Kuro

Continuons le jeu. Pour "détendre l'atmosphère".

- Faisons ça.

Je souris, soulagé par cette idée à retrouver cette ambiance d'un calme céleste. Mon père ne rentrait pas avant minuit, peut être ne rentrera-t-il pas d'ailleurs, ça me convenait. Il était si peu présent que vivre avec ou sans lui m'était semblable.

- C'était à qui ? Je ne m'en souviens plus...

- À moi.

Len prit un petit bout de papier, et dans une manie d'être arrogant, il considéra la phrase avec mépris. Sans faire exprès, ou par manque d'imagination très certainement.

- Quel est ton animal favoris ? Sérieusement, tu as pondu combien de questions dans ce genre ?

- Juste assez pour t'embêter. Je souris fièrement. Et ma réponse, pour ceux que ça intéresse-...

- Je m'en fous.

- C'est le renard.

- Pourquoi ? Ne me dis pas que " C'est parce qu'il est beau".

Il m'imita grossièrement, avec une voix qui n'était pas du tout la mienne.

- Le renard représente la ruse, la manipulation, en plus oui il est trop beau, et il s'apparente à l'automne qui est ma saison favorite. Cet animal est parfait, dis-je d'un ton passionné.

- Cette conversation est ennuyante.

Cela me demandait des efforts considérables d'éviter de décortiquer chaque phrase, lances de violence qui sortaient de la bouche de Len. J'enterrais avec grandes difficultés toutes ses remarques, son expression figée, comme ennuyé par tout et n'importe quoi. Je faisais de mon mieux pour me rappeler que ce comportement n'était pas dû à ma présence. C'était juste Len, il était comme ça.

Je pris un papier. Il restait quatre questions.

- Quel est ton type de personne ?

- Je ne comprends pas.

Je regardai désespérément Len, qui daignait nier que ce n'était pas sa question, alors que nous n'étions que deux, et que ce n'était visiblement pas moi qui avait écrit cette question insensée.
Vu qu'il ne lâchait pas le morceau, je fis juste semblant d'être l'auteur de ça.

- N'empêche que tu dois y répondre.

- Ça devait tomber sur toi.

- Et bin c'est tombé sur toi.

Il reste silencieux, enfermé dans sa frustration. C'était drôle, en quelque sorte.

- Je ne sais pas... Les gens qui me font sourire ?

- Ok.

Il parlait de moi ?! Il parlait de moi, non ?! Oh putain il parlait de moi ! Mais ça voulait dire quoi " type de personne " bordel ?! Amour, amitié, connaissance ? Je le détestais.

- Juste "Ok" ?

- Je t'ai dit que je ne comprenais pas.

- Tu fais encore exprès ?

- Non !

- Je dois encore t'embrasser pour que tu comprennes ?! C'est chiant parce que je sais pas comment m'y prendre ! Je l'ai fait une fois mais c'était pas moi ! C'était un Len qui c'était échappé de sa prison !

- Peut être que tu es le Len qui s'échappe de sa prison.

Je lui souris tendrement. Il répondit par un mutisme.

C'était encore étrange et incertain de parler avec lui. Son monde divergeait totalement avec le mien. Sa perception des émotions, des éléments, tout cela était contradictoire avec la mienne. Même avec des problèmes similaires. Il était juste incompréhensible.

- Désolé, je maitrise pas encore les métaphores, m'excusai-je, angoissé à l'idée d'avoir à nouveau perdu la liberté émotionnelle de Len.

- Je suis bizarre, pas vrai ?

Il était replié sur lui-même, tête baissée. Je détestais le voir dans un état pareil, mais en soit c'était beaucoup trop habituel.

- J'ai jamais dit ça, m'opposai-je avec certitude.

- Tu le penses.

- Disons que... Tu es atypique.

Il fronça violemment des sourcils. Merde. Ce jeu d'apprivoisement sournois emmêlaient mes neurones.

