Prendre son mal en patience. (31)


Il reste seulement trois petits jours avant la pleine lune, soit soixante-douze heures maximum avant que je ne doive laisser l'une de nous partir pour l'abattoir. Thomas n'est pas revenu dans notre geôle, malheureusement pour nous. Pourtant, je sais qu'il finira par venir. Je suis censée lui donner le nom de la malheureuse élue qui quittera le chai en première, qui se sacrifiera pour nous laisser vivre l'une de nous un mois de plus.

Donc nous prenons notre mal en patience, et attendons. Du moins, j'attends patiemment. Les autres deviennent tels des lions en cages qui se rongent les sangs. Je suis peut-être plus calme qu'elles simplement parce que je connais ma fin lointaine, dans presque trois ans. Cela me laisse tout le temps d'élaborer quelques plans supplémentaires avec mes compagnes d'infortune. Toutefois, j'ignore si celles-ci seraient encore prêtes à m'aider, sachant que je suis celle qui tient l'épée de Damoclès par-dessus leur crâne innocent.

Jusque-là, elles ne se sont jamais montrées trop hostiles envers moi. Quoi qu'elles n'auraient aucune raison de l'être, étant donné qu'elle risque de se faire condamner du même coup. Par contre, elles vouent visiblement une haine viscérale contre mon adorable Chloé, qui se renfrogne plus que jamais dans son mutisme. Elle ne me parle presque plus, se contentant de chuchoter brièvement juste avant que nous nous endormions l'une contre l'autre. Elle passe désormais ses journées à dévorer chaque fichu bouquin que Thomas nous a apporté, avec la concentration aiguisée d'une bachotière qui passerait bientôt son épreuve de français.

— Tu vas bien ? lui demandé-je encore une fois, la tirant de sa lecture.
— Hum-hum, je lis.

Je la vois jeter discrètement un coup d'œil à nos colocataires juste avant de replonger son nez dans un livre mortellement volumineux. Ces filles lui fichent la frousse, pire, elles l'oppriment, juste avec leurs regards acérés. Deux d'entre elles ont particulièrement l'air féroce quand elles observent la petite blondinette qui est devenue ma meilleure amie. J'ai à peine retenu leur prénom, mais Chloé les a mémorisé, comme s'il s'agissait de harceleuses de longues dates. Lucie et Jade, aussi incollables qu'elles sont inamicales face à la douce Chloé.

De toute façon, je ne préfère m'attacher qu'à Chloé, de peur que l'on ne me retire autre chose que ma liberté. Comme d'ordinaire, je passe ma journée en tailleur sur le petit canapé, les yeux fixés sur l'écran de surveillance. Ces derniers jours, je regrette l'arrivée de ce groupe de filles. Pourtant, ce sont bien grâce à elles que j'ai enfin une chance de m'enfuir de cet abattoir, je ne peux le nier.

La journée passe et la tension monte encore. Je ne savais même pas que c'était possible, mais je dois me rendre à l'évidence. Aujourd'hui, personne n'a presque rien avalé, et l'ambiance est à couper au couteau. Il reste à présent moins de trente-cinq heures de sursis. Sur l'écran, Thomas se trouve dans le coin cuisine. Il s'acharne depuis plus de deux heures maintenant, et je m'étonne silencieusement : j'ignorais qu'il aimait cuisiner.

À vrai dire, mis à part la musique, je l'imaginais impeccable d'apprécier la moindre activité. Mais après tout, les êtres humains sont bien obligés de manger. Peut-être déteste-t-il finalement ça et que c'est la raison qui le pousse à rester dans la pièce : il s'acharne simplement à préparer quelque chose, sans y parvenir. Connaissant le niveau de frustration extrême qui le compose toujours, cela ne m'étonne pas.

Seulement, la tentation est trop forte. Je me lève de mon assise pour tendre le bras, et je tourne le volume de manière à pouvoir entendre ses injonctions. Je m'attends à des grognements, à des bruits de cuisine sourds et rebondissants, mais pas à ça. À sa voix, qui sifflote un air joyeux. Au sourire qu'il arbore sans aucun doute possible. Ce sourire, je l'entends lorsqu'il chantonne, et il me brise un peu le cœur. Il a l'air en paix, et heureux. Tout l'inverse de ce qu'on ressent, nous, à quelques mètres à peine.

Au fond de moi, j'espère soudainement que Sophia s'est trompée, qu'il ne l'a pas entraperçue par la trappe. Ou s'il l'a vu, qu'il n'ait pas compris notre plan d'évasion. Je puise beaucoup d'espoir dans sa chansonnette joyeuse. S'il pensait qu'on préparait une échappatoire, il ne paraîtrait pas aussi heureux, j'en suis certaine.

Mon esprit se pose des questions, mais tout ce qui importe à présent, c'est qu'il se pointe sans tarder. Je vais briser sa confiance un instant, oui, mais je pourrai appeler quelqu'un pour lui obtenir de l'aide. Les filles m'ont promis de ne rien lui faire et je ne les imagine pas en meurtrières.

Cependant, j'ai conscience que je vais devoir user de force contre lui. Je me promets intérieurement qu'ensuite je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour l'aider. Le soigner. Le guérir. Je suis convaincue que des médecins compétents et une foule de psychiatres en sont tout à fait capables.

Je ne peux empêcher mon regard de vagabonder jusqu'à la casserole en fonte posée sur le rebord de la table de la cuisine. Nous ne l'avions pas juste posé en évidence de cette manière, mais grâce à la succession de plusieurs scénettes théâtrales.

En l'occurrence, plusieurs objets s'alignent sur la table et Jade en fait les croquis, soignant chacun de ses traits. Elle griffonne des natures mortes depuis trois jours, sans jamais s'arrêter. Jade doit avoir le poignet en feu, mais elle ne s'est pas plainte une seule fois. Cela tient peut-être du soutien que lui apporte inconditionnellement sa meilleure amie, Lucie, qui griffonne des formes vagues et indistinctes à ses côtés.

Elles se ressemblent étrangement, toutes les deux. La même blondeur, le même teint blanc et les mêmes regards en coin suspicieux à mon encontre. Qu'elles ne puissent pas m'apprécier, j'aurais pu m'y faire, seulement, c'est leur comportement envers Chloé que je condamne. Leurs manières brusques, leurs critiques à chacun de ses passages, sans compter que j'ai cru les entendre chuchoter que Chloé mérite de mourir avant elles. Ces deux-là nous aident dans notre plan, mais s'il vient à échouer, je dois les garder à l'œil.

Je n'ai jamais été très patiente, et cette attente me tue. J'ignore si Thomas finira par venir, ou s'il a vu clair dans notre plan d'action. Plus que la peur d'échouer, c'est celle de devoir choisir la première victime qui me révolte. Je regarde ces huit filles qui partagent le chai, l'angoisse et la peur qui déforment leurs visages.

Je vérifie l'heure et calcule. Il ne reste que trente-quatre heures avant la pleine lune. Et sur l'écran de surveillance, Thomas quitte enfin la cuisine. C'est avec un sourire rêveur accroché sur les lèvres qu'il traverse le salon et se dirige vers la porte du garage... vers nous.

Enfin.

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