Chapitre 6

-J'arrive toujours pas à croire que tu m'aies demandée de sortir !

Nala, Dylan et moi rentrions à pieds à notre mobile-home.

Pour la centième fois en dix minutes, elle me lança un regard chargé de reproches, qui n'arrivait tout de même pas à cacher la curiosité débordante qui s'était emparé d'elle.

Mais elle faisait mine de rien, juste pour me montrer à quel point je l'avais blessée.

-Moi ta meilleure amie, ta confidente ! J'ai eu l'impression de recevoir un coup de poignard dans le dos, Lou !

Je levai les yeux au ciel.

-Arrête une seconde, Lionne Noire, tu exagères, là ! Ça fait 1000 fois que je m'excuse au moins. Je suis désolée, et encore une fois je te dis que ce n'était pas contre toi ou Beau, OK ? Je me sentais juste mal à l'aise parce que tu nous regardais, je ne voulais pas te blesser.

-Eh bien tu as réussi !

Elle fit mine de bouder, les bras croisés, le regard vissé sur le côté opposé. Puis, comme je m'y attendais, avec beaucoup d'appréhension, je dois le dire, elle me sauta dessus, une étincelle avide dansant dans ses prunelles sombres.

-Allez, mais raconte, quoi ! Qu'est-ce que vous avez fait tous les deux là-dedans ? Tu ne m'aurais jamais demandée de sortir si tu n'en avais rien à faire de ce type. Est-ce qu'il t'a donnée son numéro ? C'était bien le type du tram, hein ?

-Le type du tram ? Demanda Dylan, de plus en plus perdu.

Nala le fit taire d'un geste impatient.

-Mais oui tu sais, je t'en ai parlé ! Le sauveur de Lou, le Superman qui lui a évité de finir la face tatouée sur les rails.

Je lui lançai un regard noir et elle me fit une mimique désolée.

-Enfin bref, tu dois m'en parler, quand même ! Je suis ta meilleure amie, ou pas ? De toute manière, tu me connais bien. Plus que ma propre mère même, et tu sais que tu n'auras plus la paix tant que je ne serais pas mise au courant.

Je lui lançai un autre regard agacé, mais je dus admettre qu'elle avait raison. Je la connaissais trop bien. Et personne ne peut rivaliser d'entêtement avec Nala. Pas même le plus borné des mulets.

-OK, OK ! Mais au moins attends que...

Je jetai une œillade éloquente à Dylan, qui observait distraitement les quais.

Elle leva les yeux au ciel d'un air dramatique, mais je sus que je la tenais. Elle continua en signes, ne pouvant s'empêcher de contester ma demande, ne serait-ce que pour la forme :

-Ce plouc ne comprend rien à la langue des signes, il sait à peine dire bonjour.

Je secouai la tête devant son manque de foi évident. Dylan comprenait vraiment bien la langue des signes maintenant, il faisait des progrès à chaque fois que nous nous voyions.

Il avait d'ailleurs apparemment assez bien saisi le sens de la phrase. Il toisa Nala avec morgue et serra les mâchoires :

-Contrairement à ce que tu peux penser, je commence à plutôt bien comprendre la langue, Nala, mais je t'avoue que je serais heureux que tu m'apprennes le sens de ce signe :

Il signa le mot « Plouc ».

Je détournai le regard pour cacher mon hilarité.

Nala fit une moue malicieuse avec ses lèvres, ce qui lui valut un regard méfiant de la part de Dylan.

-Ça veut dire que tu es le plus beau, mon amour, minauda-t-elle, ça veut dire que tu es le plus beau.

J'éclatai de rire devant la mine désabusée de Dylan, qui pourtant ne put retenir un sourire. Je ne savais pas ce qui était de plus drôle : le fait que sa copine se moquait de lui sans même tenter de s'en cacher, ou le fait que Dylan craquait totalement de toute façon.

Elle lui caressa malicieusement la joue, sans manquer de me rappeler du coin de l'œil que je ne m'en sortirais pas aussi facilement.

Je profitai du calme avant la tempête pour faire le point.

Je venais de me faire un tatouage sur le ventre, le jumeau de celui de ma meilleure amie. L'homme qui m'avait tatouée était en fait le type qui m'avait sauvée la vie quelques mois plus tôt, et qui se trouvait être la personne à laquelle je pensais le plus, autant éveillée que dans mes rêves.

Si j'avais été une personne courageuse et pleine de confiance en soi, j'aurais pu dire qu'il m'était désormais possible de croiser son chemin, sans éveiller l'attention. Sans être suspecte. Je savais où il travaillait, j'étais en vacance et pouvait légitimement me balader dans la ville, bourrée de boutiques en tous genres et de glaciers plus incroyables les uns que les autres.

