Survie en sursis. (32)
Je l'ai à peine aperçu que j'alerte immédiatement les filles, fébrile comme jamais.
— Il arrive ici !
J'ai l'impression de le hurler, alors que mon chuchotement est si bas qu'elles ne l'ont peut-être pas entendus. C'est quand je les vois se regrouper ensemble sur les matelas que je réalise que l'alerte est bien donnée.
La léthargie et l'impatience sont remplacées par un état fébrile général, accentué par l'excitation du moment. Ce plan que l'on met en place depuis des jours, on peut enfin en voir l'aboutissement.
Un instant, je doute que l'habitude de Chloé ne l'ait poussé à se retrancher dans les sanitaires, mais je remarque ses boucles blondes en retrait derrière le groupe. Je soupire avec soulagement et reporte mon regard sur l'obscurité du couloir, où j'entends déjà le lourd battant s'ouvrir.
J'espère que Thomas ne prêtera pas attention à la présence de Chloé, le fait qu'elle ose se montrer à lui est suffisamment inhabituel pour qu'il trouve cela suspect.
De toute façon, il ne reste plus qu'à espérer. La chance doit être de notre côté et seule elle peut faire pencher la balance. Elle, et aussi ma capacité à m'en prendre à Thomas. Je demeure dans la même position quand il pénètre dans la pièce. À deux pas de la casserole en fonte, à deux doigts de m'écrouler sous la pression.
Debout au centre du chai, je le regarde s'approcher de moi, son sourire aussi grand que sur la vidéosurveillance. Il porte un sac cabas et le pose sur la table de la cuisine, poussant légèrement quelques objets qui le gênent. Il avise les croquis d'un air un peu surpris, et je me rends compte qu'il n'a peut-être même pas regardé les caméras de surveillance.
Ses yeux glissent sur les filles agglutinées sur leurs matelas, et elles gémissent de peur sous son regard bleu électrique. Il les ignore pour se tourner vers moi, me fait signe de m'approcher un peu plus. Je me glisse à sa droite, la poignée de la casserole semble me faire signe.
Les regards de mes colocataires me brûlent, tant ils crient «Vas-y, frappe-le, maintenant !». Mais elles ne le connaissent pas, il a suffisamment d'agilité et de force pour ce genre de coup. Je dois patienter, l'attaquer de dos, peu importe la lâcheté de cet acte.
Thomas sourit, impatient de me montrer le contenu de ce sac. Il en sort un immense carton qui a l'air drôlement lourd. Il le pose sur la table avant de lever le haut de la boîte d'un air théâtral. Les bords tombent comme les pétales d'une fleur pour dévoiler une grosse pièce montée recouverte de glaçage blanc. Il y plante plusieurs bougies, tandis que les mots me manquent.
Le gâteau semble un peu inégal, mais je n'ai qu'une envie : y plonger le doigt pour le lécher, avant de m'en servir une grande part.
— C'est mon anniversaire, aujourd'hui, annonce Thomas. C'est à peine si mes parents m'appellent, alors... bah, je voulais le fêter avec quelqu'un, c'est tout. C'est la première fois que j'essaye de faire un gâteau, je doute un peu du goût, mais ça ne doit pas être si terrible.
Une pierre lourde s'abat dans mon estomac et je me force à déglutir avec douleur.
— B-bon anniversaire, finis-je enfin par murmurer, après un long silence.
— Merci !
Il semble si heureux, si jeune. Un vrai gamin à la veille de Noël, qui espère apercevoir le père du pôle nord.
— Zut, j'ai oublié les allumettes.
— On en a, je m'écrie presque, de peur qu'il ne reparte.
Je marche mécaniquement jusqu'au meuble de la cuisine, saisit la boîte d'allumettes et en flambe une. La main tremblante, je brûle les mèches des bougies. Elles commencent déjà à fondre quand j'allume la dernière.
— Compte pas sur moi pour chanter, je suis trop âgée pour ça.
— Je ne t'obligerai à rien, promet Thomas en souriant.
Il semble déjà oublié qu'il m'oblige à choisir qui va devoir mourir en première. Qu'il agit déjà beaucoup trop sans que j'aie voix au chapitre.
— Alors, tu attends qu'elles fondent toutes ? Souffle !
