démon.

— Pauvre con.

— Ce n'est pas vraiment le mot que j'aurais employé pour me définir.

Elle leva les yeux au ciel. Ils étaient assis sur les marches d'une grande place. Les gens leur passaient devant sans se rendre compte que deux fantômes étaient présents à les observer, à pouvoir desceller le moindre détail sur eux. L'innocence lui manquait. Ignorer l'existence des fantômes lui manquait.

— On pourrait s'amuser un petit peu, suggéra-t-il.

— S'amuser ? Tu crois vraiment que c'est le bon moment pour s'amuser ? Des démons ou des faucheurs ou je ne sais quoi ont failli nous avoir ! Je vais devenir complètement barge et en plus tu m'as emmenée loin de chez moi, et toi... toi tu veux t'amuser ? S'offusqua-t-elle.

— Oui, je pourrais te passer un petit peu de mon énergie. On posséderait deux personnes de notre choix et on s'éclaterait.

Jane le considéra quelques instants sans rien dire, la bouche entrouverte, elle réfléchissait à sa proposition.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Tu sais, avoir l'air de personnes normales, enfin, les gens nous prendront pour des êtres vivants — ce qu'on sera en quelque sorte — j'ai bien envie d'aller voir le dernier film avec Will Smith au cinéma.

— On peut très bien le faire sans posséder des innocents, on n'aura même pas besoin de payer notre place.

— Oui mais c'est moins drôle ! On double dans la file d'attente, on prend du pop-corn. Jane... tu te souviens du goût qu'a le pop-corn ?

— Non...

— Si on prend possession du corps de quelqu'un, on ressentira chaque sensation, chaque goût de chaque truc qu'on mettra dans notre bouche. Ce sera une explosion de saveur sur nos papilles gustatives et là je sais que t'es en train de saliver rien qu'en pensant au goût que pourrait avoir le pop-corn, avec un petit peu de caramel fondu dessus .. hm, un vrai délice.

Elle le fixait, rêveuse. Elle s'imaginait en train de manger du pop-corn, de sentir le goût sur sa langue, c'était un rêve. Combien de temps cela faisait qu'elle n'avait pas mangé ? Qu'elle n'avait pas senti le goût de la nourriture dans sa bouche ?

— Alors ? T'as pas envie d'essayer tout ça ? On s'en fout, on ne grossira pas !

Elle se mordilla les lèvres, regrettant déjà ce qu'elle allait dire, elle plongea son regard dans celui du beau brun.

— Je suis d'accord.

Il sourit à pleines dents, d'un sourire presque diabolique. Il attrapa l'avant-bras de Jane et le serra dans sa main aux veines en relief.

—Tiens mon bras, lui ordonna-t-il.

Elle s'exécuta sans poser de question et lorsqu'ils furent en contact tous les deux, elle sentit une décharge d'énergie l'envahir, c'était même agréable à sentir. Il lâcha son bras et Jane regarda devant elle en souriant, cela faisait du bien de se sentir à nouveau forte et normale, elle en avait marre de se sentir faible, triste et effacée. Elle était enfin revigorée.

Après avoir aspiré un petit peu d'énergie à Raphaël, ils cherchèrent les hôtes parfaits. Raphaël repéra un homme aux cheveux châtain coupés court, un très bel homme, grand, fort, aux yeux vert émeraude, il portait un jean simple avec un tee- shirt noir et une chemise à carreau en guise d'accessoire.

— Et toi tu choisis quoi ? Lui demanda-t-elle.

— J'en sais rien...

— Prends la fille que tu trouves la plus belle, c'est toujours bien d'être dans un corps de rêve. Sans oublier que ce sera un régal pour mes yeux.

Jane esquissa un léger sourire puis ses yeux se posèrent sur une fille assise sur un banc. Elle lisait Dracula de Bram Stoker. Elle avait les cheveux teint en rouge, mais cela restait discret, ils étaient longs et parfaitement lisses, elle avait la peau matte et les yeux noisette entourés d'un noir profond ce qui faisait ressortir son regard. Elle décida de prendre ce corps.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Raphaël posséda la personne de son choix et Jane fit de même, même si elle détestait faire cela, elle avait envie de s'amuser un petit peu. C'était, certes, un jeu malsain mais elle n'avait que cela pour se remonter le moral et après tout, elle n'allait aucun mal à son hôte, seulement profiter de quelques heures.

