Une chance qui n'arrive qu'une fois dans une vie. (1)

Le week-end vient d'arriver, ce qui signifie que je vais enfin pouvoir quitter mon village. Tout est déjà prêt, que ce soit mon petit sac rempli de stylos pour aller quérir des autographes, le tube de rouge à lèvres que j'ai chipé à mamie et ma carte d'identité, qui indique que je suis bien trop jeune pour boire.

Non, pas de fausse carte pour moi, car je ne veux pas perdre la confiance de mon entourage. Si j'avais eu des amies, peut-être m'auraient-elles traitée de timorée, ou reprochées d'être trop sage. Cependant, l'opinion des autres importe peu, seule la mienne trouve grâce à mes yeux.

Si Muguette a fini par enfin accepter que j'accomplisse ma destinée, je ne veux pas la décevoir avec une bêtise aussi stupide. Je suis prête à présent, je vais enfin pouvoir assister à mon tout premier concert. D'ordinaire, les bourgades alentour n'accueillent que des chanteurs de country ou de guinguettes. Pour une fois, c'est un groupe connu de jeunes qui vient et il est à la pointe de sa renommée !

Ils ne sont pas suffisamment connus pour attirer des foules, mais gagnent des fans en jouant dans ce genre de petits endroits perdus qui semblent oubliés par les artistes de passage.

Tout ce qui m'importe, c'est que leurs membres ont tous moins de trente ans, soit juste assez jeunes pour être adulés par des filles de mon âge. Heureusement, ils sont rockeurs et non rappeurs, sinon j'aurai été terriblement déçue.

— Mamie, mamie ! Je vais y aller maintenant, Phil et Kat sont arrivés avec Ivano, je lui précise en descendant les escaliers à toute vitesse.
— Doucement, ma fille, tu vas te casser une jambe avant même d'y être !

L'inquiétude se lit sur son visage ridé, et ses yeux bruns d'ordinaires rieurs paraissent fatigués et tristes lorsqu'elle me regarde m'élancer jusqu'à la porte d'entrée.

— Bonsoir, Muguette, la salue Phil en pénétrant le premier dans la maison.

L'homme, qui atteint une taille assez vénérable pour devoir se pencher en passant sous les portes de notre vieille demeure, avance de quelques pas en lissant son épaisse moustache. Sa femme le suit de près, un immense sourire plaqué sur ses lèvres. Si son mari paraît sérieux et organisé, elle semble imprévisible et lumineuse, comme un ciel d'été.

Ma grand-mère s'approche d'eux et attrape leurs mains entre les siennes, le visage grave.

— Phil, Kat... promettez-moi de bien prendre soin de ma petite-fille. Elle est encore si jeune !
— Mamie ! râlé-je en l'entendant.

Elle me lance son fameux regard qui veut dire, à peu de choses près, "Ose me contredire une seule fois et je ne te laisserai pas partir d'ici.". Alors je me tais, me contentant de tracer des cercles sur le carrelage du bout de ma botte. Je remarque que des fissures y sont apparues au fil des années, les carreaux ont même perdu leur éclat bleuté d'antan, ayant pris une vilaine couleur grisâtre foncée presque indéfinissable.

Je ne le fais cependant pas remarquer à mamie, qui doit simplement croire que sa vue baisse, ce qui est probablement vrai aussi. Ici, tout semble faner. Même le papier peint vieillot commence à se décoller à certains endroits sur les murs.

Parfois j'ai l'impression que la seule chose ici qui n'est pas en train de mourir, c'est moi. J'observe discrètement ma grand-mère, dont la gentillesse semble déborder de tout son être. Elle s'inquiète pour moi, et je trouve ça adorable, même si ça a tendance à sérieusement m'agacer.

— Nous prenons soin de Layland, promet Kat avec sollicitude, en serrant sa paume âgée. Vous avez une petite fille intelligente, il ne lui arrivera rien.

