Len
Nous étions dans un parc, sous des arbres immenses et feuillus, assis sur des tables en bois pour les pique-nique familiaux, une vue sur le vaste lac et les petites poules d'eau qui se baladaient sur la rive.
Ma mère, toute émue et souriante, s'était apprêtée d'une longue robe bleu turquoise, ses cheveux blonds lâchés au vent.
Ses yeux étaient bruns.
C'était la seule chose qui nous différenciaient elle et moi.
Nous avions les mêmes cheveux, la même peau, le même nez, le même sourire...
J'avais envie de vomir.
- Je suis heureuse de te voir, déclara-t-elle, sans savoir quoi faire de ses mains.
Lorsque j'étais arrivé, elle m'attendait déjà, dissimulée derrière les arbres.
Son grand sourire angélique m'avait attaqué par surprise, avec ses belles salutations, elle avait voulu me serrer dans ses bras. C'était un ange monstrueux, d'une aura incroyablement bienveillante.
Suite à mon air mal à l'aise et distant, elle compris bien vite que les câlins, ce n'était pas trop mon truc.
Du moins, pas avec elle.
- J'ai déjà rencontré ta soeur il y a quelques jours, poursuivit-elle devant mon mutisme, c'est dingue comme elle a grandi et mûri, je n'aurais pas reconnu ma petite fille !
Est-ce qu'elle me reconnaissait, moi ?
Je ne reconnaissais pas cette ombre difforme, ce souvenir révolu d'une silhouette tordue, d'une main chaude bien plus grande que la mienne. C'était à peine si sa voix me disait quelque chose..
Pourtant il y avait cet étrange sentiment qui pulsait en mes veines, cette sensation vaste, floue, cette chose innomable qui me chuchait au creux de l'oreille que c'était elle.
C'était ma mère.
Est-ce qu'elle ressentait ce même pressentiment au fond de son être ?
Est-ce qu'elle savait elle aussi que j'étais son fils ?
J'avais encore mal à le dire.
Mal à m'imaginer avoir été un nourrisson frêle et dépendant de l'étreinte de cette femme.
Mal à me convaincre du fait que son corps m'avait conçu, protégé, chéri, un instant dans sa vie.
J'étais son enfant.
- Je.. Je suis aussi content de te voir, finis-je par avouer, le regard porté sur les fourmis qui longeaient les tables en bois.
- ... Vraiment ?
Elle ne semblait pas y croire. Non pas que mes mots lui semblaient si magiques qu'elle peinait à les réaliser, non, elle n'y croyait pas. Ce n'était pas possible.
- Oui, vraiment. Je suis content de pouvoir mettre un visage et une voix sur cette idée de...mère.
- Oh.
Elle attendit un temps, ses yeux écarquillés, puis s'agita subitement. Elle fouilla dans son sac, et un sourire illumina son visage lorsqu'une boîte se retrouva entre ses mains ; à l'intérieur s'y trouvait un petit paquet de photos. - Je n'en avais plus vu sur papier depuis des années -
- Ce sont les photos de toi, affirma ma mère, enjouée, je les ai toujours sur moi. Je pensais que-..
Sans plus attendre, je m'emparai de la boîte et me mis à inspecter chaque visage et chaque décor sur chaque photo.
Je ne me souvenais de rien.
La main de ma mère qui, il y avait encore quelques secondes, tenait les photos, restait en suspend, et son regard partagé entre la surprise et l'appréhension - À moins que ce ne soit la peur et la joie - me fixait, avec le sentiment de ne jamais cligner des yeux.
La première photo représentait un petit garçon aux cheveux blonds, dans un maillot de bain vert, les pieds dans l'eau, qui tenait la main à un homme. Ça ne m'évoquait rien de ce que je pouvais connaître.
Je passai à la photo suivante.
Cette fois-ci, se fut le même petit garçon blond, déguisé en citrouille, au milieu de ce qui semblait être un vieux parc d'attraction.
Elle non plus ne m'évoquait rien.
- Euh.. Tu veux peut-être que je te raconte ?
- Qui est-il ?
- Qui ça ?
Elle pencha sa tête vers les photos. Je lui désignai cette petite chose blondinette qui ne souriait sur aucune photo.