- J'ai déjà entendu ça. Et après on m'a laissé tombé pour éviter d'être frappé comme une merde.

- Je ferais jamais une chose pareille.. m'indignai-je, écœuré à l'imagination de cette scène.

- Rien ne le prouve.

- Je ne suis pas cette personne. Je suis différent. Tout le monde est différent, c'est l'un des trucs les plus stupides que les campagnes publicitaires nous pondent.

- Tu viens de dire que tu trouves ça stupide.

- C'est les campagnes publicitaires que je trouve stupide.

- Pourquoi être si... Souffla-t-il, comme désemparé.

Je m'allongeai sur le lit, le bol de quatre de questions faillit tomber, Len continuait de disparaître derrière des traits patibulaires.

- Il faut s'adapter ou mourir, tu sais ? Dis-je, enjoué. Et tu ne mourras pas. Adapte-toi au fait que je ne partirais pas.

Il prit un bout de papier, frustré, et me le lança à la figure. Je ris. Sans vraiment pouvoir m'arrêter de sourire. C'était impossible d'être simplement heureux, lorsque Len souriait, qu'il restait sans claquer la porte parce qu'on pénétrait sa prison, que ses yeux paraissaient limpides, si limpides que ma peine s'évanouissait, l'océan qui mangeait la nuit.

- Quel jour es-tu né ?

- Je suis né le 22 Novembre.

- Tu savais que la plupart des tueurs en série sont nés en Novembre ?

Il me regarda, interloqué, et je ne pus m'empêcher de rire.

- Et toi tu es né quand, Mr Humoriste ?

- Le 15 Juillet. Je me redressai fièrement. Le lendemain de la fête nationale.

- Quelle ironie.

Je levai les sourcils, faussement indigné, avant de lui bondir dessus et de totalement l'écraser vu nos différences de corpulence, sous le bruit sourd du pauvre bol tombé au sol.

Et voilà qu'il riait, dans mes bras. Les notes sortaient, celles qu'il ne disait pas. Son rire en prose avec ses yeux d'une vision inouïe, flânait, volait jusqu'au firmament, aux nuages endormis. Il m'emportait dans ce berceau amène, et tout semblait si futile de là-haut. Tout là-haut, le monde était si petit, les pensées si insipides, il n'y avait que son rire. Et c'était infini.

* * *

J'avais fini par remarquer que Léa n'était jamais présente dans le réfectoire, ni dans la cour à grignoter et fumer avec les bizarres du lycée, ni partie chez elle ou avec des amis. Elle était sur un banc, pas loin des grilles, à observer le lac artificiel et les péniches environnantes. Parfois elle s'asseyait contre un arbre, ses vêtements pleins de poussières. J'étais certain que c'était le cadet de ses préoccupations.

- On ne salut pas son Roi ? Je posai une main sur son épaule.

Elle sursauta à mon contact.

- Ah c'est toi. J'ai cru que c'était quelqu'un d'important. Elle rit vaguement.

- Ah-Ah-Ah. Je m'assis. Plus sérieusement.

- Tu as laissé Len tout seul ? C'est pas très prudent après ce qu'il s'est passé.

- Arrête de parler de Len.

- Quoi sinon une érection va te surprendre ?

Je pinçai mes lèvres, embarrassé, et décidai qu'observer le bateau en mauvais état, couleurs bleues et blanches, le prénom en lambeaux vernis, était une meilleure idée. Suzuya prenait fin.

- Len m'a tout raconté. Elle se pencha vers moi, joueuse.

Je n'avais jamais remarqué la couleur de ses yeux. Un marron ambré, un peu collant et sucré comme le miel.

- À moi aussi.

Je souris d'autant plus au souvenir de cette soirée parfaite.

Len et moi n'avions fait que parler, que taper sur sa carapace, juste tordre mon mauvais mécanisme rouillé. Simplement deux garçons et une parfaite nuit.

- Il t'a dit quoi au juste ? Se replia-t-elle brutalement, soudain à l'autre bout du banc.