J'aurais pu attendre avec Nala pendant des heures devant le salon, juste pour connaître l'heure exacte où il débauchait. J'aurais pu revenir et le croiser à cette même heure.

Nala aurait adoré cette idée.

Mais je n'étais pas cette personne. Jamais je ne pourrais ne serais-ce que m'approcher de nouveau de cette partie de la ville.

Parce que je n'avais ni l'audace, ni le courage, deux qualités que j'enviais à ma meilleure amie.

J'allais juste devoir me résigner à lui raconter, et à supporter les uns après les autres ses plans pour nous faire rencontrer à nouveau.

Je me demandai soudain pourquoi toute cette histoire prenait une telle envergure. C'est vrai, lorsqu'on y réfléchissait, ce garçon m'avait sauvée la vie, d'accord, mais je ne le connaissais pas. Je ne l'avais croisé que deux fois, et je ne pouvais pas dire qu'il ait eu une attitude différente avec moi qu'avec quelqu'un d'autre.

Je trouvai tout à coup que penser autant à un étranger était malsain, pervers. Si jamais quelqu'un l'apprenais, je n'y survivrai certainement pas.

Je m'en voulus tout le long du trajet, sans pourtant réussir à m'enlever une image de la tête : son visage, et l'expression qu'il avait eu en me regardant. La réplique parfaite de l'aquarelle de ma chambre.

À peine arrivés, Nala attrapa les couverts en carton et lança à la cantonade :


-Mon cœur, Lou et moi on va installer la table pliante dehors, tu nous prépares une salade ?

Dylan répondit d'un distrait « hum, hum », et elle fonça à l'extérieur, moi sur ses talons.

Une fois à l'abri des oreilles indiscrètes, elle déplia la table en quatrième vitesse, balança les assiettes et les fourchettes en plastique dessus et se tourna vers moi, l'œil brillant :

-Aloooors ? Raconte !

Je soupirai, sans arriver à étouffer la minuscule étincelle d'excitation qui s'était allumée dans mes yeux. Je pouvais dire ce que je voulais, la réalité restait inchangée : j'adorais parler à Nala parce qu'elle prenait toujours tout ce que je disais au sérieux et trouvait des solutions à mes problèmes.

Je ressentis une stupide pointe d'espoir, à la pensée que peut-être elle réussirait à résoudre ce problème-là.

Espoir que je balayai aussitôt de mon esprit avec détermination. Il n'y avait pas de problème, donc pas besoin de solution.

J'attrapai les assiettes et commençai à les répartir avec une concentration feinte et une minutie exagérée.

Nala trépigna d'impatience :

-Ooooh, non !! Tu n'es certainement pas sur le point de me faire le coup du 'j'te fais poireauter pour le plaisir de te voir fulminer', mademoiselle Charpentier, je te le garantis !

Je ris devant son air revêche et m'affalais sur la chaise de camping la plus proche en soupirant d'aise.

-Qu'est-ce que tu veux que je te raconte, précisément ?

Elle fit un geste outré avec les bras.

-Comment ça, 'qu'est-ce que je veux que tu me racontes' ? mais tout pardi !

Je secouai la tête, émerveillée par son entêtement.

-Eh bien, on a un peu parlé, moi avec mon portable, lui normalement.

Elle me fusilla du regard et je me retins de m'enfoncer un peu plus dans mon fauteuil.

-Oh, tu parles du portable que tu m'as commandée d'aller te chercher, celui qui était, je cite 'resté dans le mobile-home ?' Celui qui ne te quitte jamais ?

Je roulai des yeux, mais ne réussis pas à refouler la culpabilité qui m'habitait depuis le moment où je lui avais demandé de quitter la pièce.

-Oui, mais toi et moi savons très bien que tu n'as pas bougé du salon et donc que tu ne t'es pas tapé un aller-retour inutile, n'est-ce pas ?

-Ce n'est pas une raison pour me faire passer pour la dernière des crétines devant ton future petit-copain !

J'eus un hoquet indigné :

-Il n'est pas mon futur petit...

-Peu importe, m'interrompit-elle, continue.

Je me retins de lever les yeux au ciel et fis un geste de la main évasif, avant de me remettre à signer :

-Eh bien, il m'a demandée comment on faisait pour signer les prénoms... je lui ai montré comment on épelait Théo, je lui ai dit pour les noms-signés, comment je te nommais, comment on me nommait... enfin ce genre de chose, quoi.

Elle parut déçue.

-Quoi, c'est tout ? Mon Dieu, parfois je me dis que tu as de la chance que je sois là.

Je lui lançai un regard alarmé :

-Comment ça ?

Elle se tourna et appela Dylan.

Celui-ci apparut à l'entrée du mobile-home quelques secondes plus tard, torse nu :

-Oui ?

Nala avait les lèvres pincées, les yeux qui lançaient des éclairs.