Elle pouffa timidement et répondit, d'une voix doucereuse et bienveillante :
- C'est toi.
- Je ne ressemble pas à ça. Chez Meiko, il y a deux portraits de famille, je n'avais pas ce visage.
- Je t'assure que c'est bien mon fils sur les photos.
Elle hésita à m'adresser son sourire.
- Mais, je...
Je n'avais pas cet air innocent, niais, tête en l'air.
Je me souvenais avoir toujours eu les traits tirés, ces cernes violacés qui parfois teintait vers le bleu, et ces yeux si vides, plats, qui ne voulaient rien dire.
Comment avais-je pu être un petit garçon comme il en existait des milliards ?
- Regarde. Elle prit la première photo. Ici, tu avais trois ans, c'était ta première fois dans un lac. Ici, elle prit la seconde, tu avais deux ans, nous avions été dans une sorte de fête foraine un peu perdue, la veille d'Halloween. Ici, tu fêtes tes un an, et là, tu fais une chasse aux oeufs avec ta soeur...
Elle continua ainsi pendant un bout de temps.
Je pouvais faire la déduction que les femmes étaient bien plus bavardes que les hommes.
Ses mots étaient passionnés, pas une seule fois elle n'avait décroché de son long monologue nostalgique et fabuleux, où chaque souvenir était une raison de sourire ou d'avoir les larmes aux yeux, où chaque pointe d'amour se chuchotait d'un " Je t'aime " à peine audible, presque retenu, où le monde n'était qu'une bribe du passé où le vent cessait de souffler et les fleurs d'éclorent, seules les vies de ses souvenirs existaient.
- Je ne pensais pas avoir vécu tant de choses en trois ans, remarquai-je, avec un semblant de détachement.
- Chaque jour est une aventure, où l'on vit des choses, aussi futiles soient-elles.
- Je n'ai pourtant pas vécu grand chose après.
- Tu te détrompes. Si ta mémoire te le permettait, tu pourrais te souvenir d'une chose spéciale à chaque jour.
Je ne préférais pas répondre à ce genre d'idéaliste. Mon quotidien ne débordait pas de choses mémorables et joyeuses. Il était plutôt empli de milliers d'interrogations, de cris étouffés, et de mains usées à trop s'accrocher à l'espoir.
- Oh, cela va bientôt faire une heure que nous sommes là à bavarder, nota-t-elle, une oeillade affolée sur sa montre.
- Vous êtes attendu quelque part ?
- Ne me vouvoie pas, voyons ! Et oui, je fais des visites régulières d'appartements dans le secteur, je compte déménager.
À ça, je me souvenus immédiatement des paroles de Kuro, de sa demande.
Partir avec ma mère, hein ?
Était-ce si simple de couper les liens avec la femme qui m'avait hébergé et soigné des années ?
Était-ce si simple de se faire aimer par sa mère ?
- Victoire... Appelai-je, son prénom une fois évoqué dans une lettre qui sonnait encore faux dans ma bouche.
- Oui ?
- Je... Je n'ai nulle part où aller.
- Comment ça ?
Son ton égayé s'estompa peu à peu.
- Meiko, elle ne veut plus de moi. Enfin, si, mais à une seule condition.
- Qui est ?
- Je dois arrêter d'aimer Kuro. Mais... Comment est-on censer arrêter d'aimer ? C'est si difficile de comprendre, et d'accepter, et je suis censé arrêter ? Mais pourquoi ?
Je ne contrôlais plus mes pensées. Elles s'étaient insinuées depuis deux jours, s'étaient installées en silence tout autour de mon crâne, et elles avaient commencé à se nourrir de chaque neurone et morceaux de cervelle qui passaient. Elles grossissaient toujours plus, enflaient au fil des secondes, pour qu'il ne puisse subsister qu'elles dans mon crâne, rien que ces pensées, ces questions, jusqu'à lors intraduisibles.
- Qui est Kuro ?
- Eum..Un garçon, de ma classe.
- Je vois.
Elle resta pensive un instant, moi qui scrutait les mêmes fourmis que tout à l'heure.
- Je n'ai jamais vraiment su l'opinion de Meiko sur l'homosexualité..
- Homosexualité ?
