Len
J'avais vite regretté d'avoir accepté ce rendez-vous chez le médecin.
J'aurais préféré attendre encore un an, terré à mon rang d'échec social et repoussé par toute cette future élite à la tête des plus grandes entreprises du Nord. Ce destin ne m'aurait pas dérangé, je l'aurais mérité après toute la souffrance que j'avais créé autour de moi.
Je ne pouvais pas m'en sortir si facilement après tout.
Pas après avoir été un poids tel pour Meiko qu'elle avait estimé que me sortir de sa vie était la meilleure solution. Elle n'avait pas eu de jeunesse, à 18 ans elle s'était occupée de ma soeur et moi, pouvait-on la blâmer d'en avoir assez ?
Je ne pouvais pas découvrir cette nouvelle vie sans m'excuser auprès de Rose, elle qui m'avait fait passé avant tout, ses amis et ses relations amoureuses, elle-même.
Je ne pouvais pas quitter mon quotidien douloureux sans tous les remercier, tout ceux qui m'avaient ne serait-ce qu'un seul jour soutenu, Karl ou Léa, et tous les autres encore.
Et m'excuser sincèrement auprès de Kuro, mon amour, lui partagé un véritable pardon.
Mais je m'y étais rendu.
J'avais commencé par expliquer ma venue dans un discours maladroit et bégayant, et le jeune médecin d'une trentaine d'années s'était montré patient. La conclusion de ce mélange de " euh " et de " bref " fut en quelque sorte comprise - " Je viens pour une attestation de coups et blessures -.
Il m'avait invité à me dévêtir, et assis dans un silence déplaisant, mon corps ausculté de partout, ses mains glacées qui tripotaient mes plaies et hématomes.
Il me questionnait beaucoup " Est-ce que ça fait mal quand je fais ça ? Et ça ? " ou sur les multiples raisons de mes blessures, et mes réponses se faisaient brèves et lointaines.
Si je pouvais résumer le rendez-vous, j'aurais dit qu'il n'avait été qu'un long silence embarrassant ponctué de mots et de tentatives désespérées du médecin de me rassurer.
Mais si j'étais ressorti avec cette fameuse attestation et le conseil de porter plainte, c'était bien pour une raison.
- Peu importe les raisons de ces blessures Mr. Aishi, rien ne les justifie. Tout le monde a le droit de vivre, et ces coups entravent ce droit. Vous avez le droit de vivre.
Et il avait peut-être raison.
( En sortant du cabinet j'avais quitté un père taciturne pour me retrouver avec un petit-ami léthargique, je ne savais toujours pas pourquoi )
Le lendemain, alors que comme le Lundi qui l'avait précédé je marchais à des mètres derrière Kuro - Car il se faisait rejoindre par Maxence - il y avait une nouvelle assurance dans mes pas.
Je ne soufflais plus parce que les autres me donnaient le droit de vivre, je respirais car je m'en étais donné moi-même le droit.
Alors, munis de l'attestation et de ce que je pouvais appeler " courage ", je m'étais dirigé vers le bureau du C.P.E.
- Mr. Aishi, c'est rare que vous vous déplaciez ici de vous-même, railla l'homme boudinet, un dossier claquant sur le bureau pour appuyer ses propos.
- J'ai besoin de votre autorisation pour aller voir le principal, confiai-je d'un ton involontairement - mais convenablement - solennel.
- Ah oui ? Et pourquoi iriez-vous le déranger ? Il se pencha vers moi faussement interloqué.
Je posai d'un geste vif et assuré l'attestation pour coups et blessures sur le bureau, ainsi que l'ébauche d'un récit pour porter plainte - Rédiger entre 1h00 et 2h00 avec Kuro -. Je ne m'étais jamais connu sous cet angle, froid et implacable et pourtant.. rien de malade.
- Une attestation pour coups et blessures ? Lit-il d'une voix molle, un peu moqueuse. Vous vous prenez pour une femme battue ?
- Ceci est un document signé par un médecin qui atteste mes blessures, les plus vieilles remontant à trois semaines. Elles sont dû à un harcèlement.
Harcèlement.
Ce mot n'avait pas plus de valeur que " alexythimique " ou " anorexie mentale ".
Il avait sa propre définition différente dans chacun des esprits, un mot abstrait pour ce qu'il pouvait représenter, parfois il ne représentait qu'un sifflement dans la rue, parfois le toucher pervers et narcissique journalier, et pourtant ils étaient du harcèlement dans certains esprits, et pourtant ils ne l'étaient pas dans les autres.
Dans mon esprit, harcèlement c'était des années de fuite infernale comme au jeu du chat et de la souris, la peur déchirante de traverser un couloir ou se changer dans les vestiaires, supporter le poids incalculable des mots et des regards pour exercer une pression obsessionnelle.
Dans celui du C.P.E., ça ne voulait certainement rien dire.