Oulah ! Ça ne sentait vraiment pas bon. Elle me cachait quelque chose. Dylan dut s'en rendre compte également, parce que ses sourcils se plissèrent et qu'une ride se forma entre les deux.

-Est-ce que tu as préparé la salade ? Je voudrais que tu nous installes le parasol, moi je vais rentrer faire les sandwiches.

Dylan parut étonné.

-Hein ? Le parasol ? Mais il n'y a plus de soleil nulle part !

Elle se figea et ses lèvres s'affinèrent plus encore alors que ses yeux se rétrécissaient. Dylan leva les bras en signe d'abdication :

-Le parasol. C'est noté.

Elle me lança un des regards dont elle avait le secret, les machiavéliques, ceux qui me faisait penser que j'étais dans la panade, et rentra dans le mobile-home sans manquer d'embrasser tendrement Dylan sur la joue.

Je décidai de faire un brin de toilette avant d'aller manger et me dirigeai vers les douches du camping, ma serviette de bain et mon gel douche avec moi.

Je choisis une cabine et y installai mes affaires, tout en chassant du mieux que je pus le flot de panique qui s'emparait de moi à chaque fois que je pensais à la dernière réplique de Nala et à son drôle d'air. Je me demandais ce qu'elle avait encore en tête.

Il y avait une glace dans la cabine, chose plutôt rare, et je décidai de m'attarder un peu sur mon reflet, afin d'observer le tatouage avec plus d'attention.

J'enlevais le pansement et ne put retenir un hoquet de surprise lorsque le dessin apparut.

Le rouge ne s'était pas encore bien estompé, mais je distinguais mieux le tatouage et ses détails.

Détails d'une netteté et d'une précision époustouflante, pour le moins.

L'oiseau, bien que petit, avait l'air d'avoir été capturé en plein vole. Ses petites plumes duveteuses miroitaient par endroit et son œil brillait d'une vive intelligence.

Nala serait verte de jalousie quand elle le verrait. Le sien était dix fois moins réussie.

Je ris doucement à cette pensée, et recouvrit le tatouage sans manquer de lui lancer une œillade émerveillée.

Je pris ma douche en faisant attention de ne pas mouiller mon ventre.

Je rentrai avec une sensation de fraîcheur bienvenue et trouvai Dylan et Nala assis à la table, en train de chuchoter avec des airs de conspirateurs.

Le changement fut très subtile, et certainement que si ma vue n'avait pas été aussi aiguisée, je n'aurais rien remarqué.

Néanmoins, je vis le rapide coup d'œil que me lança Nala, ainsi que le léger coup de coude qu'elle donna à Dylan. Celui-ci ne se retourna pas vers moi, mais je le vis hocher de la tête, presque imperceptiblement. Je compris qu'elle venait de changer de sujet lorsque je m'affalai sur ma chaise de camping.

-... Oui et alors je lui ai dit, non mon mignon, non ! Je suis une jeune fille bien comme il faut et je n'accepterai pas d'avances qui ne viennent pas de mon petit-ami.

Dylan ricana :

-Oh, oui, je te crois sur parole, Nala. Comment s'appelait le type ?

Elle haussa les épaules en enfournant un morceau de tomate dans sa bouche :

-Aucune idée. Comme chi je me rappelais du nom de chaque guche qui m'apochtophre dans la rue.

Je me remuai dans mon siège, mal à l'aise :

-De quoi vous parliez ?

Ils semblèrent miraculeusement remarquer ma présence, comme si j'étais apparue par un coup de baguette magique.

-Eh bien, tu sais, du gars qui m'a parlée la semaine dernière, celui qui était super mignon, qui avait des yeux de rêves et une silhouette taillée en V ?

Dylan pinça les lèvres de colère, mais je ne le laissais pas intervenir. Ils étaient bons à ce petit jeu, mais j'étais encore meilleure.

-Je ne parlais pas de ça. Je parlais de la conversation que vous vous êtes empressés de changer, lorsque vous m'avez vu arriver.

Ils échangèrent un regard interloqués, et je ressentis presque de l'admiration devant leur jeu d'acteur. Ils m'observèrent en clignant des paupières, d'un air innocent.

Dylan avala un morceau de saucisson, un léger sourire espiègle flottant sur ses lèvres.

-La conversation qu'on s'est empressés de changer ? Je ne vois vraiment pas de quoi tu parles, Lou.

J'inspirai profondément et décidai de les cuisiner jusqu'à ce qu'ils avouent mais lorsque je surpris l'air buté de Nala, ma détermination s'évapora aussi sec. Quand elle avait cette expression-là, même la torture d'un agent du KGB n'aurait pas pu obtenir d'elle le moindre aveu.

Je m'enfonçais un peu plus dans la chaise et mangeais en broyant mes idées noires, sans prendre part aux conversations de mes deux amis.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top