Kuro
Le week-end allait s'achever.
La nuit du Vendredi, Len était sensé dormir avec moi, pour la seconde fois.
Mon père avait passé la soirée entière cloîtré dans son bureau comme à son habitude, et Tante Sacha n'était pas passée de la journée - Peut-être avait-elle trouvé un petit ami, à moins qu'elle ne se soit fait un Netflix avec son chat - Nous avions donc passée la soirée ensemble.
Complètement ensemble.
Était-ce inévitable qu'un dérapage allait arriver ?
Léa avait-elle raison dans son raisonnement de retenue, ou était-ce son esprit malsain qui la poussait à voir ses fantasmes se réaliser ?
Peu importait la réponse, j'avais adoré cette nouvelle étape.
Ses lèvres, pourtant si fines, étaient idéales à embrasser, caresser, mordre... Sa peau pâle n'avait jamais atteint une telle chaleur, son corps frêle et bouillant qui se frottait contre moi était d'une divine perfection.
J'aurais tant voulu que cela aille plus loin...
Mais je ne pouvais pas.
À l'instant où la lueur opaline de ses yeux m'avait effleuré, j'avais senti les dizaines d'interrogations me submerger à m'en faire vaciller. Toutes ces questions sans réponse qui restaient en suspend dans ma tête.
J'avais besoin de réponses.
Pour moi, pour lui, pour nous.
Nous devions cesser une bonne fois pour toute d'êtres deux êtres à part entière, et de se compléter.
Quitte à supporter les pensées et les violences de l'un, les blessures et les pleurs de l'autre.
- Tu vas bien ? Tu as l'air fatigué, questionna Len, désignant ses propres cernes sous les yeux.
- Disons que dormir par terre n'est pas la chose la plus agréable qui soit.
- Je t'ai dit que c'était mon rôle de dormir par terre, c'est ta chambre, ton lit.
- Que veux-tu ? Je suis galant, ironisai-je.
- La galanterie n'est valable qu'auprès des femmes. Et puis, on pourrait très bien dormir tous les deux dans le même lit.
Je ne répondis pas. Il était évident que tant que mon corps n'était pas mon allié sur ce coup, je ne mettrais pas mon espace personnel contre celui de Len. Et à en témoigner durant chaque douche, il n'était pas près de l'être.
- Pourquoi doit-on sortir ? Il fait bien trop chaud dehors.. se plaigna Len.
- J'avais envie de parler.
- C'est nul comme envie. On pourrait très bien le faire près d'un ventilateur qui plus est.
- Chut, admire le paysage.
Il scruta un instant le fleuve se dessiner à l'horizon, bordé de forêts et de passants.
- Si j'avais su qu'être avec toi serait aussi chiant je ne serais pas venu.
- Il est encore temps de partir, monsieur !
Il cacha un sourire, et poursuivit la marche.
- Je.. Je ne sais pas trop comment aborder la chose...
- Dis-la.
- Ce n'est pas aussi simple.
- Ça devrait l'être, vu ton débit de parole.
- Je ne te permets pas de critiquer mon bavardage !
- Je me fiche de ta permission.
Je le poussai gentiment vers le fleuve, il fit de même vers le fossé ; quelques centimètres de plus et j'y étais !
On s'exclaffa en choeur, notre nouvelle habitude.
- Tu sais, quand on a commencé à.. passer une nouvelle étape..
Len tenta en vain de dissimuler son air embarrassé derrière ses cheveux, un geste que je trouvais particulièrement adorable.
- J'ai ressenti un blocage.
- Je sais.
- Ce blocage, en y repensant, était lié à - tu vois - toutes ces questions que j'ai en tête, que je n'ose pas te poser. Tu m'as.. tellement fait flipper avec tes avertissements, - et je trouve que je m'en suis pas mal sorti - que je n'ose pas.. Devrais-je me taire ou agir normalement ? Tu sais - ta maladie.
- Tu ne devrais pas t'en faire là-dessus.. bredouilla-t-il, le visage toujours porté vers le fleuve, les cheveux devant le visage, j'ai changé. C'est comme si, en une période si courte, j'avais combiné un total d'expériences qui m'apportaient un nouveau souffle. Comme à la création de la vie sur Terre. Un tas de coïncidences qui m'ont... qui m'ont.. donné vie.
- Tu veux dire que.. tes changements ont pu exister grâce à un nombre d'événements avec une infime probabilité ? Ah, ah. C'est.. dingue..
- Certains diraient que c'est le destin.
- Mais.. Je ne peux pas y croire. Croire que tu ais eu de multiples possibilités que ton problème soit une fatalité.
- Est-ce que la combinaison " Kuro + Karl + ma mère + Léa + tentative de suicide " aurait pu être réalisable plusieurs fois dans une vie ? Sans vous, je serais resté dans mon quotidien, ma zone de confort, aussi néfaste soit-elle. Sans vous pour me pousser, je me serais enfoncé.... Merci.
Il me sourit.
Il était beau.
J'avais envie de l'embrasser.
Mais...
" Mais embrasse-le, alors. "
M'aurait dit mon monde entier.
Peut-être que mon monde entier avait raison, il fallait peut-être l'écouter, pour une fois.
- C'est étonnant de ta part, chuchota Len, souriant, contre mes lèvres.
- Je t'aime, n'est-ce pas tout aussi étonnant ?
- C'est pas faux.
On s'embrassa une seconde fois.
Seul un homme était passé, et il n'avait pas l'air d'en avoir quelque chose à faire.
- Tu n'as pas chaud avec ta veste ? Demanda alors l'homme de ma vie.