- Tu sais, à notre âge on parlait surtout des études, des garçons, et des sorties. J'imagine que cela me surprend à moitié, sa réaction. Je... je suis désolée.
Elle prit mes mains. Ce contact me surpris, je détestais les contacts inconnus.
Coups, insultes.
Ils étaient tous comme ça les contacts inconnus.
Non ?
Non.
Je devenais fou.
- Actuellement, je ne peux pas t'héberger, mais je te trouverais vite une solution. Ce Kuro... C'est un garçon bien ?
Son sourire était si doux, qu'à mon tour, je ne pus y croire.
- Je ne sais pas si c'est une bonne personne, il fait plutôt n'importe quoi, mais s'en sort toujours.
- Ce n'est pas un proxénète ? Interrogea-t-elle inquiète.
- Un quoi ?
- Laisse tomber, j'ai déjà ma réponse, rit-elle. Il faudra que tu me le présentes un jour, voir qui a eu le coeur si intransigeant de Len !
Elle s'exclaffa de plus belle.
- Tu n'es pas à la rue j'espère ?
- Non, Kuro et son père acceptent que je vive chez eux le temps que je trouve un autre logement.
- Ils ont l'air d'être des gens biens, souffla ma mère, soulagée.
Un silence intervint, le temps pour le Soleil de percer les branches des arbres, et qu'un canard explore notre zone.
- Pour répondre à ta question, reprit Victoire, on ne cesse pas d'aimer quelqu'un. Même lorsque le monde entier préférerait que vous aimiez une personne plus belle, plus riche, on ne peut pas. Aime-le. Aime-le autant que tu le peux. Aime.
Est-ce que j'aurais voulu entendre ça de Meiko ?
Je ne savais pas.
Est-ce que ces mots étaient juste ?
Je n'en savais rien.
Mais ces mots me rendaient heureux.
- Bon, je vais devoir y aller.
- Victoire !
- Oui, Len ?
Une légère brise, qui frossaient les feuilles, le Soleil qui se reflétait sur ce cadran verdoyant, sur les reflets de l'eau, le bleu de nos yeux.
Les coeurs légers, qui battaient au son des pas des passants, les émotions qui s'envolaient loin de nous.
Tout était si différent.
Je n'avais jamais rien senti de tel.
- Pourquoi tu es partie ? Pourquoi tu m'as abandonné ? Moi et Rose. Pourquoi à Meiko ?
- ... Je vous aimais. Pas assez bien. Je vous aimez, alors que le monde entier voulait que vous aimiez une personne plus belle, plus riche.. Moins faible. Je vous aime. Autant que je le peux.
Elle débuta la marche.
- Je suis censé faire quoi de ça ?! Ça ne veut rien dire ! Personne n'aime correctement !
Elle se retourna. Le soleil se reflétait aussi dans ses larmes.
- Tu as raison. Pourtant, beaucoup pense que c'est possible.
Elle marqua une pause, des regards vers le sol, les canards, le lac.
- Ton père est devenu violent. Elle rit, embarrassée. Je ne m'imaginais pas dire ça ainsi, dès le premier rendez-vous. Il s'est en prit à toi, un soir, alors que ta soeur te protégeait dans le placard. J'ai.. fait la seule que je pouvais faire pour vous garder près de moi. Meiko est devenue une famille d'accueil. Et vous êtes arrivés chez elle. Ton père n'a jamais su où vous étiez. Il est parti après votre disparition. Voici l'histoire.
Je ne savais pas quoi dire. Ni même quoi en penser.
Je venais de savoir que mon enfance avait été loin de cette vie normale qui m'attendait, rythmée de sucreries et de belles photos de famille, mais en réalité, ce destin que je détestais n'était peut-être pas si mal de celui que j'aurais pu avoir.
Un petit garçon qui finirait sous les coups de son père, victime de la vision répétée des mains et des pieds qui ébranlaient le corps de sa mère et sa soeur.
Soudain, l'envie de la remercier me vint.
Je l'avais pourtant si abominé durant tout ce temps, et maintenant me venait ce sentiment saugrenu de reconnaissance ?
L'humain était bien trop stupide et complexe à mon goût.
Mais je la remerciai.
- Merci. Maman.
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