- Tes problèmes.

- Je vois. Il a décidé de le dire à tout le monde où quoi ? Elle lâcha un rire nerveux.

- C'est-à-dire ?

- Karl. Tu te rappelles de lui ? Ce garçon, on connaissait juste son nom.

- J'ai juste constaté qu'il n'était plus avec Len. Mais sans plus.

- Justement. C'est ça notre erreur. On en a fait un personnage éphémère.

Elle étira ses fines jambes.

- Len et toi vous vous êtes donné le mot à parler en métaphores ?

Un furtif sourire se dessina.

- Il a sûrement un peu déteint sur moi.

- Il s'inquiète pour toi.

- C'est faux.

- Bien-sûr que-...

- TAIS-TOI ! Elle se leva devant moi. Tu crois arriver comme n'importe quel nouveau dans ce lycée et pouvoir prétendre être un miracle ?! Personne ne supporte ça !

- Je-...

- Tais-toi putain ! Putain, putain, putain !!! Elle pleurait misérablement contre son gré, même ses tentatives ne réfrénaient pas les larmes. Ça fait dix ans que je connais Len, il n'a jamais exprimé un seul intérêt, une seule envie à être mon ami, mon meilleur ami. C'était juste un corps ambulant qui enregistrait les informations. Dès qu'il avançait, genre qu'il me prenait la main ou qu'il me disait " Mange Léa." je pouvais me dire que j'étais la seule personne à pouvoir faire ça. Que ma place dans ce monde se méritait à pouvoir comprendre son attachement. À présent...

Elle me toisa, partagée entre la rage et l'épuisement.

- Tu fais ça...

- Je n'ai rien fait.

- J'ai cru que j'étais utile. Mais Len n'a pas besoin de moi, ni Thomas, ni Véronica, ni personne.

Elle sombra sur le béton, meurtrie. Je m'agenouillai à ses côtés.

- Je n'ai rien fait. Je me suis contenté d'être l'idiot que je suis.

- Alors pourquoi maintenant... On ne peut plus tout contrôler ?

Est-ce que j'étais "toujours" ?

Est-ce que le Kuro du passé pouvait contourner ses pensées, ne pas passer une journée entière à ne pas se scarifier, à se concentrer sur le positif, à ne pas pleurer dès qu'une conversation impliquait des émotions d'un acharnement complexe ?

Définitivement, non.

- Parce qu'on ne peut jamais tout contrôler. Elle avait les cheveux filasses.

- Mais il le faut... Tu te consumes de l'intérieur, tu brûles et tu le gardes pour toi autrement tu passes pour une merde.

- Tu es loin de ressembler à une merde actuellement. Quoi que tu es sur du bitume.

- Merci.

- Merci pour quoi enfin ?

- D'être toi.

* * *
Len me fixait d'un air méfiant, quoi qu'il avait plutôt l'air de vouloir me tuer sur place.

Léa jouait avec ses cheveux, elle avait perdu son arrogance qui la définissait, elle était une fleur.

Je souriais, peu sûr de moi.

Je regardai le ciel. C'était beau le ciel. Il y avait les rires, les noeuds au ventre, les âmes des défunts. Le ciel condescendant nous observait, avec ses tardives gouttes de pluie, son soleil d'Avril, les oiseaux en vol frénétique. Il y avait les maux d'amour, les maladies sentimentales, la souffrance de l'esprit. Le ciel, j'en étais sûr, c'était nous.

- Ne mourrons pas, déclarai-je.

- Sérieusement ?

- Je te déteste.

Je mis ma main au centre de nous trois. Le toit semblait plus étroit que d'habitude.

- J'ai déjà promis de toute façon... Marmonna Len avant de tendre un doigt vers ma main.

- Léa ? Je l'encourageai d'un regard.

- Je ne vais pas mourir.

- Voici ce qui a vraiment changé.

Notre volonté d'apprendre à vivre.

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