- Vous insinuez que vous êtes victime de harcèlement ?
- ...Oui.
- Vous insinuez qu'aucun professeur ni surveillant n'aurait remarqué un harcèlement qui date depuis...?
- 4 ans.
- C'est du grand n'importe quoi, conclut-il, à deux doigts d'emporter mes documents à la déchiqueteuse, avant que je ne le récupère à la volée.
- Je ne l'ai pas inventé, monsieur, et certains surveillants pourront très bien témoigner en ma faveur si cette école n'était pas un nid de billets verts qui pleuvaient en permanence dans les propos de vos élèves.
- Je vous interdis de mentionner ainsi vos camarades, Mr. Aishi.
- Mes camarades me mentionnent dans des termes bien pires monsieur.
- Écoutez, reprit-il d'une voix plus calme mais néanmoins pas convaincue, vous êtes un élève particulier. Lorsque vous êtes arrivé ici, votre tuteur nous a bien mentionné votre prise en charge...
J'avais l'habitude de ses longues tirades à rallonge, qui évoquaient dans des synonymes qui se croisaient que j'étais un grand malade, et que je devais m'estimer heureux de fréquenter une telle école. Ça m'ennuyait au plus haut point.
-... C'est bien grâce à vos formidables résultats, et l'important soutien financier de votre mère-..
- Ce n'est pas ma mère, coupai-je séchement.
- Peu importe. Vous avez une bourse de 170 euros, votre tutrice paye 400 euros de sa poche rien que pour vous. Nous avons instaurés une réglementation qui vous est propre. Et vous venez vous plaindre pour quelques remarques de mauvais goût sur votre traitement de faveur ?
- Ce n'est pas ça.. bredouillai-je, les yeux portés vers les mots difficiles de l'attestation.
- Alors qu'est-ce, Mr. Aishi ? Un délire que vous sortez de votre cerveau ?
- Je ne suis pas paranoïaque.
- Et qui me dit que ces blessures, vous ne vous les êtes pas faites tout seul ? À en juger par vos crises, notamment celle du début d'année, vous êtes capable de vous blesser.
- Je sais ce que j'ai vécu, prononçai-je d'un ton profondément peiné, comme si j'avais oublié qu'en ce bas monde je n'avais pas d'importance aux yeux de tous.
- Et moi je sais qu'il n'y a pas d'harcèlement tel que vous le décrivez dans cet établissement, Mr. Aishi.
De toute évidence, c'était peine perdue.
Jamais le C.P.E. n'admettrait que les élèves les plus sérieux et sociables de son lycée déchainaient leur complexe de supériorité sur quelques rejetons pas assez bien pour eux.
Je pris la décision de quitter le bureau de manière théâtrale - Quitte à quitter ce lycée horrible, autant le faire à la manière du nouveau Len - en renversant tous les bulletins de fin d'années des 1ere au sol, avant de claquer la porte derrière moi et de prendre mes jambes à mon cou.
Les élèves aux alentours avaient bien compris ce qu'il se tramait.
Le souffre-douleur du lycée avait décidé de rendre public son statut de victime juste avant la fin de l'année, et éviter les conséquences.
Mes harceleurs n'avaient pas la simplicité d'esprit de ceux des films mélodrama-teen, oh non, ils avaient bien compris que l'autiste de l'école avait retrouver sa raison.
Et ils donneraient tout pour la casser de nouveau.
* * *
- Donc je me présente, je suis le Dr. Delsert, psychiatre au C.M.P. Du Bois, je suis Len depuis maintenant près d'un an. Avant il était suivi par le Dr. Ambrose, dans le C.M.P. pédo, expliqua la psychiatre, un grand sourire planté au milieu de la face.
Ma mère hocha la tête, le front plissé d'un air sérieux et concentré, bien que son expression était si froissée qu'elle semblait en vérité ne rien comprendre.
Rose sourit pour manifester son accord, ses mains tremblaient sous le bureau tant l'excitation de se retrouver en famille montait chez elle. Je ne l'avais jamais vu aussi émotive.
- C'est donc vous qui avez prit l'initiative de me rencontrer avec Rose, dit-elle, un sourire pour ma soeur
- Oui, maintenant que je suis sur place - d'ailleurs je m'installe dans mon nouvel appartement dans deux semaines - je souhaite, avec l'accord de Len et Rose, m'investir d'avantage dans leur vie.
En effet, elle s'infiltrait dans nos vies dans le plus grand des calmes, sans aucune pudeur, et personne ne pouvait vraiment la critiquer pour cela, elle était notre mère, elle s'investissait enfin après des années d'abandon.
Mais même Rose avait du mal.
Oui, elle nous connaissait comme si elle avait toujours vécu avec nous, elle retraçait nos souvenirs dans l'oubli, et elle s'était excusée, avait demandé notre autorisation pour s'imposer ainsi.
Mais quelque chose bloquait encore, quelque part.