Il se penche en plissant les yeux, ses traits sont accentués par la lueur dansante des bougies qui décorent la pièce montée.
Je ne sens presque pas ma main se tendre dans mon dos et mes doigts s'enrouler autour du manche de la casserole, beaucoup trop lourde pour être tenue d'une seule main.
Je ne sais pas ce que j'avais imaginé à l'origine. Qu'il me tourne le dos en partant, que je percuterai son crâne et qu'il s'écroulerait immédiatement au sol.
La réalité se passe bien différemment. Déjà, son visage rieur souffle ses bougies quand je lève l'arme contondante au-dessus de ma tête.
Je n'ai pas le temps de viser l'arrière de son crâne, car déjà, il se retourne. Je peux voir son sourire se transformer immédiatement en surprise, quand mes mains se balancent avec force en
avant.
Il n'a heureusement pas le temps d'amortir le choc, seulement de comprendre ce qu'il se passe. Je le regarde droit dans les yeux, et ce que j'y aperçois me fait perdre un peu de force dans mon coup.
L'arrière de la casserole cogne son front, à deux doigts de sa tempe. Mais il ne s'écroule pas au sol, seulement à genoux.
— Allons-y ! entends-je crier derrière moi.
Sophia saute sur lui, fouille furieusement ses poches. Elle en sort la précieuse clef et court jusqu'à la sortie, toutes les filles sur ses talons. J'entends à peine les exclamations qui fusent, les pas qui se précipitent.
Je suis à genoux, moi aussi. Comme mon joaillier qui me fait face. S'il s'est écroulé, il n'en demeure pas moins conscient. Il est étourdi, mais certainement pas sonné puisqu'il relève déjà le regard pour me jauger d'un œil.
Le second, fermé, est couvert de sang. Son arcade sourcilière est ouverte et le sang coule abondamment. Surprise, mon premier réflexe est d'y presser ma manche, terrifiée par l'afflux du rouge vermillon.
Je crois qu'il est aussi par moi par mon geste, puisqu'il ne bouge toujours pas. Son œil semble me sonder, tenter de me comprendre.
J'ai pour ma part arrêté d'essayer de me comprendre depuis un moment déjà.
Tout à coup, la bulle dans laquelle je semblais être prisonnière dans un ralenti éclate, me ramène à l'instant présent.
Les filles crient, je les entends à présent. Je me retourne, esquisse un pas pour m'enfuir, quand Thomas m'agrippe faiblement la manche.
Il ne me retient pas autant que ce qu'il pourrait. Je ne comprends pas pourquoi il oppose autant de résistance. Je suis presque sûre de n'avoir pas frappé si fort sa tête. Ses yeux m'ont affaibli, fait manquer mon coup. Je n'ai fait que le toucher. Suffisamment fort pour lui ouvrir la chair tendre sous le sourcil droit, mais pas assez pour amoindrir ses forces.
Pourtant, il ne me retient pas vraiment.
— Layla...
— Je suis désolée, parviens-je à murmurer.
Je prends son poignet et le place sur son front pour retenir son sang de couler davantage.
— J'appelerai des secours dès que possible, promets-je.
— Layla, ne fais pas ça.
— Je suis désolée.
Puis je force mes jambes à se dresser pour me porter jusqu'au garage.
— Tout le monde est là ?
— Oui, tu étais la dernière, me répond la douce Juliette.
J'aperçois à peine ses cheveux roux dans la masse de personnes qui se pressent à la porte fermée d'un code. J'ai l'impression d'avoir passé plusieurs minutes dans le chai, alors qu'il n'a dû se passer qu'une poignée de secondes.
Je me retourne, et je vois Thomas, au bout du couloir. Il tient sa blessure dans sa paume et le sang coule au travers. Debout, il commence à avancer. Avant qu'il ne fasse un pas supplémentaire, je claque le battant.
— La clef ! hurlé-je.
Elle atterrit à mes pieds et je me jette dessus, avant de la glisser dans la serrure et de tourner. Je la retire ensuite pour la glisser dans ma poche, comme si l'une des filles pouvait être assez sotte pour l'ouvrir.
Mes mains tremblent, mais la porte entre notre ravisseur et nous est bien close. Et pour une fois, nous sommes du bon côté.
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