Len

Notre dernier rendez-vous s'est plutôt mal passé. 

- Si par mal passé vous voulez dire que j'ai fait quelque chose d'humain, je suis d'accord avec vous.

- Quelque chose d'humain ?

- Je deviens humain. Ne soyez pas stupide.

- Encore les insultes pour se protéger. Et Len, tu es déjà humain. Tu as un corps, des organes, une conscience, des sentiments.

- Je suis presque sûr qu'il me manque un truc.

Je souris. Ce fût la stupéfaction immédiate.

Je crus à l'étouffement de la jeune femme, tant la surprise lui prit à la gorge. Sa main se posa sur sa poitrine pour exprimer toute son étonnement, ses joues virèrent au rouge, elle en perdit son stylo. Elle fit d'un coup attachée à mon sourire furtif, elle se le repassa en boucle, la bouche béate.

- Mon Dieu, Len !

Elle savait toujours parler. Malgré le fait qu'elle me fixait comme un merlan, stupéfaite cinq bonnes minutes.

- Désolée, mais... Je suis tellement... Ça fait combien de temps que tu ressens cette émotion qui te pousse à... Et bien à sourire. Sa voix flanchait d'émotions.

- Un bon mois.

- Pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tôt ?

- Je ne voyais pas pourquoi le dire.

- Je vais informer le médecin de la clinique, si tu le veux bien. Pour leur annoncer la merveilleuse nouvelle.

J'haussai les épaules, imperturbable.

- Mais enfin Len ! Elle frappa le bureau de la paume de sa main. Montre un peu plus d'enthousiasme ! Ça prouve que tu avances !

- J'ai souris, je suis pas allé sur la Lune.

- Tu n'as pas que souris. Tu as un nouvel ami. Tu as réagi. Tu t'es débarrassé de ton journal. Tu n'aurais jamais fait ça avant.

- Il ne vous faut pas grand chose.

- L'année dernière, le 13 Décembre précisément, j'ai lu ton journal. Toutes les pages étaient inscrites d'un " Comme d'habitude " de moins en moins sincère. Comme souvent, on a passé plus d'une demie heure à réfléchir sur les émotions que tu ressens, à creuser, à éviter que tu te renfermes, à formuler tes pensées. Nous avions que peu de temps pour étudier la formulation d'une seule et unique pensée. Et on recommencerait à zéro au prochain rendez-vous.

- ...

- J'ai raison, Len. Voilà pourquoi je suis enthousiaste.

- Ridicule.

- Pourquoi tu trouves les gens enthousiastes ridicule ? Il me semble que tu avais évoqué un... Marc ?

- Karl.

- C'est ça. Tu le définissais comme un débile heureux. Comme ta soeur. Nous n'avons jamais pu comprendre cela.

- On avait déjà parlé de Karl au début de notre... Notre entente, et nous avions conclut.

Elle inspecta ses feuilles, retrouva la séance sur Karl, et poussa un lointain "Ah" en constatant mon bon raisonnement. Je restai apathique, le visage figé dans la glace.

- La colère, nous avions trouvé. Et la jalousie.

Je ne répondis pas, peu fier de ces émotions. Si je pouvais ne rien ressentir sans désagréments, ce serait parfait. Balancer entre les émotions me semblait impossible.
La colère, la tristesse, la surprise, la joie, la peur. Sans compter toutes les déclinaisons. Comment pouvais-je supporter ..?

- Mais cela ne concerne pas Rose, dit-elle, consciencieuse.

Je pâlis soudain, je perdis chaque nuance de chaleur, ma volonté s'enfonça, tomba, s'engouffra, dans l'obscurité de mon esprit.

Ça faisait longtemps que je n'avais plus mit les pieds dans cet endroit.

Revoir le paysage et les vies se mouvoir dans un état monochrome, un noir, voire gris, orner leurs iris, les arbres et les océans produire un bruit identique au bourdonnement d'une mouche, les faces se déformer dans des expressions clownesques. Les étoiles n'étincelaient pas dans ce microcosme, les oiseaux ne chantaient en aucun cas, le soleil ne brillait pas, les mythes de la vie n'existaient même pas, et l'espoir n'avait su naître tout comme les fleurs n'avaient su pousser, et la réalité moisissait lentement. Cette tyrannie finirait par conduire ses habitants à sa perte, et j'étais le seul à vivre dans ce quartier parallèle.

Je voyais depuis l'exiguë fenêtre les cheveux en pagaille de Rose danser sur ses épaules, caresser sa peau rosée dissimulée sous le maquillage, l'eau parfumée qui perle, les commissures de ses lèvres se dressèrent, ses cils collés à la pâte noire papillonnèrent lentement, ses paupières se posèrent sur un rire. Les notes du bonheur se tordirent avant de m'arriver. Je n'avais plus rien. Un murmure distant.

Je voulais qu'elle recommence.

Encore. Encore. Jusqu'à comprendre son rire, son bonheur. Jusqu'à réciter chaque onomatopée.

Cette phrase m'avait replongé dans l'obscurité de cette obsession.

- Cela ne concerne pas Rose, répondis-je enfin.

- Pourtant tu décris Rose comme une personne trop optimiste, trop enthousiaste, trop-...

- Mais elle c'est différent !

