Chapitre 5


     Longue sieste l'après-midi, bouillon léger le soir, une deuxième journée de vacances pépère. Allongée sur mon lit tout propre (la fée de ménage a fait des miracles), je zappe d'une chaîne à l'autre. C'est bon de n'avoir rien à faire. Je m'ennuierais presque. Tiens, c'est le film avec cette chanteuse camée, vous voyez de qui je veux parler ? Je me souviens très bien d'elle. Je l'ai trouvée le nez dans la poudre et le corps dans la baignoire. Complètement jetée. Dans pareils cas, je coupe le fil tout de suite. Inutile de palabrer. Saint Pierre doit se marrer quand il voit arriver un junkie qui n'a pas encore eu le temps de redescendre. Je donnerais cher pour voir sa tête et pour savoir comment il s'y prend avec cette âme psychédélique (surtout si elle gerbe sur ses sandales). J'allais couper le fil quand elle posa sa main sur mon bras. Elle me fixa de ses yeux vides et me dit : « Faites vite votre besogne, mon amie. Que ce calvaire prenne fin. » Ses lèvres bougeaient à peine. Elle m'a émue. Pauvre fille. Elle, qui jadis était si splendide, n'était plus que l'ombre d'elle-même. Elle a doucement chantonné, touchante jusqu'à la fin. Elle m'a offert son dernier spectacle, que je n'oublierai jamais.

     Je zappe encore et tombe sur l'édition de nuit de BFM TV. Les deux journalistes font une drôle de tête. D'abord, une nouvelle réjouissante : à Berlin, un attentat (encore un, et pour tout vous dire, cela commence à m'agacer que certains veuillent faire le taf à ma place) n'a fait aucune victime. Un miracle. Le camion lancé dans la foule n'a laissé derrière lui que des côtes et des bras cassés. Les autorités allemandes se félicitent des mesures de sécurité efficaces mises en place (ben voyons). En enchaînant, la journaliste blêmit un poil : un avion de ligne, avec à son bord une centaine de personnes, s'est écrasé au Nouveau-Mexique, près de Santa Fe. Les passagers ont tous miraculeusement survécu au crash de l'appareil. Mais la plupart sont dans un état gravissime. Les médecins s'interrogent. « Avec de telles blessures, ils n'auraient pas dû survivre. Cela défie tout entendement. », a dit le porte-parole des hôpitaux régionaux. « À croire que la mort n'assure plus son travail. » a-t-il ajouté, pensivement.

     Et merde !

    J'éteins la télé, dépitée. Je n'aurais pas dû regarder. Maintenant, je ne vais pas pouvoir fermer l'œil de la nuit. C'est que mon absence commence à se faire remarquer. Je n'y avais pas trop pensé, je vous l'avoue. Juste quelques jours de repos. Juste quelques jours. Je n'en demandais pas plus. Comment je vais faire moi ? Y a pas à dire, vous n'êtes jamais content. Vous détestez la Grande Faucheuse, mais quand elle disparaît des écrans radars, vous la réclamez à cor et à cri. Comment je vais faire ? Mais comment je vais faire ? Mes vacances viennent à peine de commencer...

    Et si je refilais le job à quelqu'un d'autre ? J'imagine déjà la petite annonce : « URGENT ! Cherche F, bonne présentation, pour remplacement de durée indéterminée (il vaut mieux écrire ça, histoire qu'elle ne prenne pas peur). Aucune formation requise, même si assistante boucherie est un plus (Non ! Je ne vais quand même pas mettre ça !). Travail prenant avec déplacements fréquents à l'étranger (c'est vrai après tout). Bonne rétribution à la clé (mon œil ! Je n'ai jamais vu l'ombre d'un centime. Mais il faut bien appâter le chaland). Disponible de suite. »

     Vous voulez que je vous dise ? Ça n'a aucune chance de marcher. Le patron n'acceptera jamais. C'est à moi, et à moi seule qu'il a confié le taf. Pourquoi ne le fait-il pas lui-même ? Je me suis souvent posé la question. Et vous pensez bien que j'y ai réfléchi depuis le temps. J'en suis venue à la conclusion que le grand manitou a délégué la délicate mission de tuer à un autre. Est-ce par lâcheté ? Est-ce pour garder les mains propres ? Et puis, surtout, la grande question : « Pourquoi moi ? (bor... de m... !) ». Qu'ai-je fait pour me voir confier cette mission ? Cadeau ? Plutôt cadeau empoisonné ! Le choix (si tant est qu'il y en ait un) dissocié de l'acte ? Il est le cerveau, je suis la main. C'est à moi qu'il a confié la lourde mission de faire couler le sang. Mais du coup, c'est moi qui ai du sang sur les mains !

     Du sang. Beaucoup de sang. Il me revient tout à coup en mémoire une mort particulièrement arrosée. Voulez-vous que je vous la raconte ? (Oh, oui ! Oh, oui !)

     Par un beau matin d'hiver, j'œuvrais comme à mon habitude, de maison en maison, semant la mort derrière moi. J'avais déjà envoyé dans l'au-delà cinq personnes âgées (les vieux, vous vous en doutez, représentent mon fond de commerce) et je m'apprêtais à doubler la mise en rendant visite à une maison de repos toute proche. Je décidai de marcher et de couper par le parc. La neige étincelait sous un soleil éclatant. L'air était vif, le ciel d'un bleu d'une exquise pâleur. Les branches de décembre avaient enfilé leur manteau blanc. Une brise légère emportait au loin le chant mélodieux d'un rouge-gorge inspiré. Je m'arrêtai pour profiter quelques instants du spectacle de la nature. Les vieux pouvaient bien attendre quelques minutes de plus, ils n'allaient pas s'envoler.

     Le calme des lieux fut tout à coup brisé par le hurlement d'une tronçonneuse électrique, suivie presque aussitôt par le beuglement d'un homme. Je sus alors qu'on allait avoir besoin de moi. L'homme était allongé sur le dos et aspergeait d'un sang rouge vif la neige alentour. Je ne sais si c'est le contraste avec le blanc immaculé de la neige, mais je restai là, comme fascinée, à observer les giclées monter en jets, par saccades pulsatiles, puis retomber en gouttelettes épaisses. La fémorale était pétée, à n'en pas douter. En vous voyant, on est loin d'imaginer qu'un corps humain renferme toute cette quantité de sang. Le spectacle fut interrompu par un bonhomme qui se précipita et comprima la plaie de ses deux mains. Trop tard, mon pote. La pâleur avait déjà envahi le visage du moribond. Je mis fin à la scène du plat de la main. Et je classai de suite l'homme à la tronçonneuse dans mon top 100 des morts les plus gores, juste après ce viking écartelé par ses copains.

     Vous vous dites que je suis sans cœur, que je ne ressens aucune pitié ? Je vous invite à prononcer plusieurs fois votre nom à haute voix. Vous pourrez alors constater que vous n'êtes rien. Rien qu'un numéro parmi d'autres. Cynique ? Oui, cynique est mon deuxième prénom. J'en ai le droit, ne trouvez-vous pas ? Et puis, soyez gentils avec moi. N'oubliez jamais que je suis votre dernière seconde.

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