Ivano, qui semble s'ennuyer ferme pour qu'il décide de sortir de la voiture, vient me rejoindre en traînant les pieds.

— Bon, ils arrivent, mes vieux ? On va louper le début du concert à ce rythme-là. C'est pas comme si c'était le premier groupe qui venait jouer depuis plus de deux ans...

Ses parents lui font alors les gros yeux, mais l'écoutent tout de même en prenant congé de ma grand-mère, pour mon plus grand plaisir.

— Au revoir, Mumu ! fais-je en descendant le porche.

Je m'avance sur le chemin de terre rendu glissant par le froid, manquant de trébucher.

— Je déteste que tu m'appelles ainsi ! s'exclame-t-elle, au loin. Mamie ou Muguette, tu as pourtant le choix !
— Ce n'est pas de ma faute si on a des prénoms nuls ! Muguette et Layland, on pourrait monter une pièce de théâtre avec des noms pareils !

Grand-mère fait semblant d'être choquée et mime un grand au revoir à l'aide de grands signes de ses bras. Elle sourit en grand, mais je vois les ridules d'inquiétude sur son front. Ses cheveux blancs permanentés ne parviennent décidément pas à les cacher.

Je rejoins rapidement la voiture avec Ivano et ses parents et ma main se pose sur la portière, quand je me retourne pour jeter un dernier regard sur cette vieille personne qui me tient tant à cœur.

J'hésite et finalement, je fais demi-tour pour courir jusqu'à elle, dérapant sur une pierre gelée au passage. Je me rattrape au chambranle du porsche avant de rire aux éclats face à son regard inquiet.

— Mais veux-tu bien faire attention ?

Elle râle, les poings sur les hanches pourtant je vois un mince sourire habiller son visage. Ma maladresse est visiblement héréditaire, ma mère elle-même l'ayant hérité de sa mère. Justement, cette dernière m'observe en souriant, comme si elle se souvenait de sa fille à mon âge, lorsqu'elle était encore parmi nous.

Amusée, je viens alors tomber dans les bras de la vieille dame, me dopant de sa chaleur. Ses bras frêles se referment sur mes épaules, comme pour confirmer ma taille ridiculement petite comparée à la sienne. Malgré son dos arqué et ses pantoufles sans talonnettes, sa tête culmine à une vingtaine de centimètres de la mienne. Sa hauteur actuelle témoigne du mètre quatre-vingt-cinq qu'elle atteignait jadis, dans sa jeunesse.

Dans ses longs bras, je ne bouge toujours pas. Alors elle prend l'initiative de les desserrer, pour planter ses yeux dans les miens.

— Aurais-tu changé d'avis ?
— Pas du tout... je voulais simplement te dire merci. Merci de me laisser y aller, Mamie Mu. Je suis vraiment reconnaissante !
— Tant mieux, ma fille. Tant mieux.

Je dépose un bref baiser sur sa joue affaissée et rejoins la voiture tout terrain qui a déjà le moteur allumé. À peine ai-je mis ma ceinture que celle-ci démarre et dérape sur le sol gelé. Dans le rétroviseur, ma mamie rapetisse, éclairée par les lumières de l'intérieur. Jusqu'au moment où l'on atteint le bout de la route, elle reste dans l'encadrement de la porte, en pleine lumière. Puis le bois claque, et bien que je sois trop loin pour en percevoir le son, j'ai suffisamment entendu ce son caractéristique pour l'imaginer parfaitement. Alors, sa silhouette disparaît dans la vieille demeure, encore plus âgée que sa propriétaire. Puis la voiture tout terrain s'engage sur une route plus vaste, jonchée de cailloux, quittant alors mon village natal.

J'ai le sentiment étrange que cette bourgade perdue au milieu de la campagne va terriblement me manquer, bien que je vais la retrouver dans quelques heures à peine. Tout comme ma grand-mère, que j'ai eu du mal à laisser. Je me rends finalement compte qu'il y a nombre choses dans cette vie auxquelles je suis profondément attachée.

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