- Est-ce que vous avez demandé l'autorisation à Mme Aichi ? Interrogea la femme, bien adossé à son fauteuil. Car, jusqu'à l'heure, c'est elle qui a son autorité parentale sur Len et Rose.
Victoire se tortilla sur sa chaise, visiblement mal à l'aise face à la question. Elle essaya comme elle put de garder le contrôle sur la situation.
- Je comptais le faire, au cours d'une audience au tribunal. Je souhaite récupérer mon autorité parentale sur Len, et qu'ils portent mon nom s'ils le souhaitent.
- Len, tu es le plus impacté par ses démarches vu que Rose a atteint sa majorité. Es-tu d'accord avec ça ?
Tous les regards avaient convergé vers moi à ces mots. Seul celui de Rose se faisait encourageant, sans une once de jugement.
Je n'avais jamais été doué pour faire des choix, combien de fois devrais-je le répéter ?
- Je crois..
- Il faut en être sûr, Len.
Et là les yeux clairs de ma mère se furent bien plus insistants, bien plus appuyés, comme si ses pupilles n'étaient qu'une horrible prison de pression, comme si ma pauvre décision déterminait le cours de la vie.
Je ne pouvais pas le supporter.
- Meiko n'usera pas de son autorité parentale sans raison, affirmai-je, l'attention bien loin des regards accusateurs.
- Len veut dire que, reprit Rose pour me soutenir, Meiko arrêtera simplement les frais qui sont pour lui, et se contentera de l'ignorer.
- Oui, alors... Ça ne sert à rien.. de faire tout ça.. Je crois.. balbutiai-je.
- Je vois.. souffla ma mère, d'une déception détectable.
- Donc, y'a-t-il des informations que je peux vous apporter ?
- Des informations médicales, oui. J'aurais voulu en savoir plus sur les troubles de Len et les raisons de son suivi.
- Len, tu ne vois pas d'inconvénient à ce que je parle de ça à..ta mère ?
- Non.
- Bien, elle attrapa mon dossier, survola les paragraphes, et poursuivit. Len est suivi depuis ses 9 ans pour des troubles autistiques, qui s'avéreront après un diagnostic plus appuyés être des troubles alexythimique. Pour résumer, ce sont des troubles psychiques qui amènent à ne pas reconnaître quelles émotions ont ressent. Ça complique la communication, et la construction de soi. Il a été hospitalisé en hôpital complet pendant 5 ans, avant de passer sur un hôpital de jour le temps de son année de 4eme, pour une adaptation dans la vie en société.
Au fil des explications, les traits de ma mère s'étaient tordus en une sorte d'incompréhension totale, elle se demandait bien comment de tels troubles existaient, si c'était aussi grave que ça, comme ils avaient pu arriver sans prévenir. Ses rictus déformés se traduisèrent en une ribambelle de questions, auxquelles le Dr. Delsert, accompagnée de ma soeur, eurent le plaisir de répondre.
- Est-ce que Len est insensible ? Demandait ma mère
- Oh non, pas du tout ! Réfutaient les deux autres jeunes femmes.
Et moi je restais silencieux, ne pouvant que concéder à leurs paroles crues de vérité, à écouter toutes ces interrogations que tout le monde m'avait déjà demandées, ou jetées au visage comme un fait.
Une fois que les troubles alexythimique fut plus ou moins clairs dans l'esprit de Victoire - " Alors il a juste du mal à identifier ses émotions ? Mais il est sur le chemin de la guérison ? Oui je sais, c'est important et handicapant comme troubles. Je peux l'aider en discutant de ses émotions avec lui ? D'accord. "- une dernière question vint conclure le rendez-vous :
- Est-ce de ma faute ?
La psychiatre échangea un regard troublé avec Rose, et chercha désespérément le mien.
- Nous.. Nous pensons, tout le personnel médical et moi-même, que ses troubles proviennent d'un choc post-traumatique.
Les yeux de la pauvre femme s'écaquillèrent de peur, de panique, ses doigts enlacèrent furieusement son sac à main.
- Ainsi, il serait fort probable que la délégation de votre droit parentale à Mme Aishi serait en lien, avec le début des troubles du comportement et du développement affectif de Len.
- Je... bredouilla ma mère, au bord des larmes, mon ex-mari était quelqu'un de violent.. est-ce que.. est-ce que vivre avec lui-...
- Non, coupa la psychiatre, Len n'a que de vagues souvenirs de ce passé, qui se manifestent sous forme de cauchemars. Il se pourrait, en revanche, que ce climat familiale ait favorisé ces troubles.
Ma mère hocha la tête, ne sachant quoi retenir de cette explication.
Le rendez-vous prit fin, ma mère embrassa le front de ma soeur et moi, partit avec un sourire aux lèvres, les yeux dans le vague, et Rose s'apprêta elle aussi à faire de même.
Mais elle rebroussa chemin.
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