Len
C'était les vacances. De terribles vacances maussades, quoi que les dernières ne furent pas très rayonnantes non plus.
Cela faisait bien une semaine que le temps pleurait, entre quelques brefs apparitions de soleil. Le vent grondait à en arracher les arbres. La météo fut si catastrophique que je n'osais même pas sortir dans le jardin.
Léa discutait beaucoup par SMS ces derniers temps. Elle faisait de son mieux pour se déculpabiliser de manger, de s'autoriser à ne rien faire. C'était très difficile, son père s'inquiétait bien plus de ses crises d'angoisse récentes que de son poid famine.
Rose profitait de son temps pour se mettre au régime, un régime qu'elle ne tenait pas vraiment vu que le soir je la retrouvais à manger des gâteaux au chocolat devant des films romantiques.
Je vivais avec trop de problèmes de filles autour de moi.
Kuro était parti quelque part dans un pays étranger, nous discutions parfois le soir, rarement en fait, sous les ordres de Meiko.
Il était parti pour les affaires de son père, celui-ci avait insisté pour que ses rendez-vous à l'extérieur se déroule durant les périodes de vacances scolaires, pour ne pas perturber les études de son fils. Kuro l'avait stipulé d'un ton ironique, dont je ne comprenais pas le sens.
J'étais seul, sans Karl pour me rendre visite avec des sodas et sa console.
Je restais dans ma chambre, à ne rien faire mise à part observer les arbres gémir depuis mon bureau. J'en avais l'habitude, de ses vacances maussades, pourtant...
Pourtant, je sentais qu'il me manquait quelque chose.
* * *
- Allô ?
- Oui, ça va ?
- Je sais pas, et toi ?
- Je rentre enfin ! De retour dans ma petite France adorée !
- Tu rentres quand ?
- Ce soir, là je suis encore à l'aéroport.
- Pourquoi tu m'appelles ?
- Je suis content... Content de te voir toi...
- Et ta France adorée ?
- Elle passe en seconde position. Mais bon, le fromage m'a manqué.
- Le fromage est moins important que moi ?
- Mais non enfin, ce n'est pas ce que j'ai dit ! Et puis vous n'avez pas le même goût...
- Comment ça " le même goût " ?
- Rien !...
Il discuta avec moi jusqu'à l'envol de l'avion. Il avait l'air heureux, de part sa voix ou toutes ses allusions embarrassantes qu'il faisait sans les assumer.
Nous n'avions pas rediscuter de vendredi dernier. Je supposais que le sujet le mettait mal à l'aise. Quant à moi, la douleur m'était similaire à arracher mes ligaments un par un, et les recoudre au fer chaud. Cette métaphore était travaillée depuis trois jours.
Savoir que son corps, l'unique enveloppe palpable de son être, était arraché, violé par la lame d'un rasoir, c'en était presque répulsif. Comment pouvait-on continuer à vivre normalement, alors que le soir il prévoyait un rendez vous avec l'auto mutilation ?
Ça me semblait si irréaliste. Je n'y croyais pas vraiment, je ne pouvais pas croire que j'embrassais un corps cicatrisé de partout.
Il avait gardé le sourire, après lui avoir avoué ce qui me définissait moi, mais celui-ci ne pouvait être qu'une façade.
Un alibi, pour se convaincre lui-même et les autres, que ce quotidien bancal était la meilleure solution, la meilleure chose qui puisse lui arriver.
Mais qu'aurais-je pu dire ?
Quel est l'argument sensé qui pouvait le faire réagir, auquel il pouvait croire ?
Alors que moi-même, je préférais rester dans ces rouages abîmés que de me briser les doigts à en faire de nouveaux.
N'y avait-il pas d'autre option ?
Étais-je contraint d'aimer dans la peur, le dégoût, la torture ?
La route était si longue pour arriver jusqu'à lui, et l'on venait d'étriquer les chemins, me pousser d'un geste sec à ne surtout pas m'arrêter. Le rencontrer n'était ni un but, ni une solution, ni un miracle à ma guérison ou mon quotidien carcéral.
C'était juste un compagnon de vie.
- Il est 1h00 du matin, pourquoi tu m'appelles ? Tout le monde dort, Meiko travaille demain, bougonnai-je, frottant mes tempes d'un mouvement éreinté.
- J'ai retrouvé ma maison. Toujours aussi froide celle-là. Oh, mais ça me rappelle quelqu'un, s'exclama Kuro, d'un remarquable enthousiasme.
- Viens-en fait, bon sang.
- Bin, je sais pas. J'ai pas de fête de bienvenue ?
- Putain, non ! Pas à 1h00 du matin ! En plus il pleut.
- J'ai toujours voulu danser sous la pluie... Chuchota-t-il, assez fort pour l'entendre.
Je raccrochai.
Non, ce n'était pas une bonne idée de provoquer ainsi mon destin. De tirer la langue à mon avenir de médecin solitaire, meurt d'un burn out.
Sortir le soir, sans autorisation, sous la pluie, pour danser, ce n'était décidément pas inscrit sur le parchemin de ma prophétie.