Ils se dirigèrent alors jusqu'au cinéma, faisant la queue comme des personnes normales. Petit à petit, les souvenirs de son hôte devinrent moins flous et elle put savoir les moindres détails de sa vie. C'était une étudiante en littérature, elle aimait le rock, elle faisait du sport deux fois par semaine et elle était en froid avec ses parents. Elle avait même un petit ami. Malgré les conflits avec sa famille, c'était une femme heureuse et épanouie, folle amoureuse de son ami.

— Il y a quoi dans la tête de ton hôte ? demanda Jane.

— Curieuse.

— Allez, dis-moi !

— C'est un joueur de Base-ball, il bosse dans un bar pour se faire du fric et il rêve de devenir pro, en fait il a tout abandonné pour se consacrer au sport. Il enchaîne les conquêtes d'un soir et il semble très proche de sa mère. Un vrai fils à sa maman et un beau gros coureur de jupons.

— Sympathique... le parfait branleur.

— Et toi alors ?

— Les filles ne révèlent jamais leurs secrets.

Raphaël esquissa un sourire. Sur son hôte, c'était différent mais on pouvait facilement reconnaître le regard noir du démon, sauf que cela, seule Jane pouvait le savoir. Raphaël fouilla les poches de son manteau de chair et en sortit des billets. Il demanda deux places pour le film et les paya. Après cela, ils se précipitèrent jusqu'au comptoir pour acheter des pop-corn avant que le film ne commence.

— Les salés sont bien meilleurs ! s'exclama Jane.

— Bon sang, tu ne sais pas ce qui est bon.

— Prends des salés.

Le vendeur les regardaient se prendre la tête, attendant patiemment leur commande qui ne venait malheureusement pas. Ils étaient souvent en désaccord mais cette fois, cela les faisaient bien rire.

— Je veux des salés. Le mélange salé sucré, c'est délicieux !

— Beurk... souffla le démon avec une moue de dégoût.

— Bon, vous vous décidez ? s'exclama quelqu'un dans la file d'attente.

Jane et Raphaël se retournèrent et lancèrent le même regard à l'homme qui les avait interrompu.

— La ferme ! firent-ils tous les deux en même temps.

Ils se repostèrent face au vendeur et Jane ne pouvait quitter le sourire qui était scotché au visage de son hôte. Se sentir tout permis et vivante, c'était exceptionnel.

— Je vais vous prendre des pop-corn sucrés, fit Raphaël.

— Salés, il veut dire salés, rectifia Jane.

Le vendeur soupira et leur servit leur pop-corn. Jane prit le paquet et partit dans la salle, laissant Raphaël payer. Elle pouvait sentir l'odeur des pop-corn encore tout chaud, c'était un vrai délice, rien que de pouvoir les sentir mais aussi de ressentir la chaleur à travers le carton réchauffer ses mains. Elle s'assit sur un siège et commença à les manger. Elle en ferma même les yeux tant la saveur semblait extraordinaire ! Elle ne se souvenait même pas de la sensation que cela procurait de manger. Raphaël y plongea sa main pour en prendre une grosse poignée et s'empiffrer à son tour.

— C'est un régal, déclara-t-il la bouche pleine. T'avais raison, le sucré salé, ça va bien ensemble.

Jane rigola, elle aussi la bouche pleine de pop-corn. Qui aurait cru qu'elle aurait pu sourire à nouveau ? Vivre et se sentir plus ou moins normale ? C'était unique, ce moment était unique et rien que pour cela, elle remerciait Raphaël. Faire le mal pour le bien, voilà ce qu'ils faisaient.

Durant le film, ils s'amusèrent à jeter des pop-corn sur les personnes dans la salle, c'était immature mais c'était amusant, beaucoup plus qu'être mort et invisible. Cette fois, c'était réel. Le fait de ne pas avoir d'enveloppe charnelle, de ne pas être réellement les personnes qu'ils incarnés laissait croire à Jane que l'impossible était possible, qu'elle pouvait faire ce dont elle avait envie sans peur d'être jugée. C'était le point positif de la mort, se foutre de tout et faire n'importe quoi.

À la fin du film, ils sortirent. Jane ne pouvait pas s'arrêter de parler, racontant ses impressions, ses sensations, ce qu'elle avait aimé et moins apprécié. Elle se sentait bien, elle en oubliait presque qu'elle était dans le corps de quelqu'un d'autre, elle voulait simplement savourer ce moment avant de redevenir ce qu'elle était depuis plusieurs mois maintenant.

Un fantôme.

Sans vie.

— Tina ? Appela quelqu'un.

Jane s'arrêta et tourna la tête vers la personne à qui appartenait cette voix. Un homme se tenait devant elle, il était blond, grand à la peau claire, il était vraiment beau et ses yeux bleus étaient perçants, beaucoup moins effrayants que ceux de Raphaël.