- En quoi ? Elle mima l'incompréhension. Je savais très bien que ce n'était qu'un numéro. Me pousser à avouer par moi-même.

- C'est Rose. Elle est différente.

- Tout le monde est différent.

- Vous le dites donc vous-même : Tout le monde est différent, voilà pourquoi ça ne concerne pas Rose.

- Je veux comprendre, elle adoucit sa voix, discernant ma perte d'accessibilité, pourquoi, malgré toutes tes interprétations de l'optimisme, seule celle du " C'est ridicule " reste.

- Je sais pas.

- Tu sais. Au fond, tout au fond de toi.

- C'est la plus fréquente.

- Ce n'est pas la bonne réponse.

- À quoi vous pouvez le déduire ?

- Rien n'est aussi simple dans ta tête. Tout est un noeud de trente milles cordes, et nos doigts ne restent pas inertes au démêlage.

- Belle métaphore.

- Je sais que tu préfères parler ainsi. Pour pouvoir interprété à toi seul une phrase, pour qu'elle aille dans ton sens, qu'elle se casse pour entrer dans ta case.

- Quelle est cette case ?

- À toi de me le dire. Quels sont les critères de ton esprit pour être acceptable sans que tu te fermes ?

- J'ai envie de me fermer, là, maintenant. Ours...

- Ours ?

- C'est un code. Peu importe.

- Pourquoi tu ne te fermes pas ?

- Parce que je veux changer. Je veux correspondre au changement que j'ai décidé d'entreprendre.

- Je vois, une envie donc ?

Elle sourit, sans pour autant être excitée comme à son habitude. Ce n'était pas prévu.

- Oui. J'en ai eu deux. Peut être plus en fait, mais...

Mon esprit s'embrouillait, je poussais de toutes mes forces les portes de métal avant qu'elles ne claquent définitivement.

- Oublions. Pour correspondre à ce changement : Évitons de trop réfléchir.

- Oui... Je pus psychiquement souffler.

- Reprenons sur Rose, veux-tu ?

- Je ne sais pas...

- Essayons. Qu'est-ce qu'on disait... Ah oui. Rose est différente, c'est donc pour cela que tu ne l'interprètes pas comme ridicule. En quoi est-elle différente ?

- Elle...

Je revoyais sa beauté floutée. Son rire inaccessible. Son bonheur sourd. Sa personne entière se décomposer dans un monde obscure alors que je pouvais m'en échapper. J'avais peur de savoir les véritables notes de son rire.

- Elle a toujours ce lien, cette existence malgré ce mur entre elle et moi. Elle n'a pas disparu.

- Karl a finit par disparaitre ?

- Oui.

Elle afficha un air peiné.

- Est-ce qu'au début de ta rencontre avec Karl, tu pouvais penser qu'il pouvait posséder cet optimisme différent ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Les yeux.

Le Dr. Delsert avait assimilé cette valeur unique que j'apportais aux yeux. Deux orbes féeriques, les seules couleurs de notre corps, le miroir de l'âme. La métissage entre nos émotions, nos expériences, le seul point intemporel, le marqueur de vie. Il n'y avait qu'à travers cela que je pouvais voir les gens. Tout le reste n'était qu'artifice sans description.

- Même sans ce regard, tu penses qu'il n'aurait pas pu devenir plus proche ?

- Non. Il ne s'agit pas d'eux, ce n'est par une anomalie que je leur imagine. Il s'agirait de moi.

- Je ne comprends pas.

Les portes me repoussaient. Je luttais tant bien que mal.

- Si il n'y a pas ce regard, je n'ai pas confiance. Je fuis.

- Ça créé un très mauvais rapport humain, sur ce point tu restes le même. Tu te protèges sans arrêt.

- Peut être que cela restera figé.

- Mais non.

- Ce n'est pas pessimiste. Peut être que je devrais vivre avec.

- Je ne sais plus où nous en étions, comme je disais : Un véritable noeud ! Elle rit.

-...

- Donc Rose a ce regard. Ce regard qui te dit qu'elle sera assez forte pour t'aimer.

- Oui.

- Kuro a ce regard ?

- N-...

- Je m'égare. Est-ce que ce qui différencie Rose à Karl sur la valeur de leur joie est la force qu'ils possèdent en eux ? Cette force d'aimer un jeune garçon fragile et malade. Et méchant sans le vouloir. Elle fit une expression tendre. Ça ne lui allait pas vraiment.

- C'est ça. Exactement ça.

- Exprime-le. Tires-en la conclusion. 

- Je... Je peux pas faire ça.

- Tu as réussi à tenir tout un rendez-vous. Len, tu es capable de tout.

- ...Rose a ce regard qui exprime ses émotions, ses expériences. Et elle a vécu des choses horribles, certaines que je ne dois pas connaître. Elle m'a aimé. Elle a vu notre famille se détruire, elle a accepter Meiko, remarquer ma maladie. Elle m'a aidé, elle m'a toujours soutenu. Elle a supporter mes attaques de panique, mes insultes, ma violence, l'humiliation que je pouvais renvoyer, tout en gérant sa propre vie. Être heureux n'est pas un état d'être pour elle. C'est une vraie bénédiction. Un véritable bonheur, à qui elle donne toute son importance. Voilà pourquoi, quand elle rit et sourit, elle n'est pas ridicule. Elle est forte.

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