Le pacte était une connerie de toute manière, un prétexte pour dissimuler nos échecs à chacun, prétendre que nous étions parfaitement normaux.
Rien ne pouvait m'aider, tout dépendait de mes choix, et je ne savais pas en faire.
Alors je resterais dans ce lit, à mourir comme une bougie, dans l'obscurité de l'âme la plus totale.
De : Kuro
À : Len
Tu viens me chercher en limousine ou je pique la voiture de mon père ?
Je n'étais pas fait pour ces bêtises, ces anecdotes d'adolescents pleins de vie. J'étais fait pour laisser mes membres s'articuler selon les mœurs prisonnières, à rester bien au fond de ma cellule, à cacher ma clé jusqu'à l'oublier.
Je ne pouvais pas supporter ça. Finir ce changement. Je préférai rester figé au stade du Len apathique et brisé.
De : Kuro
À : Len
C'est blessant, mais je comprends. Je vais faire cet effort. J'arrive.
J'étais si pathétique. Un pathétique ne méritait pas Kuro. Un pathétique si grand ne pouvait se permettre de sourire, de rire, de juger autrui.
Je ne méritais toute cette vie, laissez-moi donc m'en débarrasser, n'en garder que le juste.
Même si ça impliquait la solitude ou les insultes. Tant que c'était à mon image.
- L'image d'une personne nue et humiliée dans les toilettes... Elle devait être bourrée...
Je fermai les yeux. Il fallait arrêter d'y réfléchir. Oublier toutes ces aspirations, ses espoirs amoureux fous, et simplement s'endormir sur une réalité satisfaisante.
Je me réveillerais, seul, rejeté émotionnellement, et resterais enfermé à ma place. Jusqu'à la fin des vacances.
J'entendis le bruit le plus infernal de l'univers.
Bien plus que le cri strident d'un souvenir.
Bien plus que le déchirement d'une désillusion.
Bien plus que le hurlement d'un coup.
Bien plus que la parole insultante.
Bien plus que les pleurs d'un nourrisson.
Bien plus que le Kamehameha de Goku.
Bien plus que la mastication d'une youtubeuse ASMR.
Bien plus que le rap français.
C'était le bruit d'un appel puissant, un cri d'homo sapiens, récupéré parmi les vestiges de l'homme viril et puissant des années 50. Une voix grave, comme un supporter euphorique, une fangirl hystérique. Le plus grand cri de l'univers. Toutes dimensions confondus.
- LEEEEEEEN !!!
Le cri fut suivi d'un klaxonnement interminable.
Je me dressai d'un coup sur mes pieds, tant que je cumulais les vertiges à chacun de mes pas.
Ce fût Rose qui sortit la première de sa chambre.
- Un admirateur secret ? Rit-elle.
- Juste Kuro.
- Oooh.
- Et bien tu vas dire à ce "juste Kuro" d'arrêter ce boucan sinon j'appelle les flics ! Gronda Meiko, elle aussi réveillée.
- J'y vais..
Je descendis quatre à quatre les escaliers, toujours en pyjama, et sortis en trombe dehors, saoule de rage. Je croyais.
- Ça va pas enfin ?! Si je réponds pas c'est que je veux pas participer à cette fête merdique ! Bordel il pleut et je suis torse-nu. Je te hais !
Il resta paralysé face à moi, perdu quelque part entre "Je suis là et "Je m'en fous".
Ses cheveux masquaient ses yeux, trempé de toute part il me fixait d'un air indiscernable. C'en était presque glauque.
- Rentre chez toi maintenant, dis-je, moins brut, sur le point de repartir.
J'entendis sa course claquer contre les flaques, et il prit ma main pour m'entraîner dans une danse insensée.
Au début, c'était juste des ronds, ça ne me ravissait pas en vue de la pluie verglaçante, et de mon corps à découvert.
J'avais peur de me faire surprendre par Meiko, qui m'internerait en me voyant tourbillonner torse-nu sous la pluie avec un garçon.
Puis Kuro se fit plus maîtrisé, essayant un minimum de faire une véritable chorégraphie, toujours plus proche.
- Je suis tellement heureux ! Cria-t-il, alors qu'il venait de me projeter du bout des doigts.
Son sourire réchauffa l'atmosphère, le temps maussade, le quartier ennuyeux. Je pouvais croire en une piste de danse, à l'arrêt du temps, je pouvais m'imaginer.
Autour de son sourire, je voyais une vaste salle de bal. Le marbre teinté poussière luisait les luminaires en cristal, de vertigineuses fenêtres encadrées d'or éclairaient la salle, qui s'étendait à des lieux de nous deux. Nous deux, dans de sublimes costumes de marquis, temps du Roi Soleil.
Et je pus bien rire de cette image ridicule de notre teint volontairement blafard, nos perruques et nos collants.
L'imagination était la magie de ce monde.
J'avais pu oublier le monde entier, le langage, ma résidence, les aspirations.
J'étais juste là, avec lui, entrain de danser.
C'était magique, une magie capable de réécrire le destin.
Je pouvais tirer la langue à ce futur mal foutu.
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