— Euh... oui ?

— C'est qui celui-là ? Tu m'as dit qui tu étudiais sur ton livre alors qu'est-ce que tu fais ici avec un inconnu ?

— Salut, je suis Sam, fit Raphaël en tendant la main vers l'inconnu.

Le blondinet lui jeta un regard assassin.

— Quel rabat-joie, marmonna le démon pour lui-même.

— Oui, désolée, j'ai croisé un ami et il m'a demandé si je voulais aller voir un film, j'ai accepté, ça ne fait pas mal de se détendre un petit peu avant les examens.

— On aurait pu y aller ensemble, tu ne crois pas ? Tu ne m'a jamais parlé d'un Sam.

— Je ne suis pas obligée de te parler de toutes mes connaissances, grogna Jane.

Il sembla surpris, il la fixa longuement et intensément sans rien dire. Vexé peut-être ?

— Allez, relax mec, on peut partager, je ne suis pas contre la polygamie, lança Raphaël sarcastique.

Une lueur de rage parcourut les yeux du blondinet, il poussa alors violemment Raphaël, celui-ci se cogna contre le comptoir, bousculant quelques personnes au passage. Il voulut riposter mais Jane lui attrapa la main et l'entraîna avec elle.

— Revenez ! Je vous jure que je vais vous faire la peau !

Jane ne put s'empêcher de rigoler. Ils couraient à présent dans la rue, passant entre les gens, l'inconnu toujours à leurs trousses. Peu importe les dégâts qu'ils avaient pu faire dans le couple de cette fille, ça leur était égal, l'amusement, le rire et la bonne humeur était beaucoup plus important. Ils s'arrêtèrent dans une petite ruelle lorsqu'ils furent certains d'avoir semer le blondinet.

— Oh mon Dieu, Raphaël, c'était juste génial ! s'esclaffa Jane.

Sans savoir pourquoi, elle se jeta à son cou pour lui faire un câlin. Surprit, le démon entoura sa taille de ses bras, cela semblait être un vrai contact physique cette fois et pas seulement un contact de fantôme à fantôme, c'était différent. Il y avait une chaleur corporelle, un cœur qui bat, du sang dans les veines.

Une enveloppe charnelle tout simplement.

Elle se détacha doucement de lui et plongea son regard dans le sien, toujours aussi sombre, même sur une autre personne, elle avait presque l'impression de le voir lui. À cet instant, Raphaël ne ressemblait pas à un démon, il avait l'air différent, plus gentil, moins égoïste, moins... diabolique. Comme si Jane l'avait changé. Leur visage n'était qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Il y avait une certaine attirance que Jane ne pouvait pas contrôler. C'était vraiment étrange, elle avait presque envie de l'embrasser. Non, elle voulait vraiment l'embrasser. Au point d'en oublier Andrew. Alors que leurs lèvres se rapprochaient doucement, Raphaël s'écarta aussitôt et s'éloigna d'elle.

— On devrait quitter ces corps, tu vas bientôt être épuisée.

Jane hocha simplement la tête, un tantinet déçu. Peu de temps après, ils abandonnèrent leurs hôtes, redevenant invisibles. Ils errèrent dans la rue alors que la nuit tombait, le silence était revenu, la tension aussi. La journée avait tout de même était bonne, Jane ne pouvait pas le nier, elle s'était vraiment amusée. C'était égoïste de posséder quelqu'un juste pour s'amuser mais ça en avait valu le coup. En revanche, Raphaël restait silencieux, il ne parlait pas, alors qu'il était plutôt bavard en temps normal, du moins, sarcastique le plus souvent. Il restait muet, regardant droit devant lui comme s'il était perdu dans ses pensées. Comme ce qui avait bien failli se produire l'avait marqué.

— Raphaël, enfin... Sam... est-ce que...

— Je vais bien, la coupa-t-il.

— D'accord mais...

— Jane, ça va. Ne va pas croire que ce qu'il s'est passé m'a fait quelque chose, je suis quelqu'un d'indifférent. On était en pleine euphorie, ce qui explique tout.

Au moins il avait le don d'être direct et de blesser les gens. Les démons blessaient toujours les gens, au sens propre comme au figuré. Jane ne répondit rien, baissant la tête et regardant ses pieds toujours habillés de ses vieilles converses noires, lui rappelant alors sa vie d'avant.

Elle avait espéré pouvoir le changer, elle avait cru l'avoir guéri.


VERSION 2018.

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