- Un peu, mais ça va.
- Tes cicatrices ne me dérangent pas. Elles ne sont pas plus hideuses que mes blessures.
Nos mains s'heurtaient, hésitantes.
- Ces blessures... c'est qui ?
- Je ne pense pas que ce soit judicieux de-...
- C'est qui ? Prononçai-je fermement, face à lui.
- Des élèves de 1ère et Terminale, avoua-t-il finalement, contre son gré.
- Leurs noms. Leurs visages.
- Je ne veux pas..
- Pourquoi ?!
- Qu'est-ce que tu vas faire, hein ?
L'animosité était revenue entre nous.
Len me fusillait de son plus sombre regard, les poings et la mâchoire serrés, et moi j'étais face à lui, quelque part entre la tristesse et la haine, à deux doigts de frapper quelqu'un ou quelque chose.
Sa question avait à la fois du sens comme elle ne pouvait en avoir aucun.
Qu'allais-je faire ?
Je ne savais pas. J'étais sûrement incapable de faire quoi que ce soit pour arrêter du jour au lendemain un harcèlement dont je n'avais pas idée de l'importance. Mais je n'allais pas rien faire.
Je détestais être impuissant. Je l'avais été tant de fois.
Je ne laisserais pas une troisième vie s'éteindre sous mes yeux.
- On pourrait les faire exclure, affirmai-je, sans hésitation.
- Quelques uns seulement, les autres ont leurs parents pour leur assurer de rester. Et savoir que leurs amis ont été renvoyés..
- Ça empirait les choses, je comprends. Et porter plainte ? Ils te frappent.. tu as des preuves, si tu allais chez le médecin..
- Kuro..
- Tu pourrais faire ça. Ils auront bien trop peur que cela finisse en justice, et ils arrêteront.
- Je ne peux pas.
Il posa sa main sur mon épaule, son geste sec, sa voix ferme. Mais il n'avait pas l'air énervé, ou renfermé. Il avait l'air... touché..?
- Si, on peut-...
- Même s'ils s'arrêtaient, je serais toujours seul, et haïs.
- Non..
- Ils ne me détestent pas parce qu'ils le veulent bien, tu vois ? Je ne pourrais jamais devenir un élève comme les autres.
- C'est faux. Je le sais.
- Kuro-..
- Non, cette fois c'est toi qui me laisse parler.
Je l'intimai à me suivre plus loin d'en plein milieu du chemin, assis dans l'herbe derrière un épais bosquet.
Il était plutôt déstabilisé de ma détermination. Je ne pouvais pas le lui reprocher, je n'avais pas l'air du gars téméraire qui n'abandonnait jamais, plutôt de celui qui fuyait en pleurs à la moindre occasion.
Pourtant, en mes veines coulait un sentiment de détermination, quelque chose de paradoxal qui faisait encore battre mon coeur, encore bien plus fort que la petite bête infâme au fond de mon crâne.
- Tu es une personne formidable. Tu m'as dit toi-même que tu avais changé. Si leur raison, aussi conne soit-elle, était de te mépriser à cause de ta maladie, tu pourrais leur prouver que tu n'es plus comme ça. Il y a beaucoup de nouveaux, tu trouveras forcément des personnes de côté, et tu seras capable de rire et parler avec eux. Ce changement, ce pacte, il doit changer complètement notre vie. Ce n'est pas nos baisers qui t'ont guéri et m'ont aidé, ce n'est pas nos cris qui ont fait bouger les choses. C'est notre volonté. Notre volonté à vivre. D'accord ?
- ...Oui.
Il tritura ses doigts, distrait, mais attentif.
- Dis-moi leurs noms.
- Célia, Céline, Amaury, et d'autres gens autour. Certains terminales, Lukas, Enzo, Samuel, Gabin aussi. Tout le monde et personne.
- Ça semble si évident... Je vais t'accompagner chez le directeur, on ira reporter leurs noms, et ce qu'ils t'ont fait. Je vais voir avec mon père pour un rendez-vous chez le médecin. On va y arriver.
Je n'avais jamais eu autant de passion dans mes mots depuis longtemps.
J'avais la nette sensation de voir le bout du tunnel, encore lointain, mais sa fin visible.
À en voir la mine embarrassée, mais aussi larmoyante de Len, je pouvais me dire que lui aussi sentait cet air nouveau.
Il arrachait l'herbe, sans articuler un seul mot depuis le début.
- Len ?
Il releva la tête vers moi.
Cernes, teint cireux, visage creux, cheveux de blé et yeux océans, ses attraits mille et une fois observés me paraissaient tous les jours un peu plus apaisés.
- Je suis désolé.
Oh mon Dieu, si j'avais su tout ce que j'allais vivre après " Effectivement, pas très intéressant ce Len. " je ne l'aurais même pas abordé. Mais je ne le regrettais pas.
- Désolé de ne pas m'en être aperçu plus tôt. Tu dois me détester..
- Pas du tout. Tu sais, j'ai eu tout un tas de réactions différentes lorsque les gens comprenaient mon harcèlement. Mais ils ont toujours cru au début que ce n'était pas très grave. Je ne sais pas moi-même si ça l'est. Alors... Je ne t'en veux pas.
Il esquissa une sorte de sourire, en me jetant quelques brindilles.
Sans pouvoir me retenir, je me mis à exploser de rire. Un rire nerveux, certainement. Je riais seul comme un idiot, un long moment.
- Aaah... Je suis tellement rassuré..
- Ça me paraît évident que je t'aime pourtant.
- Je sais, je sais. Mon esprit me joue souvent des tours.
Mais il me laissait enfin du répis.
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